dimanche 16 février 2020

"La Glace aux myrtilles" Haruki Murakami

« Je veux manger de la glace aux myrtilles », a déclaré cette fille à deux heures du matin. 
Pourquoi les filles ont-elles des idées ridicules à des heures ridicules ? Sans raison particulière, en songeant au destin qu’ont suivi Tchang Kaï-chek et le gouvernement nationaliste, j’ai enfilé une chemise ; je suis sorti dans la rue et j’ai attrapé un taxi.
« À n’importe quel magasin qui vend de la glace aux myrtilles », ai-je dit au chauffeur. Puis, j’ai fermé les yeux et bâillé.
Environ quinze minutes plus tard, le taxi s’est arrêté devant un immeuble inconnu d’une ville inconnue. L’entrée était disproportionnée. Sur le toit flottaient sept drapeaux que je n’avais jamais vus. 
« On peut vraiment acheter de la glace ici ? ai-je demandé au chauffeur.
- C’est pour ça qu’on est venus » 
C’était une réponse impeccable qui respectait la tradition de la dramaturgie. J’ai payé et je suis descendu du taxi. Puis, je suis entré dans l’immeuble.
À la réception, une jeune femme d’environ vingt ans était assise. Alors qu’elle ne bougeait pas d’un pouce, son visage semblait vouloir dire : « Je suis trop occupée et je n’en peux plus ».
« Une glace aux myrtilles, s’il vous plaît », ai-je dit.
Elle a affiché expression dégoûtée comme pour dire que le moment était inopportun. Ensuite, elle m’a tendu un bout de papier d’une belle couleur pastel.
« Écrivez ici vos noms et adresse, et rendez-vous à la porte numéro 3 ».
Je lui ai emprunté un crayon pour écrire mon nom et mon adresse. Puis, j’ai monté l’escalier qui me faisait penser à un cercueil, et j’ai poussé la porte numéro 3. Au milieu de la pièce, il y avait une table de la taille d'une table de de ping-pong sur laquelle était assis un jeune homme. Il tenait des documents qu’il regardait tour à tour.
« Une glace aux myrtilles », ai-je dit en lui tendant le bout de papier. Sans me regarder, il l’a tamponné.
« Porte numéro 6 », a-t-il dit.
Je devais franchir une rivière profonde pour atteindre la porte numéro 6. Des projecteurs illuminaient la rivière d’une lumière blanche. De temps à autre, des coups de feu retentissaient.
Entre la porte numéro 6 et la porte numéro 8, il y avait un hôpital de campagne installé dans une vieille église. De nombreux soldats amputés des jambes ou des bras étaient couchés sur le gazon de la cour. Dans la cantine de l’hôpital, de la glace rhum-raisin remplissait trois bidons, mais il n’y avait pas de glace aux myrtilles.
« Myrtilles, c’est à la porte numéro 14 », m’a dit un cuisinier.
La porte numéro 14 avait été complètement détruite par des bombardements nocturnes. Il n’en restait que le chambranle. Une note était épinglée : « Si vous voulez quelque chose, allez à la porte numéro 17. »
Devant la porte numéro 17, une grande armée de chameaux se révoltait. L’obscurité de la nuit était remplie des cris aigus des bêtes et de l’odeur de leur pisse. En fin de compte, j’ai réussi à trouver un chameau sympathique qui m’a ouvert la porte numéro 17.
La porte numéro 17 était la dernière.
Lorsque je l’ai ouverte, deux hommes d'un certain âge, luxueusement vêtus se colletaient avec un fourmilier géant. Ils saignaient de partout. Ils étaient tous venus ici pour de la glace aux myrtilles.
Maudite glace aux myrtilles.
Mais je ne suis pas un type sentimental. Je les ai tués les uns après les autres avec une mandoline comme dans la « Tragédie de Y ». J’ai ouvert le réfrigérateur et j’ai pris une glace aux myrtilles.
« Je vous mets combien de neige carbonique ? m’a demandé la vendeuse.
- Pour trente minutes », ai-je dit avec sang-froid.
Il était cinq heures du matin quand je suis rentré chez moi. La fille était déjà profondément endormie.