samedi 30 juin 2018

Voyage au Qatar (1)




 






 Le 26 juin, je suis parti pour l’aéroport Bâle-Mulhouse en TER, chargé de la plus importante mission de ma vie : apporter un produit à un distributeur du Qatar. Comme il n’y a pas de bus direct entre Mulhouse et l’aéroport, je suis descendu à Saint-Louis, la gare voisine de Mulhouse, et je suis montré dans une navette.
 La navette est arrivée à l’aéroport cinq minutes plus tard. J’étais censé attendre une personne qui m’allait apporter le produit. Je lui ai téléphoné ; elle m’a dit qu’elle était au parking et arrivait tout de suite. Au bout de quelques minutes, une femme d’un certain âge a marché directement vers moi avec un plein sourire. Il semblait qu’elle était sûre que l’interlocuteur au téléphone était moi, car j’étais le seul Asiatique aux alentours. Elle m’a donné une grande boîte en polystyrène qui n’était pas très lourde, et m’a dit : « Bon voyage ! ». Je lui ai juré de l’apporter au Qatar, puis elle s’est mise à marcher vers le parking.
 « Pegasus Airline » était la compagnie aérienne à laquelle j’avais acheté mes billets. Je n’en avais jamais entendu parler. Je l’ai choisie parce qu’elle était la moins chère ; le prix des billets des autres compagnies aériennes était deux ou trois fois plus élevé. J’ai cherché le comptoir de Pegasus Airline dans le vaste hall de l’aéroport. Après plusieurs allers-retours, j’ai finalement demandé à une employée d’une autre compagnie aérienne qui semblait s’ennuyer où se trouvait le comptoir de Pegasus Airline. Elle m’a indiqué du doigt que c’était tout droit et sur la gauche.
 À l’autre bout du hall, j’ai trouvé un panneau orange sur lequel était imprimé le logo de la compagnie aérienne que je cherchais. Devant moi, une grande famille musulmane, trois ou quatre hommes adultes, d’une grand-mère, d’une mère, d’une fille et d’un garçon enregistrait ses bagages. Un peu plus tard, enfin, mon tour est venu. L’employé de Pegasus Airline, un jeune homme au teint si clair que je n’arrivais pas à dire s’il était français ou turc ou suisse, m’a demandé de lui montrer ma pièce d’identité. Pendant qu’il regardait mon passeport avec indifférence, je lui ai dit que je voulais enregistrer la boîte blanche. Il m’a demandé ce qu’il y avait à l’intérieur. « Des gâteaux japonais qui s’appellent *** », ai-je dit. C’est en fait un gâteau japonais traditionnel qui n’est pas très connu en Europe, et que je n’aime pas. Son visage s’est alors tout à coup détendu.
« C’est des *** qu’il y a dedans ? », a-t-il demandé.
Y avait-il des problèmes ? J’ai commencé à m’inquiéter. Puis, le jeune homme a terminé sa phrase :
« Ma copine en est fan !
- Connaissez-vous les *** ? ai-je dit.
- Oui !
- Je pensais que les Européens ne le connaissaient pas. C’est étrange !
- Aussi étrange que de voyager avec ! », a-t-il dit.
 J’ai reçu mon billet d’avion et quitté le comptoir. J’étais prêt à partir pour le Qatar.

 Une heure plus tard, je suis monté dans l’avion, ce que j’ai aussitôt regretté. Sur mon billet, il était indiqué « Economy class », mais on aurait dit qu’il n’y avait que la classe économie dans cet avion. L’espace entre les sièges étaient exigu. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait ni écran ni écouteur. Le plus dur, c’était que les dossiers des sièges n’étaient pas réglables de sorte que je ne pouvais pas dormir. C’était la première fois que je prenais une compagnie aérienne à bas prix. C’est peut-être pratique pour un court trajet, mais trop pénible pour supporter un vol de sept ou huit heures.
 Plusieurs heures plus tard, l’avion a atterri à l’escale, Istanbul. Au moment de l’atterrissage, des applaudissements ont éclaté. J’ai pris l’avion de nombreuses fois dans ma vie, mais je n’avais jamais entendu d’applaudissement à l’atterrissage. J’ai applaudi avec les passagers turcs pour fêter le fait d’être arrivé en Turquie sans et sauf.
À ce moment-là, j’étais déjà épuisé comme un vieux chiffon. Mais j’avais encore quatre heures de transit avant mon vol pour le Qatar. Une longue queue s’était formée devant le contrôle des passeports et j’ai failli m’évanouir. Les employés au contrôle de l’immigration sont peu affables dans tous les pays sans aucune exception. J’ai même l’impression qu’ils n’ont jamais souri depuis leur naissance.
 Après avoir passé la contrôle (le contrôleur a estampé mon passeport sans avoir vérifié grand-chose), j’ai cherché un restaurant. J’aurais voulu dîner dans un restaurant turc. Cependant, il n’y avait que des boulangeries, un Starbucks et un McDonald. Les boulangeries ne m’intéressaient pas. Je venais d’arriver du pays du pain. Épuisé, j’ai renoncé et j’ai commandé le menu qui est entré le premier dans mon champ de vision au McDonald. Quelques instants plus tard, une serveuse a mis devant moi un plateau avec un burger, des frites et un coca et a crié quelque chose en turc, mais évidemment je n’ai rien compris. Tandis que je restais debout, une autre serveuse m’a dit : « Sir, it’s yours’ ». Le goût était le même qu’en France. Seule la nationalité des serveurs est différente.
 Pendant que j’attendais dans la queue pour monter dans l’avion, un employé de l’aéroport a vérifié mon billet et mon passeport, et m’a laissé passer. Cependant, il est revenu quelques instants plus tard, et cette fois il m’a demandé en anglais si j’avais un visa.
« Les Japonais n’ont pas besoin de visa, ai-je dit.
- Avez-vous déjà votre billet du retour ? a-t-il demandé.
- Je l’ai déjà acheté mais je ne l’ai pas encore imprimé.
- En l’occurrence, vous ne pouvez pas monter dans l’avion ».
 C’est absurde ! ai-je failli crier. On ne peut pas monter dans l’avion sans montrer son billet du retour ? Je n’avais jamais entendu une histoire pareille ! J’ai paniqué mais j’ai eu l’idée de lui demander d’attendre un instant. J’ai fouillé dans mon sac à dos et je lui ai montré la fiche de réservation de mes billets. Comme j’étais paniqué, d’abord le français est sorti de ma bouche : « C’est mon billet électrique », puis j’ai dit en anglais « It’s my electric ticket ». « It’s enough », m’a-t-il dit. Dans la navette conduisant à l’avion, j’ai entendu homme me dire : « Bonjour ». J’étais si fatigué que des mots turcs sonnaient comme « Bonjour ». Lorsque j’ai levé la tête, cet homme me souriait. Il était peut-être français et il m’avait entendu bredouiller dans sa langue. « Bonjour », ai-je dit aussi.

 Vers vingt heures, mon avion pour le Qatar a décollé. Ma voisine était une jeune femme au teint basané aux longues jambes et aux cheveux longs et lisses. Aussitôt, elle a mis un bandeau et s’est assoupie. Je voulais aussi dormir, mais le type d’avion était le même que le précédant de sorte que le dossier du siège n’était pas réglable. Rien à faire ! Ma voisine dormait paisiblement. Je me suis mis à lire « 1984 » de George Orwell.
Le vol qui semblait avoir durer éternellement a pris fin. Je suis arrivé à l’aéroport du Qatar vers trois heures du matin. La propreté et la modernité de l’aéroport de Doha étaient impressionnantes. Au Qatar, les employés étaient vêtus de tenues traditionnelles du pays, une longue chemise blanche avec un col et une sorte de foulard sur la tête.
 Je suis monté dans l’un des taxis verts qui attendaient devant l’aéroport. J’ai dit au chauffeur le nom de mon hôtel. Il faisait encore nuit à cette heure.. Le taxi a roulé sur une grande route moderne qui m’a rappelé « Blade Runner ». Le Qatar qui ne ressemblait ni à l’Occident ni à l’Asie était presque comme une autre planète. Une fois sorti de l’autoroute, le paysage s’est soudain dégagé. L'univers des Mille et une nuits s'étendait devant mes yeux. De grandes maisons blanches et carrées en pierre aux murs enduits de chaux étaient éparpillées. Une lumière floue coulait des fenêtres de certains de ces bâtiments. Juste au-dessus de l'horizon, dans le ciel violet, flottait la pleine lune littéralement énorme. Je me suis dit que c’était parce que j’étais fatigué. J’ai fermé les yeux, puis je les ai ouverts. La lune étrangement rouge était toujours démesurée.
 À l’hôtel, une femme qui ressemblait vraiment à une Japonaise avec un petit nez, un visage rond et un teint livide m’a accueilli. Les employés de cet hôtel, qui n’étaient peut-être pas des Qataris puisque la grande majorité de la population du Qatar est constituée d’étrangers, étaient si courtois et si élégants qu’ils me traitaient comme un roi. Un chasseur a porté mes bagages jusqu’à ma chambre. Chaque fois qu’un client arrivait, le portier sortait juste pour tenir la porte en s'inclinant.
 Ma chambre était splendide et spacieuse malgré son prix de soixante euros par nuit. Un grand lit occupait le centre, une grande armoire et un fauteuil qui avait l’air confortable se trouvaient dans des coins. Mais ce qui m’a plu le plus, c’est qu’il y avait une grande baignoire dans la salle de bain. En France, même les hôtels étoilés manquent souvent de baignoire, alors que les Romains et les Japonais ne peuvent pas vivre sans bain. Tout content, j’ai tout de suite commencé à remplir la baignoire d’eau chaude pour oublier la fatigue de ce long voyage.

mardi 26 juin 2018

Le voyage






 La veille du départ, je ne trouve pas le sommeil. J’ai bu une bouteille de bière pour me détendre, mais il semble que c’était une erreur. Je me suis endormi un long moment, et lorsque la soif m’a réveillé à minuit, j’avais complètement perdu le sommeil et mon cerveau, pourtant souvent embrumé, était lucide comme le ciel après la pluie.

 Je mets dans mon sac à dos un T-shirt, des sous-vêtements et des chaussettes, puis je me souviens qu’il vaudrait mieux y mettre aussi un rasoir de surêté et une brosse à dents. Après avoir hésité quelques instants, je décide d'emmener l'ourson Talleyrand. Ensuite, je choisis attentivement trois livres : l’édition anglaise de « 1984 » (au fait, hier, c’était l’anniversaire de George Orwell), « La Chronique d’une mort annoncée » de Garcia Marquez et « Instantanés d’ambre » de Yoko Ogawa. Mon passeport ? Il est déjà dans mon sac ainsi que mes billets d’avion et de train. Maintenant tout est prêt. C’est la veille du voyage. Il est deux heures du matin. Je vais lire un peu la suite de « 1984 » avant d’aller me coucher.

lundi 25 juin 2018

Le Japon contre le Sénégal






 Aujourd’hui, j’ai regardé le match de football du Japon-Sénégal. Au début, je le regardais dans ma chambre sur une chaîne Youtube en streaming. Cependant l’écran n’affichait qu’une flèche qui expliquait très sommairement ce qui se passait, comme « attaque dangereuse du Sénégal », « attaque du Japon » etc. L’explication en anglais d’un ton surexcité et l’afflux des commentaires des spectateurs ne parvenaient pas à compenser la monotonie de cette vidéo. Au bout d’un moment, j’ai eu envie de regarder le véritable match avec des joueurs réels qui courent après le ballon. Comme j’avais entendu dire que l’on diffusait le match à la cafétéria de ma résidence, j’ai enfin décidé d’y aller.

 Devant l’entrée, des exclamations me parvenaient à travers la porte. Au moment où je l’ai ouverte, une multitude de têtes noires sont entrées dans mon champ de vision. Comme je me l’étais dit, il n’y avait que des Sénégalais ou des Africains dans la salle, et j’étais le seul Japonais, le seul Asiatique, la seule personne au teint livide comme un malade. J’avais un peu peur qu’ils me regardent avec hostilité, mais aussitôt il s'est avéré que cette inquiétude était inutile car ils étaient tous absorbés par le match, de sorte que personne ne faisait attention à un petit Asiatique aussi discret qu’une pierre sur le chemin.
 Toutes les chaises étaient déjà occupées. Certains regardaient debout l’écran accroché au mur. J'ai un peu courbé le dos pour ne pas attirer l’attention, et j'ai glissé au fond de la pièce, à côté d’un garçon noir qui était fasciné non par le foot mais par son portable. À ce moment-là, le score était d’un à un. Toutefois, peu après mon arrivé, le Sénégal a marqué un deuxième but. Les Africains dans la salle ont poussé un cri de joie, et j’étais le seul à rester silencieux. Après que les vagues de ces cris joyeux se sont retirées, un garçon noir grassouillet, assis derrière moi m’a dit quelque chose qui a été couvert par le brouhaha. Au moment où je me suis retourné, cette fois j’ai clairement distingué son propos : « Tu es pour le Sénégal ou le Japon ? ». Je me suis senti comme un espion dont les ennemis ont découvert l'identité, mais je savais que, de toute évidence, je ne me ressemblais pas à un Sénégalais. « Le Japon », ai-je dit avec une certaine résignation. Les Africains autour de moi se sont agités un court moment, surpris de la présence de l’intrus que j’étais. Mais dès que le match a repris, ils m'ont vite oublié. Seules les deux filles noires assises à côté de moi m’ont adressé un sourire ensoleillé, auquel j’ai répondu par un clin d’œil maladroit.
 Plusieurs minutes se sont écoulés sans que les ''Samouraïs Bleus'' puissent reverser la situation. Tandis que j’allais renoncer à la victoire du Japon, en un clin d’œil, le ballon qu’a tiré notre as Keisuke Honda, esquissant une ligne droite comme une fusée, est entré dans le but de l'adversaire ! Les Sénégalais dans la salle ont poussé des gémissent douloureux. Cette fois, c’était mon tour de pousser des cris de joie, mais j’ai été sage : je suis resté silencieux. L’une des filles noires à côté de moi m’a adressé un regard significatif. J’ai discrètement levé les bras et j’ai poussé des acclamations sourdes auxquelles elle a répondu avec le même sourire que quelques instants plus tôt.

 La bataille de quatre-vingt dix minutes sur le gazon a fini par un match nul. Mais le Sénégal est classé beaucoup plus haut que le Japon sur le classement de FIFA, de sorte que la défaite des ''samouraï bleus'' était assez probable. Je considère donc que ce résultat est acceptable pour le Japon dont le prochain adversaire est la Pologne.

dimanche 24 juin 2018

L'état des lieux



 Hier, j’ai fait l’état des lieux avant de quitter mon ancienne chambre. Il y a quelques jours, j’avais pris rendez-vous à dix heures à l’accueil de ma résidence. Dans ma chambre vide, j’attendais l’arrivée d’une femme de ménage en lisant « L’amour aux temps du choléra » de Garcia Marquez, mais personne n’a frappé à la porte bien que l’heure prévue était déjà passée depuis sept minutes. Je me suis finalement levé pour aller chercher quelqu’un. Au troisième étage, dans le bureau des femmes de ménage, était assise une femme noire que je n’avais jamais vue. Je lui ai parlé de l’état des lieux. Elle était au courant. Cependant elle croyait que c’était à dix heures trente. Apparemment elle n’avait rien à faire. « On peut le faire maintenant si vous voulez », m’a-t-elle dit avec un accent africain. Comme  si elle s’en souvenait tout à coup, elle a dit qu’elle avait besoin d’un stylo. Malheureusement, tout ce que j’avais sur moi,  c’était « L’amour aux temps du choléra » du romancier colombien. Au deuxième étage, elle a cherché un stylo dans le bureau des femmes de ménage, mais en vain. Pendant que nous descendions l’escalier, nous avons croisé un homme de service qui portait une échelle sur l’épaule. Elle lui a demandé s’il avait un stylo, mais il a dit non. Au premier étage, elle a de nouveau ouvert la porte du bureau, mais il n’y avait rien d’autre qu'un balai et un seau. Finalement, nous sommes descendus au rez-de-chaussée, et enfin, elle a trouvé un stylo. Retournés au quatrième étage, j’ai ouvert la porte de ma chambre. Au moment où elle est entrée, elle a dit « Oh ! ». Je ne sais pas pourquoi elle a dit « Oh ! ». Était-elle étonnée de la propreté impeccable de ma chambre ? Une fiche à la main, la femme de ménage s’est mise à vérifier l’état de la cage exiguë dans laquelle j’ai été enfermé pendant deux ans. « Le frigo est sale, l’étagère est sale, la fenêtre est sale… », a-t-elle commencé à murmurer en indiquant chaque fois une souillure si minuscule qu’on ne pouvait la voir qu’au microscope. Mon cœur battait à grands coups parce que j’avais peur qu’elle découvre l’espace entre le radiateur et le mur où la poussière emmêlée de toiles d’araignée faisait une épaisse couche noirâtre. Cette inquiétude s’est avérée inutile car elle n’y a jamais prêté attention, jusqu’à ce qu’elle rende un verdict sans appel : « La chambre est en état, mais à nettoyer ».

 Debout dans ma chambre vide, je me souvenais vaguement du jour où j’y étais entré pour la première fois. Le lendemain de mon arrivée à Strasbourg, ma chambre était vide comme hier. Je n’avais pas encore d’oreiller ni couette ni bouilloire ni Internet. Tout ce que j’avais, c’étaient mon ordinateur, quelques vêtements et « La Carte et le territoire » que mon professeur de français m’avait donné pour lire dans l’avion. Allongé sur le matelas dénudé, en contemplant vaguement les toits de maisons en briques et l’aube bleu-rose, le vague à l’âme, je pensais à ma vie en France qui allait commencer.

 Sortis de la chambre, j’ai rendu la clef de ma cage à la femme de ménage. Elle l’a enfoncée dans la serrure, pour enfermer à jamais mes souvenirs de deux ans, depuis mon débarquement en France jusqu’à ce jour, et l’a tournée pour la dernière fois avec un petit « clic ».

samedi 23 juin 2018

Les Japonais et le suicide


 Parmi les pays développés, le Japon est le seul où la première cause de la mortalité des jeunes est le suicide. Ailleurs, les jeunes meurent d’abord de maladie ou d’accident, et le suicide ne vient qu’après. Le Japon est en effet une nation sûre, avec une solide infrastructure, de sorte que les jeunes meurent rarement de maladie ou d’accident, ce qui est aussi le cas des autres pays développés, car les nations avec lesquelles le pays du soleil levant est comparé ne sont pas ceux du tiers monde. Ici apparaît l’anormalité de cette situation. D’ailleurs, un curieux phénomène se produit. Le taux du suicide global du Japon diminue petit à petit chaque année. Au contraire, celui des adolescents ne cesse d’augmenter, quoique cette croissance soit très douce. Je pense personnellement que l’on voit se refléter l’anormalité de la société nippone à travers cette tragique situation.

 Pourquoi les jeunes japonais se suicident-ils autant ? Plusieurs explications sont possibles. D’abord, la pression de la société. Par exemple, le système scolaire japonais, de l’école primaire au lycée, n’admet aucune manifestation d’individualité de la part des élèves. La plupart des collèges et des lycées obligent leurs élèves à porter un uniforme, leur interdit de se teindre les cheveux ou de porter un accessoire, et impose de nombreuses règles inutiles du même genre. En niant l’identité de chaque enfant, l’éducation japonaise a pour but de créer des soldats dociles qui écoutent leur maître sans se poser de question et qui travailleront plus tard comme des esclaves. En même temps, il y a évidemment des élèves qui ne parviennent pas à se fondre dans le groupe, puisque nous sommes tous différents. Qu’ils soient doués ou qu’ils se sentent inférieurs aux autres, le résultat est souvent le même : ils font l’objet de harcèlement scolaire. Par conséquent, ''la rentrée scolaire au Japon rime avec pic de suicide des enfants''. Par ailleurs, un article que j'ai lu il y a quelques jours semble faire aussi preuve de la sévérité japonaise. Jeter un œil au titre suffit pour comprendre à quel point la société nippone est absurde et ridicule : « Un salarié fait des pauses déjeuner de trois minutes, ses supérieurs le sanctionnent ».

 Ce chemin vers les enfers continue même après les études. Ensuite, les travaux supplémentaires qui s’accumulent et le harcèlement au bureau vous attendent. J’aimerais cependant souligner pour éviter l’exagération ou le malentendu que ce n’est pas le cas de toutes les entreprises japonaises, mais, c’est très fréquent. J’imagine que vous pensez : « Si leur travail ne leur plaît pas, qu'ils démissionnent et trouvent un autre emploi ! ». Le Japon a en fait un système de recrutement particulier qui privilégie les nouveaux diplômés. Les étudiants, le plus souvent en troisième année, tous vêtus du même costume noir, commencent en même temps à postuler un poste auprès des entreprises qui les intéressent. Les gagnants sont embauchés, les perdants sont obligés de faire de petits boulots ou d'être chômeur. Cette coutume, née lorsque le Japon était à l’apogée de la croissance économique, traitement spécial accordé aux nouveaux diplômés, signifie que lorsqu’on n’est plus ‘’nouveau diplômé’’, il devient tout à coup difficile de trouver un emploi stable. C’est pourquoi beaucoup de gens sont contraints de continuer un travail qui ne leur convient pas.

 Ma dernière remarque, c’est le fait que le Japon n’a pas d’avenir. Pour l’heure, le pays du soleil levant garde son apparence propre, mais il ne faut pas oublier que c’est le pays le plus vieillissant du monde. Chaque année, la population diminue d'une manière accélérée. En 2015, le Japon a perdu 270 000 habitants. C'est un nombre presque égal à celui de la population de Strasbourg. Imaginez, au Japon, une ville entière de la taille de Strasbourg ne cessera dorénavant de disparaître tous les ans, et ce n'est que le début de la misère qui nous attend. La diminution de la population n’est en fait pas un problème si grave. Ce dont il est question, c'est la difformité de sa proportion démographique. La politique japonaise privilégie les personnes âgées parce qu’elles sont beaucoup plus nombreuses que les jeunes. Il n’y a presque aucune aide pour les jeunes parents malgré la richesse du pays. Même les lycées et les universités nationaux sont payants, ce qui oblige de nombreux étudiants à être endetté très tôt. Les impôts que paient les jeunes japonais, ce n'est pas pour eux, mais c'est pour les vieillards dont ils ne connaissent même pas le visage. Ce phénomène engendre un cercle vicieux : la situation financière des jeunes japonais devient de plus en plus précaire : ils ne font pas d’enfant : la population continue à diminuer progressivement et la politique privilégie de plus en plus le troisième âge  

 Après tout, il se peut que j’aie tort, puisque je ne suis pas très intelligent et que je me trompe souvent. Mais ce sont mes analyses basées sur mon observation au Japon en tant que Japonais. Lorsqu’on tue quelqu’un, ça s’appelle un meurtre. Lorsqu’un certain nombre de personnes tuent massivement un groupe ethnique, c’est un génocide. Si une nation pend un condamné à mort, on appelle ça une exécution. Nous avons souvent l'impression que le suicide est la conséquence d’une décision personnelle. Mais est-ce vraiment le cas ? Je me demande si le suicide n'est pas un meurtre commis par la société, d'une façon invisible et implicite. 

vendredi 22 juin 2018

L'imprimante






 Il semble que c’était la fête de la musique aujourd’hui. Mais ça ne me regardait pas. Enfermé dans ma chambre, j’ai écouté « The Queen Is Dead » des Smiths et « Kid A » de Radiohead que je connais par cœur depuis mon adolescence.

 Cependant, je ne pouvais pas rester chez moi toute la journée puisque la bibliothécaire du département de japonais m’avait envoyé un mail disant que la bibliothèque fermait à la fin juin. Je devais rendre les livres que j’avais empruntés. De toute façon j’avais quelques documents à imprimer.

 L’université où je n’étais pas allé depuis quelques mois était plus déserte que dans mon souvenir, mais il y avait quand même du monde. Lorsque j’y étais la dernière fois, la fac traversait une crise avec des manifestations contre le Parcoursup, de sorte que plusieurs bâtiments étaient barricadés avec de grandes poubelles et des planches, ornées de caricatures du chef de l’état et du président de l'université. Aujourd’hui, les traces de cette fièvre avaient complètement disparu, comme si rien ne s’était passé.
 J’ai monté l’escalier et je suis arrivé devant la bibliothèque de japonais, mais elle était bel et bien fermée. J’ai envoyé des messages à la bibliothécaire, toutefois je n’ai reçu aucune réponse de sa part. Mon portable restait silencieux comme une coquille. Tandis que je contemplais vaguement des affiches collées à la porte, je me suis rendu compte que la bibliothèque était ouverte à partir de quatorze heures le jeudi, et à ce moment-là, il était treize heures trente. Assis dans l’escalier, j’ai attendu l’arrivée de la bibliothécaire un certain temps en écoutant le deuxième album d’Oasis.
 Mon espoir a été trahi. Elle n’est pas apparue alors que l’écran de mon portable affichait quatorze heures pile. J’ai finalement renoncé et je suis descendu au rez-de-chaussée. Sorti de la fac, pendant que je faisais des courses à Simply, j’ai reçu un message de la bibliothécaire disant qu’elle était arrivée peu après mon départ.
 Je suis retourné à la fac avec mon sac à provisions, et j’ai monté de nouveau le long escalier conduisant au quatrième étage du Patio. Cette fois, la porte de la bibliothèque était ouverte, et j’ai enfin pu me débarrasser des trios livres qui pesaient sur mon épaule. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, nous nous sommes souhaité bonne chance et dit : « À l’année prochaine ».

 P.S. : il ne faut pas utiliser l’imprimante de la cafétéria du Patio. J’ai essayé d’imprimer un document. Cette machine qui ne fonctionne jamais correctement a imprimé le même document plus de vingt fois. J’ai vainement tenté de l’arrêter, mais la raison est impuissante devant la folie. Consterné, je ne pouvais que regarder la machine cracher en cascade une pile de paperasses, jusqu’à ce que son délire soit apaisé, en épuisant l’argent de ma carte Izly.

jeudi 21 juin 2018

Chirashi


 Près de chez moi, il y a un petit restaurant que fréquentent les habitants des environs car les touristes sont rares dans mon quartier. Le soir, chaque fois que je passais devant, de la lumière orangée filtrait par les fenêtres ainsi que le brouhaha des clients et le parfum appétissant de la cuisine. Depuis que je me suis installé ici, j’avais toujours envie d’y aller. Mais le temps s’est écoulé sans que l’occasion s’en présente.
 Il y a quelques jours, le jour où j’ai déménagé, j’étais épuisé et contrairement à mon habitude, je n’avais pas la force de cuisiner. À ce moment-là, j’ai eu l’idée de dîner dans ce restaurant local, loin d’imaginer ce qui allait m’arriver. La porte était fermée, mais l’intérieur était éclairé. Le restaurant semblait prêt à accueillir les clients. J’ai monté le perron et j’ai craintivement poussé la porte qui s’est ouverte facilement. Aussitôt, un homme moustachu, blond, trente centimètres de plus que moi, robuste comme un catcheur, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un jean comme un chanteur folk des années soixante-dix, s’est tourné vers moi et m’a dit : « Le restaurant est fermé, Monsieur ». J’ai parcouru la salle des yeux : les tables étaient impeccablement dressées ; une assiette, un couteau, une cuillère et une fourchette sur chacune d’elles. Le restaurant était ouvert ; c’était certain. Toutefois je n’y pouvais rien si cet homme, peut-être le patron disait qu’il était fermé. À ce moment-là, un autre homme d’un certain âge, svelte aux cheveux bruns, assis à une table comme un client, m’a dit comme s’il lisait mes pensées : « Il est exceptionnellement fermé aujourd’hui ». L’homme robuste de tout à l’heure a ajouté : « Il y a eu un cambriolage », et m’a indiqué la caisse enregistreuse à laquelle je n’avais pas prêté attention jusque-là. En effet, le tiroir de la machine était tordu. On avait peut-être essayé de le forcer avec une sorte de pied-de-biche, mais en vain. Le présumé patron m’a expliqué que le cambrioleur n’avait pas réussi, et que de toute façon, il n’y avait qu’une petite somme d’argent dedans. Toutefois il n'avait aucune idée de la façon dont le voleur s'y était introduit, sans abîmer ni fenêtre ni porte. « La police sera bientôt là. Je n’y touche pas, je n’y touche pas », a-t-il dit comme s’il fredonnait. C’était la première fois que je voyais un restaurant cambriolé, plus exactement un restaurant qui avait failli être cambriolé, quoique ce type d’affaires doive être fréquent partout.
« Je reviendrai un jour. Au revoir, ai-je dit.
– Je suis désolé, Monsieur », a dit le patron.
 J’ai rouvert la porte comme lorsque j’étais entré, et j’ai quitté le restaurant le ventre toujours vide.

 Finalement, malgré mon expérience amère dans un restaurant chinois (référence : le journal du 10 juin « Sushi au saumon »), je suis allé au restaurant de sushis qui est aussi dans le coin. J’ai commandé un chirashi mixte de saumon et de thon. C’est vrai que j’ai un peu oublié le goût des sushis japonais, mais le chirachi était assez bon et j'étais satisfait, même si ''chirachi'' désigne un autre plat au Japon.

 J’ai souvent l’impression que le restaurant où j’aimerais manger est fermé quand j’y vais réellement, mais qu’il est ouvert lorsque je n’ai pas particulièrement envie d’y aller. Est-ce uniquement mon cas ?

mercredi 20 juin 2018

Tefal






 J’ai reçu aujourd’hui une plaque à induction de Tefal que j’avais commandée il y a deux jours. Par rapport à mon ancienne plaque à induction dont j’ai oublié la marque, et qui était d’ailleurs moins chère et de mauvaise qualité, on s’aperçoit au premier regard que la plaque Tefal dégage une aura impérieuse digne d’une reine. Elle est carrée, noire, brillante et on a le choix entre plusieurs modes, bouillon, cuisson, friture etc. Le seul problème, c’est qu’elle est peut-être suréquipée. J’ai mis mon unique et petite casserole dessus et j’ai appuyé sur le bouton. Toutefois elle n’a fait qu’émettre des sonneries bizarres comme un oisillon, et elle n’a pas du tout chauffé. Gâcher mes soixante-dix euros pour une machine qui ne fait qu'un bruit étrange était hors de question. J’ai recouru au manuel, et j’ai découvert l’explication suivante : « si le diamètre du fond du récipient est inférieur à 12 cm ou si le matériau du récipient est inadapté, le signal sonore retentit (…) ». Je me suis vite rhabillé et je suis sorti à la recherche d’une casserole plus grande. J’ai marché environ quinze minutes et j’ai finalement trouvé dans un supermarché une casserole dont le fond avait 24 centimètre de diamètre. Je suis revenu chez moi d'un bon pas. J’ai posé sur la plaque ma nouvelle casserole qui est honnêtement trop grande pour la vie solitaire d’une personne et j’y ai versé de la soupe. Le cœur battant, j'ai appuyé de nouveau sur le bouton. Une sonore semblable au sifflet d’un train a retenti, puis s’est calmée. Quelques instants plus tard, la soupe bouillait. Cette casserole pour laquelle j'ai couru avait donc plu à Sa Majesté !

 Tefal est la seule chose en laquelle je peux avoir confiance en France. Désormais, lorsque j’aurai des soucis, que je serai triste ou que j’aurai de bonnes nouvelles, j’en parlerai d’abord à cette plaque Tefal.

mardi 19 juin 2018

Le basque


 Je me suis enfermé dans ma chambre. Plongé dans une paisible mélancolie, j’ai lu toute la journée « L’Amour aux temps du choléra » de Garcia Marquez.

 Ces derniers temps, je reçois tous les jours des messages d’une fille française musulmane sur une application de langues. Je les ignore, mais elle continue à parler toute seule. Enfin elle s’est aussi rendu compte qu’elle monologuait. Elle m’a demandé si elle me dérangeait. « Pas du tout. J’aimerais boire de la bière, manger du saucisson et lire la Bible avec toi », ai-je répondu. Surprise par mon propos, elle m'a accusé de méchanceté. Pourquoi devrais-je me montrer doux alors que le monde est cruel avec moi ? Toutefois, ce dialogue ne l’a pas découragée ; elle continue à m’écrire tous les jours, à me raconter sa vie quotidienne, à me dire qu’elle voudrait être infirmière et que ses frères sont méchants avec elle. Pauvre fille ! Elle m'envoie aussi ses selfies alors que je ne les lui ai pas demandées. Y prenant un plaisir sadique, je l’ai ignorée. En fin de compte, elle s’est dit que je ne comprenais pas le français. Elle m’a proposé d’échanger des messages dans la langue que je préfère, l’anglais ou le japonais ou une autre. « Le basque », ai-je dit sans la moindre hésitation. La prochaine fois que nous nous reparlerons, c’est quand elle aura maîtrisé le basque dans une centaine ou un millier d’années. J'attendrai.

Le déménagement


 Dans ma résidence, il y a trois bâtiments au total. Au début du mois de juillet, il y aura des travaux dans les deux bâtiments, et leurs habitants sont forcés de déménager au troisième pavillon, ce qui est aussi mon cas. Je suis donc allé à l’accueil pour réserver une nouvelle chambre. La réceptionniste m’a donné une clef et je suis allé la voir. Elle était similaire à mon ancienne chambre sauf quelques détails. Retourné à l’accueil, j’ai dit à la réceptionniste que je voulais en regarder d’autres, mais l’abrutie m’a dit que c’était impossible jusqu’à ce soir, parce qu’il y a des gens qui partent. Je ne comprends pas cette logique. Certes, il y a des gens qui partent, et alors ? Cela n’empêche pas de regarder les autres chambres déjà disponibles. Mais je lui ai dit que je prenais cette chambre, car je me suis dit que de toute façon elles n’avaient pas de grande différence. J’ai remarqué que le bâtiment trois est le plus vieux et le plus abîmé. Les murs sont brisés et il y a des trous. Ce bâtiment ressemble à une ruine ou sinon à un Auschwitz confortable. Jusque-là, je tolérais de vivre dans une résidence dont les toilettes et les douches sont en commun, parce que dans mon ancien étage, il n’y avait que peu d’habitants et cela ne me posait pas de problèmes. J’ai aussitôt remarqué que dans mon nouvel étage, les toilettes et les douches sont cassés et inaccessibles, de sorte que je dois aller chaque fois à un autre étage pour me laver ou aller à la selle. Mais ce n’est pas tout. Pendant que je déménageais, une femme de ménage, une vieille dame aux cheveux ébouriffés, m’a demandé dans quelle chambre j’allais habiter. Je lui ai dit son numéro, et elle m’a dit d’un ton péremptoire : « J’aime les gens propres. Faites le ménage une fois par semaine. J’entrerai dans votre chambre régulièrement ». Déjà, je n’aime pas trop qu’on pénètre dans mon lieu sacré. D'ailleurs, je ne fais le ménage qu’une fois tous les six mois lorsque des toiles araignées commencent à envahir mon territoire. Plus tard, un ami m’a dit que cette démente signalait au directeur tous les étudiants dont la chambre était en bordel pour les avertir ou, au pire, les renvoyer. J’ai regretté davantage mon ancien bâtiment, car la femme de ménage là-bas était adorable et douce, comme une petite fille introvertie, et pas un monstre comme celui-ci.

 Il est déjà trop tard pour chercher une autre résidence universitaire. Comme je suis pauvre, je commence sérieusement à penser à une colocation. Je manque en effet de sociabilité, je suis souvent triste et sombre, toutefois calme et aussi anodin qu’un bébé mouton. Même si je ne suis pas adorable et que je ne sais pas cuisiner, je ne causerai (peut-être) aucun dégât. Je ne fume pas. Je ne bois que rarement. Je me brosse les dents tous les jours avant de dormir. Je n’ai jamais oublié de rendre les livres à la bibliothèque avant la date du retour. Je parle plusieurs langues, le japonais, le français, l’anglais, un peu d’allemand et le faux chinois. Y aurait-il quelqu’un qui accepterait le mouton errant que je suis ?

dimanche 17 juin 2018

Le Pianiste sans bras


 Un dimanche après-midi, alors que je jouais les Inventions et sinfonies de Bach, mes doigts se sont emmêlés et ont effleurés de mauvaises touches. Je me suis arrêté et j’ai jeté un coup d’œil à la fenêtre un instant. Les feuilles vertes de marronniers oscillaient dans le vent du début de l’été. La lumière douce de l’après-midi créait une ombre triangulaire sur les touches. Puis je me suis mis à reprendre le jeu. Curieusement, je n’arrivais plus à bouger mes doigts. J’ai essayé d’appuyer sur des touches avec force, toutefois mes doigts étaient complètement immobiles comme s’ils ne faisaient plus partie de mon corps. J’ai mis mes mains sur mes genoux, et j’ai décidé de reprendre l’interprétation depuis le début. J’ai doucement mis mes dix doigts sur le clavier. J’ai respiré, et j’ai recommencé à jouer les Inventions que j’avais joués d’innombrable fois jusque-là. Cette fois, mes doigts se sont mis à glisser doucement comme à l’accoutumée. « Le spasme intrigant de tout à l’heure n’était rien », ai-je pensé et j’ai poussé un soupir. Cependant, lorsque je suis arrivé au passage où mes doigts s’étaient pétrifiés, l’index et le majeur de ma main droite se sont convulsés un court moment ; mes Inventions et sinfonies ont été décomposés comme si on décousait du fil.
 J’ai contemplé ma main droite à contre-jour. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais observé ma main avec autant d’attention. La paume était large et mes doigts étaient fins et osseux. J’ai effleuré la surface de ma main droite avec ma main gauche, elle était lisse et il n’y avait rien d’étrange. J’ai essayé de bouger l’index et le majeur. Ils ont esquissé un mouvement circulaire comme un avion qui fait un tour. J’ai pensé à la possibilité selon laquelle l’origine de cet étrange phénomène était les Inventions. C’était en effet un morceau que j’avais déjà joué plusieurs fois depuis mon enfance, et de plus, il n’était pas spécialement complexe. Il y avait d’autres pièces plus difficiles qui exigeaient les mouvements des doigts subtiles. Les Inventions étaient une pièce que j’aimais jouer lorsque je perdais l’équilibre de mon interprétation. Que signifie le fait que je n’arrive pas à l’interpréter ? Je l’avais sans doute trop joué et j’avais eu un tic étrange sans m’en rendre compte. Et l’imperceptible dissonance que créait ce tic devait déranger l’entièreté de mon interprétation, comme un caillou fait des ronds dans l’étang.
 Depuis quelques mois, je ne faisais rien d’autre que des entraînements pour un concours qui s’approchait. C’était peut-être aussi à cause de cela que mes doigts s’étaient convulsés de manière étrange ; je les avais trop épuisés.
 J’ai fermé le couvercle du clavier. Je suis allé au lavabo et j’ai trempé mes mains dans de l’eau chaude pendant longtemps. L’homme qui me regardait de l’autre à côté du miroir semblait être quelqu’un d’autre que moi.
 Le lendemain soir, je suis allé chez ma maîtresse de piano, Madame Jesenská. En marchant, je pensais au spasme intrigant de la veille. J’avais peur qu’il se passe la même chose. Si mes doigts s’emmêlaient de nouveau et si je n’arrivais plus à les bouger, quel regard me poserait-elle ? Me regarderait-elle avec une certaine nuance d’indignation, ou pitié ou mépris ? À ce moment-là, je me suis rendu compte que je ne connaissais presque rien sur elle, alors que je la fréquentais depuis que j’étais enfant. Elle m’encourageait toujours que j’avais du talent, et que je pourrais réaliser son rêve qu’elle n’a pas pu achever ; devenir pianiste. J’imagine qu’elle superposait le rêve de sa jeunesse sur moi. Tantôt elle se comportait doucement, tantôt elle était sévère. De temps en temps, lorsque je n’arrivais pas à jouer correctement un morceau, elle ne cachait pas son mécontentement. J’avais toujours peur qu’un signe d’insatisfaction se répand sur son visage. Elle n’avait jamais crié pendant la leçon, mais le mouvement imperceptible de ses sourcils était suffisant pour comprendre l’immensité de son mécontentement. De temps en temps, je me sentais misérable comme un enfant de quatre ans qui n’a pas pu se retenir.
 Le soleil se couchait au-delà de l’horizon. Le ciel crépusculaire était teinté de rose. Les lampadaires ont été allumés l’un après l’autre. J’ai longé une rivière dans une ville déserte.
 Pour aller à la maison de Madame Jesenská, j’ai dû traverser un cimetière des morts oubliés. Personne ne savait quand ce cimetière a été construit. Personne ne venait visiter pour déposer des fleurs sur les tombes. La plupart des noms qui avaient jadis été gravés sur les pierres étaient quasiment effacés par le vent et la pluie de siècles. Quelques statues en pierre étaient éparpillées dans le cimetière comme si elles étaient les gardiennes de ce lieu. Quelques-unes manquait de tête, d’autres manquait de bras, ou de buste.
 Lorsque j’étais enfant, ce cimetière était mon endroit préféré. Il ne me faisait pas peur, au contraire je pouvais avoir l’esprit en paix si je venais ici. Le jour où je m’étais disputé avec un ami, ou quand j’étais triste sans raison, je venais toujours à cet endroit. Si je jouais de la flûte assis sur une tombe, toutes les préoccupations qui m’affligeaient semblaient rien. Il m’arrivait aussi d’amener un livre et d’y passer des heures jusqu’à la tombée de la nuit.
 J’ai sonné à la maison de ma maîtresse de piano. Aussitôt elle a ouvert la porte, et m’a dit d’entrer en m’adressant un sourire. C’était une femme d’un certain âge qui vivait toute seule. J’ai entendu parler que c’était une future pianiste pleine de promesses lorsqu’elle était jeune, mais qu’une certaine circonstance l’avait empêchée de devenir professionnelle. Je lui avais déjà posé quelques questions dessus, mais elle les éludait toujours en changeant subtilement de sujet. De surcroît, je remarquais que le coin de ses lèvres se tordaient de façon nerveuse chaque fois que je lui demandais sur son passé. Un jour, j’ai arrêté de lui poser cette sorte de questions.
 Dans le salon, elle m’a servi un thé et des biscuits avant de commencer la leçon. C’était notre habitude et elle m’a demandé si j’allais bien. Je me suis demandé un instant si j’allais lui parler du spasme intrigant de la veille, mais finalement j’ai décidé de me taire. J’avais bientôt un concours. Je ne voulais pas lui causer des soucis inutiles.
 L’intérieur de la maison était toujours harmonieusement ordonné. L’étagère qui occupait un mur entier était remplie de livres d’auteurs dont je n’avais jamais entendu les noms. Dans un coin, il y avait un vieux tourne-disque. Au mur était accroché un petit tableau étrange représentant une fille et un mouton. Ce tableau m’attirait depuis mon enfance. Dans un monde teinté de bleu, une fille et un mouton regardaient quelque part au loin, mais ce qu’ils regardaient dépassait le cadre. Au loin, on pouvait apercevoir des édifices antiques en ruines. Ce qui attirait mon attention en particulier, c’était la teinte de ce bleu. Au premier regard, c’était un bleu plutôt monotone. Au fur et à mesure que l’on le contemplait, on apercevait que ce bleu comprenait plusieurs nuances de couleurs. Chaque fois que je venais chez Madame Jesenská, j’avais l’impression que ce n’était pas le même bleu de telle sorte que l’expression de la fille et du mouton changeait subtilement. Tantôt elle avait l’air triste, tantôt elle avait l’air souriante. Ce paysage ressemblait à la scène d’une autre planète lointaine.
 Une fois, j’ai demandé à Madame Jesenská sur ce tableau. Elle ne connaissait pas grand-chose. Elle m’a juste dit qu’elle l’avait trouvé dans un antiquaire lorsqu’elle a voyagé au Tchèque. Elle était aussi attirée par le bleu de cette petite pièce. Au moment où elle l’a vu, elle a compris sitôt qu’elle allait l’acheter. L’antiquaire était un homme ventru qui avait l’air sceptique. Sans rien dire, il a enveloppé ce petit tableau dans un papier d’emballage, et c’est ainsi qu’il se trouvait maintenant chez elle. Je lui ai demandé le nom du peintre. Elle l’avait oublié.
 Nous sommes montés au premier étage, dans la pièce où il y avait un piano à queue. C’était une pièce avec un papier teint rose à dessins de fleurs. La lumière du soleil et les longues années avaient effacé leurs couleurs. Le dessin des fleurs étaient devenus imperceptibles. Le rose était sombre comme le ciel gris. Mais la pièce elle-même était entretenue dans un état de propreté absolu. Deux fois par semaine, une femme de ménage venait à la maison, mais Madame Jesenská elle-même la nettoyait tous les jours. Sur le bord de la lucarne, il n’y avait même pas une poussière.
 Je me suis assis devant le piano. Madame Jesenská m’a demandé de jouer une sonate pour piano Le Voyageur, la pièce d’un compositeur italien que j’avais choisie pour le concours. J’ai fermé les yeux et j’ai imaginé le monde de cette œuvre, un voyageur avec sa malle qui arrive à une gare par une nuit d’hiver. Mes doigts se sont aussitôt mis à danser sur le clavier. À ce moment-là, le monde autour de moi, les murs à papiers teints fanés, le regard aigu de Madame Jesenská, la fille et le mouton, tout a disparu d’un coup. J’étais devenu moi-même le voyageur. J’arrivais à une gare à minuit. Mon haleine était blanche dans une ville inconnue, couverte de neige et déserte. Je suis passé devant une boutique de valises. Au loin, j’apercevais une lueur provenant d’un pub local…Et à un moment donné, cette lumière fut éteinte. Mes doigts étaient de nouveau figés.
 J’ai recommencé depuis quelques mesures avant ce passage. Toutefois, mes doigts s’emmêlaient toujours au même endroit. J’ai sauté cette partie pour continuer, mais je me sentais de plus en plus comme si je jouais avec les doigts de quelqu’un d’autre. Sans que je puisse rentrer dans le monde du voyageur, j’ai finalement arrêté mes mains.
« Qu’est-ce qu’il y a ? m’a demandé Madame Jesenská.
- Rien.
- Tu jouais cette sonate sans problème la semaine dernière. De surcroît, c’est ta pièce préférée, n’est-ce pas ? »
 La tête baissée, je regardais fixement le clavier sans rien dire.
 Après un long silence lourd, j’ai enfin ouvert la bouche.
« Je me sens étrange depuis hier. Je jouais les Inventions…et tout à coup, mes doigts se sont emmêlés. J’ai essayé de recommencer, mais en vain. C’était vraiment étrange. C’était comme si j’empruntais les doigts de quelqu’un d’autre… »
 En parlant, je me suis rendu compte que ma voix tremblait légèrement. J’ai levé la tête. Madame Jesenská me fixait d’un regard plein d’inquiétude et de pitié.
 Tout à coup, elle a pris ma main droite dans la sienne. Après l’avoir contemplée, elle a caressé mon index et majeur avec sa main fine et lisse. Je pouvais sentir la chaleur de son corps et la sensation de caresse. Sa main a effleuré l’os du dos de ma main, et elle s’est arrêtée au poignet.
« Ne t’en fais pas pour le concours. Nous avons encore le temps… », m’a-t-elle dit.

 Le lendemain matin, je me suis réveillé avec une étrange sensation sur mes doigts. Je me suis levé et j’ai regardé ma main droite. Apparemment, elle n’avait rien d’étrange. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que je n’arrivais pas à bouger mon index et majeur. Ils étaient raides et froids comme une pierre.
 J’ai mis de l’eau chaude dans le lavabo et j’ai trempé mes mains dedans. J’ai massé mes doigts, mais ils étaient toujours durs. La première articulation de l’index et du majeur était courbée ; ils étaient exactement de la même forme que lorsque j’avais renoncé à jouer Le Voyageur.
 J’ai préparé du café avec les autres doigts et ma main gauche. Je ne savais pas que la paralysie de seuls deux doigts pouvait causer autant de difficulté. Tandis que je sirotais du café, j’ai fait tomber la tasse. Le liquide noir s’est répandu sur le sol et la tasse s’est brisée.

« Il n’y a rien d’anormal selon la radiographie », a dit un médecin en touchant mes doigts.
 Je l’ai attendu continuer.  
« Si vous souhaitez, on peut faire un examen plus détaillé. Mais je suis sûr que cela donnera le même résultat. C’est plutôt le domaine de psychanalyse. J’ai vu pas mal de pianistes dans ma vie, c’est en fait quelque chose qui arrivent souvent chez eux. »
 J’ai hoché la tête.
 Mais j’ai ignoré son conseil. Je ne suis pas allé chez le psychiatre. Tout ce qui me concernait semblait être loin et importait peu. Je sentais comme s’il y avait un grand trou dans mon cœur, un trou s’élargissait à l’infini, jusqu’à ce qu’il m’avale. Je me suis assis devant le piano pendant des heures. Le dernier crachin du printemps tapait tranquillement contre la vitre. Quand je me suis rendu compte, quelques gouttes étaient tombées sur le clavier. C’étaient mes larmes.
 Depuis lors, j’ai passé des journées comme un automate. Je n’arrivais pas à faire quoi que ce soit. J’ai fermé tous les rideaux de ma maison ; j’ai éteint mon portable et je l’ai mis dans un tiroir. Vers quinze heures, quelqu’un a frappé la porte de mon appartement. Cette personne n’a pas appelé mon nom. Elle a juste frappé contre la porte deux ou trois fois. J’ai retenu mon souffle et j’ai attendu qu’elle parte. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu le bruit de pas du visiteur s’éloigner. J’ai passé des journées à regarder des films à la télé. Il fallait tourner des pages pour lire un livre, de sorte que j’étais obligé d’utiliser mes doigts. En revanche, tout ce qui était nécessaire pour regarder un film, c’était être assis devant l’écran.
 Un vieux film noir m’a laissé une impression particulière. C’était l’histoire d’un baladin et d’une femme retardée. L’homme avait un tempérament grossier tandis que la femme était innocente et douce. Mais elle n’était pas faite pour vivre dans ce monde rempli de cruauté et de violence. Finalement, elle a atteint la folie et l’homme l’a abandonné. Quelques années plus tard, l’homme est arrivé dans une ville maritime. Alors qu’il flânait sur la plage, il a entendu la chanson que la femme fredonnait autrefois. Peu après, il a appris sa mort, et il s’est effondré sur la plage, accablé de tristesse immense.
 Le mot ‘’fin’’ a surgi sur l’écran. Je suis allé à la cuisine, j’ai rempli un verre d’eau, et je l’ai avalée d’un coup. Dès que j’ai ouvert la fenêtre, le vent frais de la nuit a soufflé dans ma chambre. Je pouvais sentir le parfum de la mer dans le vent. En écoutant mon disque préféré du Voyageur interprété par un pianiste polonais, j’ai attendu l’arrivée de l’aube.

 Le lendemain matin, ma main droite était entièrement paralysée. Jusqu’à la veille, seuls index et majeur s’étaient pétrifiés. La paralysie avait atteint les autres doigts qui étaient intacts jusqu’ici. Étrangement, mes doigts engourdis étaient figés d’une forme comme s’ils étaient en train de jouer du piano. Je les ai touchés avec ma main gauche qui n’était pas encore infectée par ce phénomène. Ma main droite était glaciale. Cette sensation m’a rappelé lorsque je touchais la main de la dépouille de ma grand-mère à ses funérailles quand j’étais encore un enfant.
 J’ai sorti un crayon aigu d’un tiroir. J’ai piqué mes doigts un par un. Je me suis rendu compte que je n’éprouvais aucune sensation, ni douleur ni la froideur de la mine. J’ai posé le crayon et j’ai pris un couteau à fruits que j’avais utilisé pour l’aiguiser. J’ai dressé la pointe du couteau contre la racine de mon majeur. Que se passerait-il si j’enfonçais la lame dans la chair ? Pourrais-je me souvenir de la douleur ? Ou n’y aurait-il qu’un majeur tombé ? Après un certain moment, j’ai remis le couteau.

« D’après vous, à quoi ressemble cette image ? Répondez selon l’intuition. Ne réfléchissez surtout pas », m’a demandé un psychiatre dans un cabinet sombre. C’était un homme d’un certain âge obèse avec une abondance de cheveux. Il ressemblait à un personnage sorti d’un conte de fée. Son visage sanguin m’a rappelé un des nains qui entouraient la princesse de neige dans un dessin animé de Walt Disney.
« Deux femmes qui s’embrassent, ai-je répondu.
- Et celle-ci ?
- Un avion qui s’écrase.
- Ça ?
- Des poumons et un nain ».
 Le psychiatre a gémi, puis il a noté quelque chose dans son cahier.
« Avez-vous bientôt un concours important ? Ça peut être la cause de ce symptôme. C’est-à-dire, le stress que vous éprouviez depuis longtemps et que vous n’arriviez pas à vous en débarrasser apparaît sous la forme de la paralysie des doigts. Votre main n’a aucun problème. Aucun nerf abîmé, aucun tendon coupé. Malgré cela, vous n’arrivez pas à la bouger. C’en est la preuve ! a dit le psychiatre.  
- J’ai piqué ma main avec un crayon aigu, mais je n’ai eu aucune sensation. Est-ce quand même étrange, n’est-ce pas ? Si les nerfs sont vivants, je dois sentier plus ou moins de la douleur.
- En quelque sorte, vous vous êtes hypnotisé vous-même inconsciemment. Au fond de votre cœur, vous vouliez refuser de jouer du piano. Mais votre entourage tels que votre maîtresse de piano, l’attente de vos parents, de vos camarades vous empêchait de vous en rendre compte. Et le résultat, cette paralysie. La cure mentale commence par reconnaître votre propre sentiment, votre propre douleur. Si vous souhaitez la guérison de votre main, vous devez renoncer au concours, et vous concentrer sur la dissolution de votre traumatisme. »
 J’essayais de me concentrer sur ce qu’il me disait, mais ces mots décousaient aussitôt qu’ils entraient dans mon oreille.
« À la semaine prochaine, le même jour, la même heure. N’oubliez pas de prendre des médicaments avant de dormir », a-t-il dit et m’a donné un morceau de papier sur lequel il était écrit l’ordonnance.
 Mais je savais que ce symptôme n’était pas dû à un simple stresse ou à un traumatisme. Comme il me l’avait dit, j’étais peut-être inconsciemment stressé par le concours et qu’une partie de moi refusait de jouer du piano. Cependant, j’avais une étrange intuition selon laquelle cette paralysie venait d’ailleurs.
 De retour chez moi, j’ai jeté les médicaments dans la cuvette et j’ai tiré la chasse.
 Quelques jours plus tard, je me suis rendu compte d’inquiétantes taches noires répandues sur ma main. Il semblait que quelques parties de mes doigts suppuraient. Je pouvais y sentir une étrange odeur, comme celle d’un poisson pourri. Malgré cela, je n’éprouvais aucune douleur. Je sentais juste que ma main était engourdie. Tout à coup, j’ai eu l’impression que ma main pourrirait ainsi et que cet étrange phénomène s’étendrait jusqu’à ma main gauche. Cette gangrène était peut-être une sorte de malédiction. Mais pourquoi dois-je être maudit ? me suis-je demandé. Je ne dis pas que je suis innocent, mais je vivais ordinairement comme tout le monde. Pour quelle raison, étais-je destiné à perdre mes doigts ? Si seulement il y avait de la douleur, ai-je pensé. Si seulement il y avait de la douleur, je pourrais oublier cet état auquel j’étais condamné.
 Une fois pansé ma main droite, je pouvais sentir que ma peau se décomposait sous le pansement. Ensuite, je me suis enfermé dans ma chambre. Les premiers quelques jours, il y avait des visiteurs. Ils ont frappé à la porte de mon appartement en appelant mon nom. Je pouvais les ignorer, mais il se pouvait qu’ils signalent à la police et qu’ils entrent dans ma chambre. Je voulais absolument éviter qu’ils découvrent ma main. À travers la porte, je leur ai dit que j’avais juste un rhume et je me suis excusé de ne pas pouvoir les recevoir. Quand je me suis rendu compte, je ne recevais plus aucun visiteur.
 De jour en jour, ma gangrène s’est empirée. Chaque fois que j’ai changé de pansement, je devais constater que ma main se noircissait et que l’odeur qui s’en dégageait devenait de plus en plus forte. Elle ressemblait à une grenade pourrie, pendue au bout d’une branche. Elle en tomberait et des vers grouilleraient dessus en un peu de temps.
 Il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser que je n’arrivais pas à bouger l’auriculaire de ma main gauche. À l’instar du premier jour où je me suis rendu compte de la pétrification de mes doigts droits, mon auriculaire était devenu raide, gardant une forme étrange comme s’il était en train de jouer une sonate dans l’air.
 Après la paralysie de l’auriculaire, les autres doigts ont été paralysé les uns après les autres. Le symptôme d’inflammation n’était pas encore apparu, mais c’était une question de temps.
 Devant l’écran de la télé, je me suis demandé à plusieurs reprises pourquoi moi seul devais être victime de ce phénomène étrange. Les mains sont la partie corporelle la plus importantes des pianistes. Si j’étais chanteur, je ne serais pas autant gêné même si je perdais mes doigts, ai-je pensé. Mais j’étais pianiste. La nuit, j’ai fait encore et encore le même cauchemar. C’était le rêve d’un concert. Je montais sur scène dans une salle de musique remplie de monde. Je me mettais devant le piano et au moment où j’ai essayé de commencer l’interprétation du Voyageur, je me suis rendu compte que je n’avais pas de bras. J’ai essayé de toucher mon bras gauche pour vérifier la disparition de mon bras droit, mais je manquais également de bras gauche. J’ai jeté un coup d’œil vers l’audience. Elle attendait que je commence à jouer. Dans un coin, je pouvais apercevoir ma maîtresse de piano. Au bout du moment, l’audience s’est aussi rendu compte de l’anormalité de la situation. Soudain, un homme ventru et chauve s’est levé et a crié : « C’est un pianiste sans bras ! ». L’audience a éclaté de rire. Pendant que je gardais la tête baissée, du coin de l’œil, j’ai vu quelqu’un s’enfuir avec mes bras.
 J’ai aussi fait un autre rêve, j’étais toujours sur scène dans une salle de musique remplie de monde. J’étais assis devant le piano. Cette fois, j’avais mes propres mains. Elles n’étaient pas gangrenées et elles ont bougé comme je souhaitais. « Ce que je vivais jusqu’ici n’était qu’un cauchemar. Je rêvais que mes mains pourrissaient de jour en jour, et que je n’avais aucun moyen d’empêcher la gangrène. C’était un rêve terrible… », ai-je pensé. J’ai levé la tête et j’ai doucement mis mes mains sur le clavier comme un avion à hélice atterrit doucement sur la plage. J’ai fermé les yeux un long moment. Un silence lourd régnait dans la salle. J’ai senti les nombreux yeux de l’audience posés sur moi. Puis, je me suis mis à jouer Le Voyageur, la pièce que j’avais exercée d’innombrable fois. Mes mains se sont mises à danser librement comme un couple de carpes qui nagent dans l’étang. Tout allait bien jusqu’ici. J’ai compris que l’audience était complètement saisie par mon interprétation. C’était sans aucun conteste me meilleure performance de ma vie en tant que pianiste.
 Tout à coup, j’ai laissé échapper une note, puis une autre, et encore une autre. J’ai regardé le clavier ; mon annuaire était tombé dessus. Mes autres doigts sont aussi tombés les uns après les autres comme les pétales d’une fleur, et mon Voyageur s’est décomposé en clin d’œil. Dans la panique, je me suis levé. J’ai eu une sensation moue sous ma selle. J’ai levé la jambe. Un de mes doigts était écrasé sous mon pied. Mes mains étaient devenues deux masses de chair. Après un court silence, une dame qui était assise devant a poussé un cri aigu.
 Je me suis réveillé trempé de sueur. Je suis allé à la cuisine et j’ai bu de l’eau directement du robinet.
 J’ai confirmé que j’avais encore mes doigts même s’ils étaient en train de se gangrener. Dans la maison obscure, je me suis demandé ce que je deviendrais quand j’aurai perdu tous mes doigts. Je consacrais toute ma vie à la musique. Devenir pianiste était mon rêve d’enfance et j’étais sur le point de le réaliser. Mais tout à coup, tout ce que j’avais accumulé jusque-là allait disparaître, sans aucune explication raisonnable.

 J’ai changé de pansement et je suis sorti de la maison. J’ai marché dans la ville nocturne. Si je me promenais pendant la journée, il y avait le risque de tomber sur mes connaissances, et les gens remarqueraient mes mains qui dégageaient une odeur nauséabonde. La nuit était le seul moment où je pouvais flâner dehors sans gêne.
 J’ai passé des heures au cimetière. Cet endroit semblait détaché du reste du monde. Il était si tranquille et paisible que je n’entendais aucun bruit. J’ai marché entre les tombeaux et j’ai songé au passé lointain. Autrefois, il devait y avoir des gens qui s’endeuillaient pour ces morts. Aujourd’hui, ils se trouvent tous dans le grand abîme de l’oubli. La plupart des noms gravés sur les tombes étaient illisibles, quelques-uns prouvaient encore leur existence d’antan. J’ai lu les noms des morts et le jour de leur naissance et de décès. Eleanor Rigby était née en 1809 et morte en 1824. Claude Boucher était né en 1856 et mort en 1869. Jeanne-Marie Despiau était née en 1732 et morte en 1751. Ils étaient tous morts jeune pour une raison obscure. C’était peut-être un cimetière pour enfants.

 Celui qui est entrée la première dans mon champ de vision lorsque je me suis réveillé était le blanc de la lampe phosphorescente. La lumière m’a ébloui et j’ai clignoté des yeux. J’ai essayé de me lever, mais en vain. J’ai regardé à gauche ; plusieurs tubes entraient dans mon bras. J’ai regardé à droite ; une silhouette floue était assise à côté de moi. J’ai clignoté de nouveau des yeux, puis je me suis rendu compte que c’était Madame Jesenská.
« Tu es réveillée », m’a-t-elle dit.
 J’ai essayé de lui dire quelque chose, mais aucun mot ne franchissait mes lèvres. J’ai vainement répété à ouvrir et à fermer la bouche comme un poisson asphyxiée.
« Je vais appeler quelqu’un », a dit Madame Jesenská.
 Elle s’est levée et partie quelque part.
 J’ai baissé les yeux et je me suis rendu compte que mon bras droit était entièrement plâtré. J’ai touché le plâtre avec ma main gauche. Il était dur comme une pierre.
 Il semblait que j’avais dormi pendant longtemps, pendant des semaines ou encore plus. Les muscles de mon corps étaient engourdis. J’ai essayé de me lever et je suis tombé sur le plancher.
 Je me suis demandé ce qui était advenu à mon bras droit et pourquoi je me trouvais dans l’hôpital. En tous cas, il me semblait évident que j’avais perdu ma conscience pour une raison obscure, peut-être à cause de l’étrange gangrène. En même temps, j’éprouvais une certaine paix car ce plâtre signifiait que mon bras gangréné n’était pas sectionné. Logiquement parlant, si je n’avais plus de bras, il n’y avait aucune raison de plâtrer.
 Quelques instants plus tard, lorsqu’un médecin et quelques infirmières se sont entrés dans la pièce, ils ont découvert le pianiste couché misérablement à plat ventre comme une chenille.

« J’étais inquiète car tu n’es pas apparu pendant des semaines. C’était la première fois que tu as manqué des leçons sans me prévenir, m’a dit Madame Jesenská. Je suis donc allé chez toi. J’ai frappé plusieurs fois la porte. À ce moment-là, le propriétaire est passé. Il m’a dit que certains habitants lui se sont plaints de l’étrange odeur qui se dégageait de ton appartement. Il a ouvert la porte, et nous sommes entrés dans ton appartement. Tous les rideaux étaient fermés. L’odeur de putréfaction était forte et je me suis couvert le nez avec mon mouchoir. Nous avons avancé dans le couloir, et dans le salon, tu étais couché sur le sol, à côté d’un pied du piano, sans conscience. »
 J’écoutais son histoire silencieusement.
« Le propriétaire t’a secoué. Tu ne t’es pas réveillé mais il a confirmé que tu n’étais quand même pas mort. Pendant qu’il appelait l’ambulance, dans la pénombre, j’ai découvert quelque chose gésir à côté de toi. C’était un objet long et noir se ressemblant à un bâton. Je m’en suis approché et aussitôt j’ai compris que c’était un bras, a-t-elle continué.
- C’était un bras ? ai-je dit presque inconsciemment.
- Votre bras droit était complètement gangréné, a intervenu le médecin. Étrangement, la congestion était arrêtée au niveau du coude. Si bien que, naturellement, votre bras gangrené est tombé tout seul. Vous avez eu de la chance dans votre malheur. Si la gangrène était métastatique, elle aurait atteint votre cerveau, et vous aurez déjà été mort.
- Mais alors pourquoi mon bras est plâtré ? Si j’ai perdu mon bras, il n’y aurait pas de bras à plâtrer !
- C’était encore une autre chance qu’une patiente était décédée au moment où vous avez été transféré à notre hôpital », a-t-il dit.

 Je suis resté encore quelques semaines à l’hôpital. Selon le médecin, je pouvais le quitter à tout moment, mais il souhaitait suivre mon état après l’opération en tenant compte de la singularité de mon cas. Mes majeur et auriculaires gauches étaient également plâtrés, cependant je pouvais utiliser librement mes autres doigts. Des journées languissantes, semblables les unes aux autres s’écoulaient. Le paysage que je voyais par la fenêtre était toujours le même. Mon seul loisir était la promenade dans la cour de l’hôpital, autorisée uniquement entre quatorze heures et dix-sept heures. Lorsque j’étais dans ma salle, j’ai passé la plupart de mon temps à lire Anna Karénine. C’était le livre le plus épais de la collection de la bibliothèque de l’hôpital.
 Lorsque quatre semaines se sont passées depuis que je me suis réveillé sur le lit de l’hôpital, mon médecin est venu à mon chevet et m’a dit que c’était le moment d’enlever le plâtre.
 Quelques minutes plus tard, il est revenu avec un appareil semblable à des ciseaux à lame longue, et il s’est mis à couper mon plâtre d’un geste exagéré. Il y a longtemps que j’avais vu mon bras. J’étais effrayé de l’idée de le revoir et j’ai réalisé que je transpirais sous mes aisselles. D’abord, le dessus du coude est apparu. Il semblait que la peau dissimulée sous le plâtre était plus blanche qu’elle ne l’était dans mon souvenir. La lame des ciseaux a avancé jusqu’au dos de ma main. Le plâtre s’est divisé comme la coquille d’une huître.
 Le bras de quelqu’un était greffé à mon coude. Il y avait la trace de suture et j’ai eu l’impression d’être une peluche rapiécée. Les doigts étaient fins et ne ressemblaient pas à mon ancienne main qui était large et osseuse. Sur les ongles restaient des traces de manucure bleue écaillée. C’était le bras d’une femme.
« Q, qu’est-ce que c’est que ça ! ai-je crié en transperçant mon bras du regard.
- C’est normal que vous soyez étonné », a dit le médecin tranquillement.
  Après avoir toussé quelques fois, comme s’il essayait de reprendre aussi son sang-froid, il a continué :
« Lorsque vous avez été transféré à l’hôpital, votre bras gangrené était déjà détaché de votre corps. Ses tissus étaient déjà morts et il était impossible de l’y rattacher. Votre avenir en tant que pianiste aurait été perdu à jamais. Mais à ce moment-là, une patiente dans le coma dépassé est décédée.
- Avez-vous donc greffé son bras sur moi ?
- Regardez votre main gauche. »
 J’ai regardé mes majeur et auriculaire pansés. Aussitôt, j’ai compris qu’ils étaient également greffés.
« Qui vous a demandé de faire ça ! me suis-je écrié et j’ai couvert mon visage de mes mains.
- Avez-vous préféré vivre en tant que pianiste sans bras ? D’ailleurs, la mère de la jeune femme défunte était aussi contente que le bras de sa fille soit réincarné comme celui d’un pianiste talentueux comme vous.
- Je n’ai pas demandé de faire ça…
- Si vous voulez, n’hésitez pas à me demander de sectionner votre bras. Je le ferai gratuitement. D’ailleurs, c’est plus facile que la greffe », a-t-il dit, puis il est sorti de la pièce.

 Dans mon appartement, assis devant le piano, je contemplais ma main droite. Elle était blanche et fine. La suture était presque invisible ; seule la teinte de ma peau et la sienne étaient un peu différente. J’ai tracé le contour de mon visage avec ma main. Elle a effleuré mon nez et mes lèvres. Je pouvais sentir son parfum doux qui n’était pas le mien. Alors que je me touchais moi-même, c’était comme si quelqu’un d’autre me caressait. C’était en fait normal, car ce n’était pas mon bras.
 Au moment de quitter l’hôpital, j’ai demandé au médecin de me dévoiler le nom de la donneuse. Cependant, il m’a poliment refusé sous prétexte qu’il s’agissait d’une information personnelle.
 Je me suis demandé à maintes fois à qui ce bras avait appartenu. Tout ce que je savais, c’est que l’ancienne propriétaire était une jeune femme tombée dans le coma profond. Dans quelles circonstances se trouvait-elle dans cet état ? Pourquoi était-elle morte ? La couleur de ses cheveux et de ses yeux ? Quels auteurs aimait-elle particulièrement ? Quel était son film préféré ? Avait-elle un petit ami ? Plus je réfléchissais, plus j’avais l’impression de tomber dans un gouffre profond.
 Je me suis mis à jouer les Inventions. J’ai laissé échapper un rire sec car j’ai moi-même été étonné de la gaucherie de mon interprétation. Un écolier de dix ans aurait joué encore mieux que moi. De surcroît, malgré la rééducation que j’avais exercée à l’hôpital pendant un mois, à chaque fois que je jouais du piano, j’étais condamné à éprouver une douleur aiguë comme si on enfonçait une longue aiguille dans chacun de mes doigts.
 Les Inventions les plus douloureuses du monde ont retenti dans mon appartement. Quelques fois mes doigts se sont convulsés dans les airs, comme si l’ancienne propriétaire de mon bras refusait de jouer avec moi.

 Un dimanche après-midi, lorsque je commençais à m’habituer à mon nouveau bras, tandis que je préparais du café, quelqu’un a sonné. À l’autre côté de la porte, une femme d’un certain âge était debout. Elle était petite ; ses cheveux étaient grisonnants et ébouriffé. Elle portait une blouse d’un blanc terne et une longue jupe qui atteignait presque le sol. En bref, son apparence était à peine propre et loin d’être élégante. Son regard flottait autour de mon visage comme si elle cherchait quelque chose. Quand j’allais lui demander qui elle était, tout à coup, elle a pris mon bras droit et a commencé à le caresser.
« Qu’est-ce que vous faites ! »
 Surpris, j’ai brutalement essayé de retirer mon bras et à ce moment-là, le dos de ma main a frappé son visage sans exprès.
 La dame a mis sa main sur sa joue et elle s’est mise à gémir. Ensuite, elle a commencé appeler le nom de quelqu’un.
« Lise… Lise…Lise… »
 Comme je ne voulais pas que mes voisins nous entendent, je l’ai laissée entrer. Sans rien dire, la dame m’a obéi comme un vieux chien épuisé. Elle s’est assise sur un fauteuil. Les paupières mi-closes, elle semblait songer à quelque chose.
« Pardonnez mon comportement brutal, Madame. Je ne voulais pas vous frapper. J’étais juste étonné… », ai-je dit.
« Ne vous en faites pas, jeune homme. C’est moi qui dois vous demander pardon d’avoir agi ainsi. Comme vous l’avez sans doute imaginé, je suis la mère de la fille qui vous a donné son bras, Lise », m’a dit la vieille dame,
 Je devais lui répondre quelque chose, mais je ne trouvais aucun mot pertinent dans ma tête. « Merci de m’offrir son bras. Comme ça, je pourrai jouer de nouveau du piano » ? Non, ça ne faisait aucun sens.
 Comme je me taisais, la dame a continué toute seule, presque comme un monologue.
« Elle avait dix-sept ans…
- ……
- C’est moi qui l’ai tuée. Cela faisait déjà plus de dix ans qu’elle se trouvait dans le coma. On l’avait diagnostiquée que son cerveau était mort et qu’il y avait aucune possibilité qu’elle reprenne conscience. C’est moi qui ai demandé au médecin de cesser les soins de fin de vie. L’appareil respiratoire a été enlevé et quelques instants plus tard, elle était morte pour la deuxième fois. »
 J’ai inconsciemment jeté un coup d’œil à mes doigts fins et je me suis souvenu de la manucure bleue qui restait sur les ongles. C’était peut-être cette dame qui les peignait pour sa fille.
 Un silence long et lourd régnait dans la salle. À travers les rideaux fermés, un faisceau de lumière s’infiltrant tombait une ombre sur le visage de la dame. Ses yeux étaient noirs et morne. Ils regardaient dans le vide.
« Pourriez-vous me laisser regarder de nouveau Lise ? », a-t-elle dit d’une voix rauque au bout d’un moment.
 Je me suis levé de ma chaise ; je me suis agenouillée devant elle et je lui ai tendu mon bras. Avec ses mains ridés et osseux, elle a commencé à caresser mon bras fin et lisse. Ses doigts durs ont fait des allers-retours sur ma main pendant longtemps. À un moment donné, elle a pris ma main dans les siennes et s’est mise à la caresser de sa joue, en appelant sans cesse le nom de sa fille.
 « Je voudrais connaître plus votre fille », ai-je dit lorsqu’elle s’est rassasiée et a libéré ma main.  

 La maison de la dame se trouvait près de la mer. J’ai changé deux fois le train et j’ai cherché son adresse selon la note qu’elle m’avait donnée la dernière fois. Au bout d’un moment, je suis arrivé devant une grande maison blanche. Comme il n’y avait pas de sonnerie, j’ai frappé la porte plusieurs fois. J’ai attendu un long moment, mais personne n’est sorti. Tandis que j’ai retourné les talons, un grincement s’est fait entendre derrière. Je me suis retourné. La dame qui m’avait visité il y avait quelques jours était là. Ses yeux avaient toujours l’air endormis, et je me suis demandé si elle n’était pas démente. Le couloir qui s’entrevoyait à travers l’interstice de la porte était obscure. Après un moment de silence, elle a ouvert la bouche : « Entrez », a-t-elle dit d’une voix rauque.
 L’intérieur de la maison était en désordre. Couverts d’une souche de poussière, des sculptures, des livres et des antiquités étaient éparpillés partout. Un vautour empaillé me regardait dans un coin de la pièce. Il manquait l’une des prunelles. La profondeur de ce trou m’a rappelé le regard de la maîtresse de la maison. Tous ces objets jetés sur le sol avaient pourtant l’air d’avoir de la valeur, ce qui permettait de comprendre que la famille menait certainement une vie aisée autrefois, mais qu’à un moment donné, quelque chose a été déréglé, de sorte que cette grande maison ressemblait maintenant à une ruine. Assis sur le divan, j’ai imaginé l’époque où elle était impeccablement ordonnée dans une parfaite harmonie. J’ai esquissé dans mon esprit une famille heureuse qu’aurait été celle de la dame.
 « Asseyez-vous », m’a dit la dame. Je me suis assis sur le divan, entouré d’animaux empaillés et de tableaux poussiéreux. Quelques instants plus tard, elle m’a apporté un thé. Une mouche était morte sur la surface et l’incrustation créait une souche épaisse au bord de la tasse. Je l’ai remerciée et j’ai porté la tasse à ma bouche pour feindre de boire.
 « Merci de venir chez moi…a-t-elle dit. Il n’y pas beaucoup de monde qui visitent chez nous. Vous ne croyez sans doute pas, mais notre maison était si animée autrefois. On organisait une fête toutes les semaines avec des villageois.
- C’est moi qui dois vous remercier de m’accueillir », ai-je dit.
 La dame s’est mise à me raconter l’histoire de sa vie, qu’elle s’était réfugiée de l’Insurrection de son pays natal à l’âge de seize ans, qu’elle avait appris la langue et commencé à travailler comme modiste. Quelques années plus tard, elle a rencontré son mari qui était un empailleur célèbre. Après le mariage, le couple s’est installé dans cette ville. Leur commerce d’animaux empaillés est parti dans la bonne voie. Le mari vidait les organes des animaux, créait des modèles et la femme coudaient leur peau avec du fil.  
« Ma fille, Lisa est née l’année suivante de notre mariage. La guerre continuait toujours dans mon pays natal. Je me rappelle que ce jour-là, je regardais l’actualité à la télé. L’écran montrait des bombardements sur ma ville. C’est peut-être indiscret de dire cela, mais j’ai eu l’impression qu’on fêtait la naissance de ma fille avec ces éclairs dans le ciel… », a dit la dame.
 Puis elle s’est tue un long moment. Je me taisais aussi. Un silence a régné dans la salle. Au bout du moment, elle a repris sa parole :
« Des journées paisibles se sont écoulées ainsi. Je croyais que j’avais trouvé ma place dans ce monde, jusqu’à ce que ma fille tombe dans le coma suite à un accident. 
- De quel genre d’accident s’agissait-il ? ai-je dit en prêtant attention à la teinte de ma voix.
- Un jour, elle est partie pour la plage avec ses amies. Je ne pourrais jamais oublier son plein sourire de ce matin-là. Le soir, quand je l’ai revue à l’hôpital, elle se trouvait déjà dans un coma profond. Elle s’est noyée en haute mer et quand on l’a sauvée, elle ne respirait plus. Grâce aux mesures d’urgence, elle est revenue à la vie. Mais seule son âme est restée attrapée dans le fond de la mer obscure. Le médecin nous a dit que son cerveau était mort et qu’elle ne reprendrait jamais conscience. »
 La vieille dame a pris son thé et a bu une gorgée. Je l’ai attendue continuer son histoire, mais il semblait qu’il n’y avait pas de suite.
 J’ai contemplé de nouveau la dame. J’ai imaginé qu’elle avait autrefois été une femme ordinaire et heureuse. Sans doute, elle n’était pas aussi vieille que l’impression que donnait son physique. On pouvait apercevoir une lueur de tristesse dans le plus profond de ses yeux.
 À un moment donné, elle s’est levée et m’a demandé de la suivre. Elle a marché dans le couloir, puis monté un escalier étroit. Le plancher en bois a grincé chaque fois que j’ai mis mon pied dessus. J’ai marché tranquillement pour ne pas tomber. Le premier étage était rempli d’animaux empaillés. Divers animaux étaient abandonnés négligemment, et il y avait l’odeur d’un produit chimique mélangée à celle de la bête. En fin de compte, la dame s’est arrêtée devant une porte. Elle a sorti une clef et l’a enfoncée.
 Lorsque je suis entré dans la pièce, j’ai été fort étonné, car elle ne ressemblait pas du tout au reste de la maison. Elle était propre et pleinement ensoleillée. Au bord de la fenêtre, il n’y avait pas une poussière. Les livres étaient rangés dans l’étagère. Devant la lucarne, une petite table était installée avec une lampe. Contre un mur était mis un lit avec une couverture à dessins de fleur.
 La dame faisait-elle le ménage uniquement dans cette pièce tous les jours ? Tandis que je me posais cette question, je me suis aperçu d’un piano droit qui se trouvait dans un coin.
 « C’était la pièce de Lise, a-t-elle dit. Rien n’a changé depuis le jour où elle est tombée dans le coma. »
 La dame prenait un cahier laissé sur la table, et le regardait l’air nostalgique.
 J’ai regardé l’étagère. La plupart des livres étaient en français. Il y avait quelques livres de Françoise Sagan et de Patrick Modiano. Certains livres étaient en allemand ; la vieille édition de Tonio Kröger et un recueil de nouvelles de Hesse s’y trouvaient…
 Pour une raison obscure, j’ai été attiré par un livre dont la couverture représentait deux garçons jumeaux. Il était écrit dans une langue que j’ignorais. Ce livre émettait une atmosphère particulière dans l’étagère. Pendant que je tournais des pages par curiosité, je suis tombé sur une vieille photo dans laquelle une fille et une femme d’un certain âge adressaient un plein sourire devant un bâtiment. À ce moment-là, je me suis rendu compte que la femme présente dans la photo avait les mêmes yeux que la vieille dame, et que ce bâtiment était celui dans lequel je me trouvais.
 « C’était le jour de la fin du collège, m’a dit la vieille dame derrière moi.
- Excusez-moi », ai-je dit.
 J’ai remis précipitamment la photo dans le livre et je l’ai rangé dans l’étagère.
 « Jouait-elle aussi du piano ? ai-je demandé pour changer de sujet.
- De temps en temps. »
 J’ai jeté un coup d’œil à mon bras droit. C’était le bras que j’avais volé de la fille. Pendant ce temps, la dame s’est assise sur la chaise devant la table. Elle a mis ses mains sur ses genoux comme si elle attendait quelque chose.
 J’ai avancé un pas et je me suis tenu devant le piano droit. Je me suis assis et j’ai appuyé sur quelques touches. Il semblait que personne ne l’avait touché depuis longtemps ; l’accordage était en désordre. De surcroît, ce piano avait une sonorité singulière comme si le son était transmis par une lointaine planète au bout d’un million d’années-lumière. Cependant, ce problème semblait m’importer peu. Je pouvais sentir le regard de la dame dans mon dos. J’ai bougé quelques-uns de mes doigts et j’ai appris que la douleur aiguë s’était dissipée. J’ai fermé les yeux ; je me suis mis à jouer Inventions et sinfonies.