vendredi 24 mai 2019

L'application de rencontre

 Il y a longtemps, une amie a téléchargé une application de rencontre sur son portable. Ce n’est toutefois pas une application de rencontre amoureuse. Il s’agit d’une application « platonique » qui est faite pour trouver des amis. Du moins, c’est ce qui écrit dans l’explication. À ce moment-là, un très fort sentiment de rivalité est né dans mon esprit. Un sentiment de rivalité pour quoi ? Je ne sais pas. En tous cas, c’est ce qui s’est passé. J’ai téléchargé la même application sur mon portable.
 J’ai ouvert l’application, mais j’ignorais comment l’utiliser. J’ai demandé à cette amie son mode d’emploi. « C’est comme Tinder », m’a-t-elle dit. Mais je ne connaissais pas Tinder. J’ai touché un peu partout sur l’écran. Le visage d’une femme inconnue s’est affiché. J’a eu peur et j’ai pleuré. J’ai glissé le doigt. Le visage d’une autre femme inconnue s’est affiché. J’ai eu peur et j’ai pleuré. J’ai glissé le doigt. Le visage d’un homme inconnu s’est affiché. J’ai eu peur et j’ai pleuré. C’était comme le catalogue d’êtres humains à vendre. 
 Quoi qu’il en soit, je me suis peu à peu habitué à utiliser cette application de rencontre, et j’ai parlé avec quelques personnes. Mais j’avais vraiment la flemme de leur répondre. Alors au bout d’une ou deux semaines, je l’ai oubliée. Le temps qui s’écoulait a fait que de la mousse pousse sur cette application, autour de laquelle se sont élevés des arbres. Sur ces arbres des oiseaux se sont rassemblés pour faire des nids. Après une pluie diluvienne qui a duré sept jours, une rivière s'est formée. Autour de l’eau, des êtres humains se sont réunis et ils ont fondé un village. Leur village a grandi petit à petit. Quelques fois, des épidémies ont ravagé le village, mais il y avait toujours des gens qui ont survécu. Une partie de la communauté a quitté le village pour vivre ailleurs. Malgré d'innombrables guerres et massacre, l'être humain n'a cessé de vivre en rêvant d’un jour où la paix et l’amour inondent leur monde, et lorsqu’un million d’années se sont écoulées depuis que j’ai téléchargé cette application, je l’ai rouverte, en découvrant qu’une femme se plaignait car je ne lui répondais pas.

mercredi 15 mai 2019

Tu peux me prêter ton portable ?


 Je ne sais pas pourquoi, mais en France il m’arrive souvent qu’un inconnu me demande de lui prêter mon portable. Ce qu’il me dit, c’est toujours la même chose : que son portable est cassé, mais qu’il doit appeler quelqu’un en urgence. Pourquoi y a-t-il autant de gens qui ont un portable cassé ? Je ne leur prête jamais mon portable pour la simple raison que je n’ai pas envie de prêter mon smartphone à un inconnu. Il se peut que ce demandeur veuille voler mon Pocophone F1 de Xiaomi (oui, j’ai abandonné l’Iphone depuis quelques temps. Adieu, Apple !). Il se peut que ce demandeur jette un coup d’œil sur l’historique de mon portable et découvre que je voudrais bien m’acheter un kotatsu pour l’hiver. Il se peut qu’il se mette à courir dès qu’il aura mon smartphone dans sa main. Depuis que je me suis fait arnaquer de dix euros par une femme soi-disant « sourde », je n’ai plus confiance en personne.

 Mais ce n’est pas bien de se méfier tout le temps des gens. Il y a des gens bien dans ce monde. Je ne sais pas qui, mais je pense qu’il y a des gens bien. Évidemment, il est possible que leur portable soit vraiment en panne et qu’ils aient un coup de fil urgent à passer. Je pense que je leur prêterai mon portable s’ils tombent par terre, qu’ils crachent du sang et qu'ils tremblent de tous leurs membres. Pour l’instant, je n’ai jamais été abordé dans la rue par quelqu’un qui serait tombé par terre, crachant du sang et tremblant de tous ses membres. Aujourd’hui, pendant que j’attendais le bus, un homme costaud avec des lunettes de soleil m’a demandé de lui prêter mon portable en me montrant son smartphone Samsung à l’écran brisé. Je lui ai dit que je ne pouvais pas prêter mon portable à un inconnu et je me suis excusé. Il est parti. Maintenant, en écrivant ce journal, j’ai l’impression que j’aurais dû me lever, lui dire à la manière d’un personnage d’animé : « Salaud, bats-moi si tu veux mon portable », ce qui aurait été facile pour lui parce qu'il était plus costaud, plus musclé que moi qui suis adorable et faible comme un agneau. Il m’aurait battu, aurait volé mon Pocophone F1 et se serait ensuite enfui. Je serais tombé par terre en crachant du sang et j’aurais demandé à quelqu’un de me prêter son portable.

samedi 11 mai 2019

Le Planétarium (3)

3. La Lune et la pluie
 Le lendemain, j’ai pris le métro pour me rendre à la grande maison. J’ai traversé le même pont que la veille et je suis venu jusqu’à l’entrée du bois. Sous le ciel grisâtre et pluvieux, le bois semblait encore plus ténébreux que la veille. Le sentier était couvert de boue et de feuilles mortes. Des insectes étaient noyés dans des mares. . 
 J’ai marché d’un pas rapide, mais la boue m’en empêchait. J’avais l’impression que plus je marchais, plus la maison s’éloignait. Lorsque je suis sorti du bois, j’étais trempé de pluie de la tête aux pieds. De la boue entrait dans mes chaussures. 
 Passé par le jardin abandonné, j’ai ouvert la porte de la maison. De l’autre côté se tenait la vieille domestique. « Excusez-moi pour le retard. Il y a une averse et… », ai-je dit. Elle m’a donné une serviette et s’est mise à marcher dans le long couloir. Je me suis précipité à la suivre. De mes cheveux tombaient sur le plancher des gouttes d’eau, en créant des taches ressemblant à des pétales de fleur. Au bout du couloir, la domestique a ouvert la porte. De l’autre côté de la porte s’étendait une pièce vaste, un salon propre contrairement à ce que j’imaginais par l’apparence délabrée de la maison. Madame Alekhine était assise sur le canapé. Elle portait aujourd’hui une robe blanche. Elle a posé sur la table le livre qu’elle était en train de lire, et m’a dit : « Bonsoir ». « Je suis désolé…il a commencé à pleuvoir et je n’avais pas de parapluie…. – Vous allez attraper froid...Je reviens », m’a-t-elle dit et elle est partie. Quelques instants plus tard, elle est revenue avec une chemise masculine. « C’était à mon mari. J’espère que ce ne soit pas trop grand pour vous », m’a-t-elle dit. La domestique m’a conduit dans la salle de bain où je me suis changé. La chemise impeccablement blanche et amidonnée dépassait légèrement ma taille. J’ai retroussé les manches et je suis revenu au salon. « Ça vous va bien », m’a dit Madame Alekhine. Je me suis assis sur le canapé. La vieille domestique m’a servi un café. Dans le salon, il y avait une grande fenêtre par laquelle on voyait une fontaine. Derrière, on voyait la salle de bain où j’étais tout à l’heure. J’ai compris que cette maison était carré, et le centre du bâtiment était cette cour où il y avait la fontaine.
 Le salon était plus simple que ce que je ne le pensais. Sur une armoire était mise un tourne-disque qui avait l’air vieux. L’étagère était remplie de disques. Sur le mur était accroché une gravure représentant un coquillage posé sur la plage. Chaque sillon était soigneusement gravé. Sur la surface parasitaient des balanes telles des pores. 
 À un moment donné, Madame Alekhine a ouvert la bouche :
« Vous allez mieux maintenant ?
- Oui. Je vous remercie », ai-je dit en posant mon café. 
 Elle semblait plus douce que la veille. Un silence s’est installé un certain temps. Le bruit de de la pluie remplissait la pièce. 
« Ma fille, Lune…est tombée dans le coma quand elle avait treize ans, m’a-t-elle dit. C’était un accident. »
 J’ai cherché des mots dans ma tête, mais en vain. Mais je comprenais mieux la situation que la veille. Sa fille est tombée dans le coma il y a quelques années. Finalement, elle s’est réveillée. Cependant, il lui a resté des séquelles mentales ou physiques qui l’empêchaient d’aller à l’école. 
« Je suis désolé, ai-je dit. 
- Ne vous en faite pas. Elle va bien. Aimeriez-vous voir votre élève ? Hier, je lui ai parlé de vous……Elle est très contente et elle attend de vous voir avec impatience », m’a-t-elle dit.
 Nous sommes entrés dans une petite pièce qui se trouvait au bout du salon. Au centre la pièce, il y avait une table sur laquelle était mise une vieille machine à écrire, à moitié dissimulée sous l’avalanche de nombreuses feuilles de papier. Il y avait une grande armoire qui couvrait entièrement le mur. La dame l’a ouverte. C’est alors que j’ai découvert que c’était une fausse armoire pour cacher une porte. De l’autre côté de la porte se trouvait un escalier conduisant au premier étage et au sous-sol. Il y avait également un ascenseur exigu qui ne semblait pas être utilisé depuis longtemps.
 Nous avons monté l’escalier. Dans le mur un seul vitrail représentant une femme était incrusté. À cause de gouttes de la pluie, elle semblait pleurer. 
 Au premier étage, nous sommes débouchés sur une pièce sans aucune porte ni fenêtre où il n’y avait rien d’autre qu’une étagère. L’escalier durait encore en haut. J’ai pensé que nous allions monter au deuxième étage, mais la dame s’y est arrêtée. Elle a poussé l’étagère, qui est par la suite tournée. C’était une porte camouflée. J’ai pris une encyclopédie tombée par terre. Toutes les pages étaient blanches. 
 À l’autre côté de la fausse étagère, se trouvait un lavabo et des toilettes. Le miroir était terni, ce qui signifiait qu’un certain temps s’était écoulé depuis qu’une personne a miré son visage dans la glace pour la dernière fois. Madame Alekhine a ouvert la porte à côté des toilettes.
 Une chambre obscure s’étendait. Un faisceau de lumière s’introduisait à travers l’entrebâillement des rideaux fermés. Il y avait un piano droit, une armoire et une table. Au bout de la pièce, un lit était mis. Quelqu’un semblait couché, mais de ma position, je ne pouvais pas voir son visage.
 Madame Alekhine a avancé vers la fenêtre, et tout d’un coup elle a ouvert les rideaux. La lueur de la lune a éclairé la pièce. J’ai regardé par la fenêtre. À l’opposé de l’endroit où je voyais une autre pièce de la maison. En bas, il y avait la fontaine que j’avais vue tout à l’heure. Comme la maison était carré, personne ne voyait l’intérieur de cette pièce à moins que ce ne soit pas un oiseau. 
 La dame caressait tendrement les cheveux d’une fille couchée sur le lit. On voyait la poitrine de sa chemise de nuit. Si je prêtais l’oreille, je pouvais entendre sa respiration imperceptible. Ses cheveux étaient châtains et avaient l’air souples. Les mains croisées sur le cœur, la fille dormait paisiblement. 
« Lune ? Monsieur le nouveau répétiteur est venu te voir », a dit sa mère en caressant sa joue. 
 La fille demeurait silencieuse, mais sa mère l’ignorait. Elle a continué à lui parler toute seule : 
« C’est un jeune homme charmant et intelligent. Il va s’occuper de toi désormais ».
 Immobile, la fille n’a pas émis un mot. 
« Euh, elle semble dormir très profondément. Ce serait mieux que je revienne à tout à l’heure ou un autre jour, ai-je dit humblement. 
- Veuillez-vous lui vous présenter. Elle est ravie de vous rencontrer.
- Mais… ».
 J’ai essayé de lui contredire, puis j’ai avalé mes mots, car je me suis rendu compte qu’elle me transperçait d’un regard résolu comme si elle disait qu’elle ne tolérait aucune objection contre elle.
 Craintivement, je me suis approché du lit. À son chevet, je me suis présenté : « Euh…Bonjour, Lune. Je suis enchanté de te rencontrer. À partir d’aujourd’hui, je travaille comme ton répétiteur…et, voilà, n’hésite pas à me dire s’il y a des choses que tu voudrais particulièrement apprendre, la littérature, les mathématiques, chimie, malheureusement je ne peux pas t’apprendre la musique, mais…euh, voilà ». Et j’ai doucement pris sa main et l’a agitée quelques fois en guise de salutation. 
 J’ai regardé à mes côtés. Madame Alekhine avait l’air contente. Les yeux fixés sur moi, elle m’adressait un plein sourire. Pendant ce temps, la fille n’a jamais ouvert les yeux. Son sommeil semblait si profond qu’elle ne se réveillerait pas même si un éléphant faisait des claquettes à son chevet. 
« Nous allons commencer dès le lendemain, m’a-t-elle dit. Elle est fatiguée aujourd’hui », m’a-t-elle dit. Je me suis demandé comment on pouvait savoir si la jeune fille était fatiguée ou pas, mais je me suis tu. Puis, ma patronne m’a donné une enveloppe. 
 À l’intérieur se trouvaient une clef et les billets de trois milles euros. 
« Vous savez maintenant comment arriver à la chambre de ma fille. Venez à 9 heures du matin et la leçon doit se terminer à 5 heures du soir. De midi à 14 heures vous aurez une pause et un repas », m’a-t-elle dit.
 J’aurais voulu lui demander si sa fille dormait toujours aussi profondément ou si elle se réveillait à certaines heures, mais aucun mot n’est sorti de ma bouche.
 Au rez-de-chaussée, je lui ai proposé de rendre la chemise qu’on m’avait prêtée, mais elle m’a dit que ce n’était pas la peine. La domestique m’a donné des bottes quand je quittais la maison. J’ai ainsi laissé mon vêtement et mes chaussures. Je les ai remerciées et je suis sorti. 
 Lorsque j’en suis sorti, la pluie avait cessé et la nuit était tombée. Le sentier dans le bois était encore plus boueux que tout à l’heure, et il était devenu comme une mare. À travers les feuilles des arbres, la lune projetait une lumière blanche aux alentours. Je me suis retourné pour regarder la maison. De là où j’étais, je ne voyais pas la chambre de Lune. La porte de fer s’est fermée en grinçant. Je songeais à la fille dormante dans la pièce secrète. 

lundi 6 mai 2019

La fin de ma licence

 La Cathédrale Notre-Dame a brûlé. L’empereur a abdiqué. Mon semestre s’est achevé. Mes trois ans de ma licence se sont terminés. Je pensais que lorsque j’aurai terminé mon dernier examen, tout le monde (les professeurs, les étudiants, les animaux de la forêt noire, les prêtres, les nettoyeurs) m’attendrait à la sortie de l’amphithéâtre, et qu’ils m’acclameraient en faisant claquer des pétards, en sifflant, parce que c'est souvent comme ça dans le dernier épisode d'un animé, mais en fait, non. Personne ne m’attendait. C’était comme si un film se terminait dans un cinéma vide sans que personne ne le sache. 
 Ces trois années m'ont semblé à la fois courtes et longues. Je peux me souvenir de certains cours, et d’autres, non. Le moment le plus dur était bel et bien la première année. Je venais de débarquer du Japon. La première inscription pédagogique que l’on devait effectuer sur place était chaotique, et on ne pouvait pas vraiment choisir ses cours car seuls les codes étaient indiqués et pas le contenu. Ainsi, je suis tombé sur un cours de littérature française qui ne m’intéressait pas du tout Le résultat de ma première dissertation était catastrophique, et le cours de phonétique était incompréhensible. C’était comme si je me noyais dans une immense piscine. Toutefois, j’ai terminé ma première année avec de plutôt bonnes notes parce que j’avais travaillé d’arrache-pied. La deuxième année, je m’ennuyais. Je savais maintenant comment les cours et les examens s’organisaient en France. La plupart des cours ne m’intéressaient toujours pas. Le cours de littérature française que j’avais choisi était toujours si ennuyeux que j'aurais encore préféré observer des fourmis qu'aller à cette séance de torture de deux heures. La deuxième année, bien que j’aie souffert moins qu’à la première année, je l’ai terminée avec une moyenne un peu plus basse à cause du manque de motivation. Cette année, les cours me semblaient plus faciles qu’en première année et deuxième année, ou simplement je me suis habitué à la vie universitaire. Du moins, je ne me noyais plus. Je nageais plutôt aisément. La dissertation en trois grandes parties qui m'avait torturé quand j’étais neuveau, était devenue une habitude. Les cours de littérature que je détestais d’habitude alors que je suis en lettres, étaient plutôt intéressants cette année. Est-ce une fin heureuse ou une fin malheureuse ? Sans doute ni l’une ni l’autre car ce film dure encore. 

dimanche 5 mai 2019

Le Planétarium (2)

2. L'étrange travail

 Je n’avais jamais vu le code postal indiqué sur le morceau de papier.
 Le lendemain, j’ai pris le métro et je suis descendu à une station près de la rivière. J’ai traversé un pont au bout duquel un bois s’étendait. J’ai mis un pas sur le sentier, couvert par divers types d’herbe. Chaque fois que j’ai marché, des feuilles s’écrasaient sous mes pieds. De temps en temps, des oiseaux poussaient des cris qui me rappelaient le grincement d’une machine gigantesque. Je ne les voyais nulle part. 
 Lorsque je suis sorti du bois, j’ai aperçu une grande maison sur la colline. J’ai monté la douce pente au beau milieu des prairies. Du sommet, on pouvait dominer un cimetière abandonné et des ruines. 
 La maison était entourée par des murs dépassant largement ma taille, couverts entièrement par des lierres. Le jardin devait être abandonné depuis longtemps. Il était envahi par divers types de fleurs et de champignons. La maison elle aussi était couverte par des lierres ressemblant à des vaisseaux sanguins.
 J’ai sonné à la porte en bois aussi haute que les murs, mais la sonnerie semblait cassée. À côté du bouton, il y avait un heurtoir en forme d’un hibou. Je l’ai frappé à la plusieurs reprises et j’ai crié : « Bonjour ! ». Quelques instants plus tard, la porte s’est entrouverte toute seule avec un terrible grincement. 
  À l’autre côté de la porte, un long couloir s’allongeait dans l’obscurité. J’ai attendu quelqu’un venir, mais un long moment s’est écoulé sans que personne n’apparaisse. « Est-ce qu’il y a quelqu’un ici ? », ai-je dit vers le bout du couloir, mais ma voix s’est fondue dans le noir et seul l’écho me répondait. Tandis que je pensais à rentrer, j’ai entendu le bruit de pas de quelqu’un qui s’approchait. Le plancher en bois a grincé à chaque fois que cette personne a mis le pied. Au bout d’un moment, une silhouette est apparue. C’était une vieille dame au dos courbé. Ses cheveux étaient grisâtres et ses yeux étaient d’un vert si pâle qu’ils semblaient atteints d’une cécité. Elle tenait une lampe à la main. « Je suis un nouveau répétiteur », lui ai-je dit. « Suivez-moi », m’a-t-elle dit. 
 La vieille dame au dos courbé m’a tourné le dos. J’ai marché d’un bon pas pour l’attraper. « Par-là », m’a-t-elle dit d’une voix rauque et a ouvert une porte.
 C’était une petite pièce poussiéreuse. Les rideaux diaphanes à travers lesquels la lumière s’infiltrait étaient fermés. Sur les étagères étaient exposées une multitude de bouteilles et de flacons. Au centre, il y avait deux fauteuils en cuir entre lesquelles était mise une petite table en carrée. 
« Madame arrive dans quelques minutes. Attendez ici », a dit la vieille dame et elle a fermé la porte. 
 Je me suis assis sur le fauteuil. La table était en fait un échiquier sur lequel se dessinaient des carrées minuscules ocre et brun. Cette table avait de petits tiroirs dans lesquels se trouvaient peut-être des pièces.
 Au bout de quelques minutes, j’ai entendu le sol grincer et la poignée s’est tournée. De l’autre côté de la porte se tenait une femme d’un certain âge. Elle devait avoir environ quarante ans voire même plus. Elle s’était fait un chignon et portait une robe noire comme en deuil. Après avoir fermé la porte, elle s’est assise devant moi. Tandis que je réfléchissais à ce que j’allais lui dire, elle m’a dit : « Merci d’être venue. Je suis S. Alekhine, la propriétaire de cette maison. 
- Je suis ravi de vous rencontrer…, ai-je dit. 
- Aimez-vous l’échec ? 
- J’y jouais avec mon père quand j’étais enfant, mais je ne suis pas très fort », ai-je dit.
 Elle a ouvert le tiroir et s’est mise à disposer les pièces blanches. Le roi au centre, la reine à côté. Les deux fons étaient à leurs côtés, ainsi que les cavaliers et les tours. La ligne de bataille était défendue par les pions. J’ai aussi ouvert mon tiroir, et je me suis précipité à disposer les pièces noires. 
« Excusez-moi…, m’a-t-elle dit. Je peux discuter plus à l’aise en jouant aux échecs. J’espère que ça ne vous dérange ? ».
 J’ai secoué la tête. Elle avancé son pion à E4 et s’est mise à parler. 
« C’est à propos de ma fille que j’ai demandé ce travail. » 
 J’ai avancé mon pion à E5.
« A-t-elle un problème ? ai-je demandé. Du genre, elle a de mauvaises notes à l’école ou elle sort avec de mauvais amis.
- Pas du tout. C’était une fille intelligente, souriante et populaire, même si elle avait un côté introverti »
‘’C’était’’ ? Pourquoi parle-t-elle de sa fille au passé ? me suis-je demandé, cependant, sans lui poser cette question, j’ai continué à jouer mes pièces.
 Nous nous sommes tus un long moment et nous nous sommes concentrés à jouer aux échecs. Il n’y avait pas beaucoup de mouvements dans nos camps. J’ai pris le cavalier blanc avec ma reine noire. Maintenant l’un de mes soldats s’enfonçait dans le camp de mon ennemi.
 Mes soldats noirs s’approchaient de plus en plus du roi blanc. J’ai pris son fou. Elle m’a pris un pion et un cavalier.
« Ma fille est malade », a-t-elle dit en reculant sa dame. 
 J’ai déplacé mon tour à g8. 
« Comment elle s’appelle ? ai-je dit.
- Lune », m’a-t-elle dit.
 Lune, ai-je répété dans ma tête. Je commençais petit à petit à comprendre la situation. Sa fille avait sans doute une maladie qui l’empêchait de sortir, de sorte qu’elle ne pouvait pas aller à l’école. Elle restait toute la journée dans sa chambre, en étudiant avec sa mère. Mais c’était difficile de tout lui apprendre toute seule et c’est la raison pour laquelle elle a cherché un répétiteur pour sa fille. 
 J’ai avancé ma dame à c6. Elle a posé un pion à f2 et a dit sèchement « Chèque ». C’est alors que je me suis rendu compte que mon roi, isolé sans reine était entouré par des pièces blanches. Pendant que j’étais épris de prendre ses pièces, elle avait développé son piège sur l’échiquier comme une toile d’araignée, en sacrifiant ses soldats loyaux, en attendant que je m’y perde.  Après un moment de silence, j’ai doucement fait tomber mon roi. 
 Elle s’est levée et s’est approchée de l’étagère. Elle est revenue avec un album et me l’a donné. L’album était rempli de photos d’une fille. L’album commençait par sa naissance et le bébé grandissait. Sur une photo, la fillette d’environ cinq ans, soufflait les bougies sur son gâteau d’anniversaire. Sur une autre photo, elle riait sur un cheval d’un manège. De temps en temps, apparaissaient un homme et une femme, peut-être ses parents. La même femme était assise devant moi. Elle avait pris un peu plus de rides que sur les photos. Ses cheveux s’étaient mis à blanchir et ses yeux étaient légèrement cernés. Mais c’était elle. L’homme était peut-être son mari. Ses cheveux étaient aplatis en arrière. Il portait de petites lunettes rondes et ressemblait à un mathématicien syphilitique. Plus j’ai tourné des pages, plus la fillette grandissait. Ses bras et ses jambes s’allongeaient ; son ventre s’aplatissait et ses cheveux poussaient. Tout à coup, l’album s’est terminé. Même si je tournais des pages, il n’y avait plus rien. Les pages blanches duraient à l’infini. Sur la dernière photo, elle avait environ douze ou treize ans. Elle portait un T-shirt et un short, souriant vers l’appareil photo sur une dune. 
 J’ai fermé l’album et l’ai rendu à la dame.
« Ça fait plus de dix ans qu’elle ne va pas à l’école. Quand les enfants de son âge apprenaient beaucoup de choses et jouent entre eux, elle était contrainte de rester dans sa chambre toute la journée. Elle s’isolait de plus en plus du monde extérieur. Elle s’ennuyait aussi. Ce que je voudrais vous demander, ce n’est pas vraiment être son répétiteur. Mais j’aimerais que vous connectiez ma fille au monde extérieur, pour qu’elle puisse faire ce qu’elle voudrait quand elle sera guérie. 
- Mais plus précisément que devrai-je faire ?
- Comme vous voudrez.
- Devrai-je travailler combien d’heures par jour ?
- Ce n’est pas défini. Vous pouvez travailler en fonction de votre nécessité. En temps libre, vous pouvez faire ce que vous voudrez, peu importe. Je vais vous payer trois milles euros par mois. Mais si vous voulez, je pourrai vous payer davantage ». 
 Elle semblait toujours éviter de me donner des informations détaillées m’intriguait. J’ai supposé qu’il y avait une raison qui l’empêchait de me les dire, très probablement au sujet de sa fille. Elle avait subi un accident de voiture et son visage était défiguré, ou sa maladie était contagieuse, ou elle était handicapée mentale…Et probablement, la Chauve-souris était un agent d’emplois spécialisé dans les offres confidentielles. Sinon le salaire ne serait pas aussi élevé pour un simple travail de répétiteur. 
 J’ai levé la tête. La propriétaire fixait son regard sur moi au visage inexpressif, immobile comme une statue grecque. Un instant, je me suis senti étouffé pour une raison obscure, peut-être à cause de l’étroitesse de la pièce et de l’étrangeté de cette situation. Un long moment plus tard, j’ai dit : « Quand je pourrai commencer à travailler ? ».
 « Revenez ici demain, à quatorze heures trente », m’a-t-elle dit. 
  La vieille dame que je ne savais toujours pas si c’était une domestique ou la mère de la patronne, m’a accompagné jusqu’à la porte. 
« Est-ce que je peux vous poser une question ? ai-je demandé dans le seuil, au moment de quitter la maison.
- Je vous en prie, m’a-t-elle dit d’une voix rauque comme si on trainait un sac lourd rempli de sable.
- Y a-t-il eu combien de répétiteurs avant moi ?
- Vous êtes le cinquante-quatrième. Les autres n’ont pas tenu plus de deux semaines ».