jeudi 31 octobre 2019

''Le Condor'' Haruki Murakami

« Ne sortez à aucun moment de chez vous le 26 juillet, dit la devineresse.
- Qu’en est-il de la main ? ai-je demandé craintivement.
- La main ?
- Je ne peux pas prendre le journal sans sortir ma main par la porte.
- Cela importe peu tant que vous ne sortiez pas votre jambe.
- Qu’est-ce qui se passe si je sors ma jambe ?
- Une chose extraordinaire que vous n’arriverez pas à imaginer aura lieu.
- Une chose extraordinaire que je n’arriverai pas à imaginer ?
- Oui.
- Me faire mordre par un grand fourmilier, par exemple ?
- Ça, c'est improbable.
- Pourquoi ?
- Parce que vous l’imaginez déjà ».
En effet.
Je n’ai pas forcément cru la divination, mais le 26 juillet, j’ai verrouillé la porte pour m’enfermer chez moi. J’ai bu bière après bière et écouté tous les albums des Doors. Par la suite, j’ai imaginé autant de malheurs que le permettait mon imagination. Plus j’imaginais, plus le nombre de malheurs potentiels diminuait.
Mais en vérité, tout cela était inutile. Même si je diminuais le nombre d'éventuelles catastrophes, il restait toujours « une chose extraordinaire que je n’arrivais pas à imaginer ».
N’importe.
Le 26 juillet était une belle journée ensoleillée. Le soleil tapait dur sur la terre et brûlait jusqu’aux parties métaphysiques des selles des gens. Les voix joyeuses des enfants se faisaient entendre depuis la piscine du voisinage.
Une piscine de 25 mètres, fraîche…
Mais non, un anaconda me guettait sans doute là-bas.
« Anaconda », ai-je écrit dans mon cahier.
Ainsi, la possibilité de l’anaconda a disparu. Je trouvais cela un peu dommage quand même, mais je n’avais pas le choix.

Midi a passé. Les ombres se sont allongées. Ainsi est arrivé le soir. Sur la table, 17 canettes de bière étaient alignées et 21 albums étaient entassés. Et moi, j’étais las de tout cela.
À sept heures, le téléphone a sonné.
« Viens boire avec nous, a dit quelqu’un.
- Je ne peux pas, ai-je dit.
- Mais c’est spécial aujourd’hui !
- Ici aussi ».
« Intoxication alcoolique aiguë », ai-je noté. Puis j'ai raccroché.
À 11h15, le téléphone a de nouveau sonné. Cette fois, c’était une voix de femme.
« Depuis qu’on s’est vus la dernière fois, je n’ai fait que penser à toi.
- Uh-huh.
-Et maintenant je crois comprendre ce que tu voulais me dire à ce moment-là.
- Je vois.
- On peut se voir ce soir ? »
« Maladie sexuelle transmissible ou conception », ai-je noté. Puis, j'ai raccroché.
À 11h55, la devineresse m’a appelé.
« N’êtes-vous pas sorti de chez vous ?
- Bien sûr que non, ai-je dit. Mais il y a une seule chose que j'aimerais savoir. Par exemple, qu’est-ce qui peut être ‘’une chose extraordinaire que je n’arriverai pas à imaginer’’ ?
- Qu’en est-il du condor ?
- Le condor ?
- Avez-vous pensé quelque chose à propos d’un condor ?
- Non, ai-je dit.
- Un condor serait survenu, il vous aurait pris par le dos, se serait envolé dans le ciel, puis il vous aurait jeté au beau milieu de l'océan Pacifique».
Ah, le condor.
Et l’horloge a sonné minuit.