Depuis le dîner chez Menshiki du mardi soir, c'était sa
première apparition, pour employant son terme, sa première ''concrétisation''.
Après avoir fait des courses, alors que je lisais un livre dans
le salon, une clochette s'est mise à sonner dans l'atelier.
J'y suis allé et j'ai découvert que le Commendatore était
assis sur une étagère, il faisait sonner la clochette près de son oreille.
Comme s'il vérifiait cette sonorité subtile.
Aussitôt qu'il m'a aperçu, il a cessé de l'agiter.
''-Ça faisait longtemps, ai-je dit.
-Qu'est-ce que ce <Ça faisait longtemps>, a répondu
sèchement le Commendatore, l'idée fait des aller-retours dans le monde partout
depuis cent ans, mille ans. Un ou deux jours ne sont rien.
-Le dîner chez Menshiki vous a plu ?
-Ah,ah, c'était un dîner extraordinaire !
Évidemment, je ne
pouvais pas y goûter, mais la cuisine m'a fait plaisir aux yeux.
Et
Menshiki-kun est quelqu'un d'attrayant.
C'est un homme qui a une certaine
clairvoyance.
Mais c'est aussi un homme plein de difficultés à l'intérieur.
-Il m'a demandé une chose.
-Ah, ouais, a répondu le Commendatore avec indifférence, en regardant la
clochette dans sa main.
J'ai écouté cette histoire à côté de vous. Mais ça, ça n'a
pas rapport avec moi. C'est un problème pragmatique, autrement dit, un problème
d'ici-bas qui s'étale entre vous et Menshiki-kun.
-Puis-je poser une question ? lui ai-je dit.
Le Commendatore s'est frotté la barbe avec la main.
-Allez-y. Mais je ne sais pas si je pourrai y répondre.
-C'est une question au sujet du tableau de Tomohiko Amada intitulé
''Assassinat du Commendatore''.
J'imagine que vous connaissez déjà ce tableau
puisque vous avez emprunté votre apparence à un personnage de cette peinture.
Il semble que ce tableau est basé sur une tentative d'assassinat qui a
réellement eu lieu à Viennes en 1938 et que Monsieur Amada lui-même a été
impliqué dans cette affaire.
Ne savez-vous pas quelque chose à ce propos ?
Le Commendatore a réfléchi, les bras croisés, puis il a
entrouvert les yeux et il a répondu :
-Dans l'histoire, il y a un tas de choses qu’il vaut mieux laisser
telles quelles dans l'obscurité.
La connaissance exacte ne rend pas toujours
les gens heureux.
L'objectivité ne surpasse pas toujours la subjectivité.
Le
fait ne dissipe pas toujours l'illusion.
-Dans les généralités, certainement que oui.
Mais ce tableau
évoque quelque chose au spectateur.
J'ai l'impression que Tomohiko Amada a
peint ce tableau dans l'intention personnelle de cryptographier une chose
importante qu'il a connue mais qui ne pourra pas être révélée.
Il semble que ce
tableau confesse quelque chose sous la forme d'une métaphore en substituant les
personnages et le lieu à une autre époque, en utilisant le métier de la
peinture japonaise qu'il a acquise à nouveau.
Je pense même que c'est dans ce
seul but qu'il a abandonné la peinture occidentale pour passer à la peinture
japonaise.
-Laissez le tableau raconter, a dit le Commendatore d'une
voix tranquille, si ce tableau souhaite raconter quelque chose, laissez-le
faire.
Laissez la métaphore telle quelle.
Et quel inconvénient cela
présente-t-il ?
-Ce n'est pas une question d’inconvénient.
Je voudrais juste
connaître ce background qui a incité Tomohiko Amada à peindre ce tableau.
Parce
que visiblement, ce tableau nous supplie quelque chose.
Il a été peint dans un
but concret.''
Le Commendatore a caressé sa barbe avec le dos de la main
comme s'il se souvenait de quelque chose. Puis il a dit,
-Franz Kafka aimait les pentes.
N'importe quelle pente le fascinait.
Il aimait observer une maison bâtie sur une forte pente.
Il
pouvait rester assis des heures à regarder une telle maison.
Sans se fatiguer, de temps en temps il penchait la tête.
C'était quelqu'un de bizarre.
Vous le saviez ?
Franz Kafka et la pente ?
-Non, je ne savais pas, lui ai-je dit.
Je n’avais jamais
entendu cette histoire.
-Et, la connaissance d'une telle anecdote, par exemple, contribuera-t-elle à la compréhension de ses
œuvres ? Hein ?
Je n'ai pas répondu à cette question.
-Alors connaissiez-vous personnellement Franz Kafka ?
-Lui, il ne me connaissait pas, bien sûr, a dit le
Commendatore.
Et il a ri tout bas comme s'il s'était souvenu de quelque
chose.
C'était peut-être la première fois que je l'entendais rire.
Y avait-il quelque chose d’amusant chez Franz Kafka ?
Le Commendatore a repris son ton initial et il a continué,
-La vérité est autrement dit la représentation et la
représentation est la vérité.
La meilleure chose à faire, c'est avaler une représentation
telle quelle, sans logique ni fait, sans chercher le nombril du porc ni les couilles
de la fourmis.
Qu'un être humain tente d'atteindre la compréhension en dehors
de cette manière, c'est comme essayer de faire flotter un panier percé.
Je vous le dis par gentillesse.
Il vaudrait mieux oublier ce sujet.
Malheureusement, ce que fait Menshiki-kun est aussi une
chose semblable.
-C'est-à-dire, quoi que je fasse, tout sera vain ?
-Nul ne peut faire frotter un objet qui a de multiples trous
sur l'eau.
-Précisément qu'est-ce qu'il essaie de faire ?
Le Commendatore a haussé les épaules.
Et il a créé entre les sourcils une ride charmante qui
rappelle Marlon Brando dans sa jeunesse.
Je ne crois pas que Commendatore ait jamais vu le film
d'Elia Kazan, ''Sur les quais'', mais sa manière de froncer le sourcil était
vraiment semblable à Marlon Brando.
Je n'arrivais pas à imaginer jusqu’où le Commendatore allait puiser son inspiration pour ses différentes apparences et expressions du visage.
Il a ajouté,
-Il n'y a que très peu de choses que je peux vous expliquer
sur ''Assassinat du Commendatore'' de Tomohiko Amada.
Parce que l'essence est dans l'allégorie et la métaphore.
L'allégorie et la métaphore ne doivent pas être expliquées
par des mots.
Elles doivent être avalées, et le Commendatore s'est gratté
le revers de l'oreille avec le bout de l'auriculaire comme fait un chat avant
la pluie.
Mais je vous apprends une seule chose.
Même si ce n'est pas grand chose, demain soir, vous
recevrez un coup de fils de la part de Menshiki-kun.
Vous devrez lui donner votre réponse après mûre réflexion.
Pourtant votre réponse ne changera pas même si vous
réfléchissez longuement.
En tous cas, ce sera mieux de délibérer suffisamment
longtemps.
-Et ce qui est important, c'est de faire savoir à
l'interlocuteur que je réfléchis.
Comme un geste.
-Tout à fait. Refuser d'abord la première offre, c'est une
règle inflexible et de base dans le business.
Il n'y a rien à perdre à apprendre ça, a dit le Commendatore
et il a ri tout bas.
Il semble qu'il est de bonne humeur aujourd'hui.
-Au fait, ça n'a rien à voir avec ça, mais est-ce amusant de
tripoter un clitoris ?
-Ce n'est pas parce que c'est amusant qu'on tripote un
clitoris, selon moi.
-C'est incompréhensible à mes yeux.
-Aux miens aussi, ai-je dit.
Même une idée ne comprend pas tout.
Même une idée ne comprend pas tout.
-De toute façon, il est temps de s'en aller, a dit le
Commendatore.
J'ai un endroit où aller, je n'ai pas assez de temps.''
Et le Commendatore a disparu d'une manière graduelle et
lente comme disparaît le Chat du Cheshire.
Je suis allé à la cuisine, j'ai préparé un repas simple et
j'ai dîné tout seul.
Je me suis ensuite demandé à quel endroit une idée devait se
rendre.
Mais je n'avais évidemment aucune idée.
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