samedi 15 avril 2017

''Assassinat du Commendatore'' 《Franz Kafka aimait les pentes》 Haruki Murakami




Le lendemain (samedi) le Commendatore est enfin apparu devant moi.
Depuis le dîner chez Menshiki du mardi soir, c'était sa première apparition, pour employant son terme, sa première ''concrétisation''.
Après avoir fait des courses, alors que je lisais un livre dans le salon, une clochette s'est mise à sonner dans l'atelier.
J'y suis allé et j'ai découvert que le Commendatore était assis sur une étagère, il faisait sonner la clochette près de son oreille.
Comme s'il vérifiait cette sonorité subtile.
Aussitôt qu'il m'a aperçu, il a cessé de l'agiter.

''-Ça faisait longtemps, ai-je dit.

-Qu'est-ce que ce <Ça faisait longtemps>, a répondu sèchement le Commendatore, l'idée fait des aller-retours dans le monde partout depuis cent ans, mille ans. Un ou deux jours ne sont rien.

-Le dîner chez Menshiki vous a plu ?

-Ah,ah, c'était un dîner extraordinaire !
Évidemment, je ne pouvais pas y goûter, mais la cuisine m'a fait plaisir aux yeux. 
Et Menshiki-kun est quelqu'un d'attrayant. 
C'est un homme qui a une certaine clairvoyance. 
Mais c'est aussi un homme plein de difficultés à l'intérieur.

-Il m'a demandé une chose.

-Ah, ouais, a répondu le Commendatore avec indifférence, en regardant la clochette dans sa main.
J'ai écouté cette histoire à côté de vous. Mais ça, ça n'a pas rapport avec moi. C'est un problème pragmatique, autrement dit, un problème d'ici-bas qui s'étale entre vous et Menshiki-kun.

-Puis-je poser une question ? lui ai-je dit.
Le Commendatore s'est frotté la barbe avec la main.

-Allez-y. Mais je ne sais pas si je pourrai y répondre.

-C'est une question au sujet du tableau de Tomohiko Amada intitulé ''Assassinat du Commendatore''. 
J'imagine que vous connaissez déjà ce tableau puisque vous avez emprunté votre apparence à un personnage de cette peinture. 
Il semble que ce tableau est basé sur une tentative d'assassinat qui a réellement eu lieu à Viennes en 1938 et que Monsieur Amada lui-même a été impliqué dans cette affaire. 
Ne savez-vous pas quelque chose à ce propos ?

Le Commendatore a réfléchi, les bras croisés, puis il a entrouvert les yeux et il a répondu :

-Dans l'histoire, il y a un tas de choses qu’il vaut mieux laisser telles quelles dans l'obscurité. 
La connaissance exacte ne rend pas toujours les gens heureux. 
L'objectivité ne surpasse pas toujours  la subjectivité. 
Le fait ne dissipe pas toujours l'illusion.

-Dans les généralités, certainement que oui. 
Mais ce tableau évoque quelque chose au spectateur. 
J'ai l'impression que Tomohiko Amada a peint ce tableau dans l'intention personnelle de cryptographier une chose importante qu'il a connue mais qui ne pourra pas être révélée. 
Il semble que ce tableau confesse quelque chose sous la forme d'une métaphore en substituant les personnages et le lieu à une autre époque, en utilisant le métier de la peinture japonaise qu'il a acquise à nouveau. 
Je pense même que c'est dans ce seul but qu'il a abandonné la peinture occidentale pour passer à la peinture japonaise.

-Laissez le tableau raconter, a dit le Commendatore d'une voix tranquille, si ce tableau souhaite raconter quelque chose, laissez-le faire. 
Laissez la métaphore telle quelle. 
Et quel inconvénient cela présente-t-il ?


-Ce n'est pas une question d’inconvénient. 
Je voudrais juste connaître ce background qui a incité Tomohiko Amada à peindre ce tableau. 
Parce que visiblement, ce tableau nous supplie quelque chose. 
Il a été peint dans un but concret.''

Le Commendatore a caressé sa barbe avec le dos de la main comme s'il se souvenait de quelque chose. Puis il a dit,

-Franz Kafka aimait les pentes.
N'importe quelle pente le fascinait.
Il aimait observer une maison bâtie sur une forte pente. 
Il pouvait rester assis des heures à regarder une telle maison.
Sans se fatiguer, de temps en temps il penchait la tête.
C'était quelqu'un de bizarre.
Vous le saviez ?

Franz Kafka et la pente ?

-Non, je ne savais pas, lui ai-je dit. 
Je n’avais jamais entendu cette histoire.

-Et, la connaissance d'une telle anecdote, par exemple,  contribuera-t-elle à la compréhension de ses œuvres ? Hein ?

Je n'ai pas répondu à cette question.

-Alors connaissiez-vous personnellement Franz Kafka ?

-Lui, il ne me connaissait pas, bien sûr, a dit le Commendatore.
Et il a ri tout bas comme s'il s'était souvenu de quelque chose.
C'était peut-être la première fois que je l'entendais rire.
Y avait-il quelque chose d’amusant chez Franz Kafka ?
Le Commendatore a repris son ton initial et il a continué,

-La vérité est autrement dit la représentation et la représentation est la vérité.
La meilleure chose à faire, c'est avaler une représentation telle quelle, sans logique ni fait, sans chercher le nombril du porc ni les couilles de la fourmis. 
Qu'un être humain tente d'atteindre la compréhension en dehors de cette manière, c'est comme essayer de faire flotter un panier percé.
Je vous le dis par gentillesse.
Il vaudrait mieux oublier ce sujet.
Malheureusement, ce que fait Menshiki-kun est aussi une chose semblable.

-C'est-à-dire, quoi que je fasse, tout sera vain ?

-Nul ne peut faire frotter un objet qui a de multiples trous sur l'eau.

-Précisément qu'est-ce qu'il essaie de faire ?

Le Commendatore a haussé les épaules.
Et il a créé entre les sourcils une ride charmante qui rappelle Marlon Brando dans sa jeunesse.
Je ne crois pas que Commendatore ait jamais vu le film d'Elia Kazan, ''Sur les quais'', mais sa manière de froncer le sourcil était vraiment semblable à Marlon Brando.
Je n'arrivais pas à imaginer jusqu’où le Commendatore allait puiser son inspiration pour ses différentes apparences et expressions du visage. 
Il a ajouté,

-Il n'y a que très peu de choses que je peux vous expliquer sur ''Assassinat du Commendatore'' de Tomohiko Amada.
Parce que l'essence est dans l'allégorie et la métaphore.
L'allégorie et la métaphore ne doivent pas être expliquées par des mots.
Elles doivent être avalées, et le Commendatore s'est gratté le revers de l'oreille avec le bout de l'auriculaire comme fait un chat avant la pluie.
Mais je vous apprends une seule chose.
Même si ce n'est pas grand chose, demain soir, vous recevrez un coup de fils de la part de Menshiki-kun.
Vous devrez lui donner votre réponse après mûre réflexion.
Pourtant votre réponse ne changera pas même si vous réfléchissez longuement.
En tous cas, ce sera mieux de délibérer suffisamment longtemps.

-Et ce qui est important, c'est de faire savoir à l'interlocuteur que je réfléchis. 
Comme un geste.

-Tout à fait. Refuser d'abord la première offre, c'est une règle inflexible et de base dans le business.
Il n'y a rien à perdre à apprendre ça, a dit le Commendatore et il a ri tout bas. 
Il semble qu'il est de bonne humeur aujourd'hui.

-Au fait, ça n'a rien à voir avec ça, mais est-ce amusant de tripoter un clitoris ?

-Ce n'est pas parce que c'est amusant qu'on tripote un clitoris, selon moi.

-C'est incompréhensible à mes yeux.

-Aux miens aussi, ai-je dit.
Même une idée ne comprend pas tout.

-De toute façon, il est temps de s'en aller, a dit le Commendatore.
J'ai un endroit où aller, je n'ai pas assez de temps.''

Et le Commendatore a disparu d'une manière graduelle et lente comme disparaît le Chat du Cheshire.
Je suis allé à la cuisine, j'ai préparé un repas simple et j'ai dîné tout seul.
Je me suis ensuite demandé à quel endroit une idée devait se rendre.
Mais je n'avais évidemment aucune idée.

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