mercredi 27 septembre 2017

La Cathédrale



 Je marchais dans l'étroit escalier en colimaçon de la cathédrale. Dans l'obscurité, je ne voyais rien. Je faisais attention à ne pas glisser sur une marche. Quelques moments plus tard, une barrière par laquelle s'introduisait la lumière est apparue. Les autres bâtiments s'éloignaient en bas, les gens rapetissaient de plus en plus. De temps à autre, il y avait une sorte de graffiti qu'avaient laissé des gens de l'époque. J'ai pensé aux gens du passé qui avaient gravi les même marches et à la vue qu'ils avaient sans doute regardée. 

 Devant moi, Aurore continuait à monter. Contrairement à moi qui étais surpris de voir combien il était difficile d'accéder au sommet de la cathédrale, ses pas semblaient confiants et habitués. 
« Cette année, c'est la cinquième ou sixième fois que je monte.», m'a-t-elle expliqué plus tard. 
 En montant cet escalier qui me semblait infini, je me rappelais le film de Hitchcock, Vertigo. Bien que je l'avais regardé deux ou trois fois, je ne me souvenais pas des détails. Mais il y avait une scène où le héros qui souffre d’acrophobie gravit l'escalier en colimaçon d'une tour. Le cinéaste représentait la peur qu'il ressentait par un truquage unique, qui allongeait et raccourcissait brutalement la hauteur de l'escalier. Les hauteurs ne me terrifiaient pas autant mais c'est vrai que je ne me sentais pas bien à ce moment-là. Aurore s'est retournée vers moi quelques fois pour voir si j'allais bien. Bien entendu, j'avais déjà payé trois euros cinquante, j'avais déjà monté plusieurs marches. Je me disais que la fin ne devait pas être loin, si bien que rebrousser chemin était impensable. 

 Un certain moment plus tard, nous avons découché sur un court passage.
 « C'est fini ? ai-je dit d'un air content. 
- Non, il y en a encore.», m'a-t-elle dit. 
 À la fin de ce passage, un autre escalier en colimaçon nous attendait. Alors que j'avais vu d'autres visiteurs à l'entrée, nous étions toujours tout seuls. 

 D’après un livre japonais intitulé ‘’L’histoire de Strasbourg’’, de nombreuses célébrités avaient monté cet escalier en colimaçon ; Alexandre Dumas, Victor Hugo, Goethe etc. J’ai inconsciemment cherché les ombres de ces grands hommes qui avaient sans doute regardé le même paysage. Je me suis senti étrange comme si j’étais entre la mort et la vie. Je faisais une marche solitaire parmi les milliers d’ombres de morts. 

 Au bout d’un moment, nous sommes sortis sur un espace relativement large. Il y avait un bureau vide. Nous avons passé la porte. C’était le belvédère. 

 Nous étions tout de même fatigués et nous avions tous les deux la respiration courte. Avant de profiter du panorama de l’Alsace, nous nous sommes assis sur un banc pour nous reposer. Alors que nous étions seuls pendant que nous gravissions, maintenant plusieurs personnes se fascinaient pour le paysage.
 « C’est étonnant que les gens de l’époque aient construit un édifice si haut et magnifique, lui ai-je dit. Je n’ai aucune idée de la façon dont ils ont pu construire un bâtiment si haut. 
- Cette deuxième tour a été ajoutée plus tard. Il y a eu de nombreux morts pendant la construction, m’a-t-elle dit. Tu vois la balustrade ? C’est pour prévenir le suicide. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui se sont suicidés d’ici. 
- Comme la Tour Eiffel. 
- Peut-être. »

 Nous nous sommes levés et nous avons regardé le paysage de Strasbourg qui nous était familier. Évidemment, la cathédrale était l’édifice le plus haut de Strasbourg. Aucun bâtiment ne s’en approchait. De cet endroit, tout semblait petit et bas. J’ai vu un avion laisser un sillage au loin. C'est la première fois que j’ai vu une traînée d’avion de si près. C’était le point de vue de Dieu. J’ai aperçu mon université (la faculté de droit était très facilement reconnaissable), le parlement européen et ses drapeaux multinationaux flottant.
 « Nous avons marché par-là. », lui ai-je dit en indiquant la route qu’on avait suivie du doigt.
 Au loin, la forêt noire marquait la frontière entre l’Allemagne et la France. L’Allemagne, qui me semblait si proche quand j’étais sur la terre, me paraissait beaucoup plus loin maintenant.

 J’ai regardé en bas. Les gens, minuscules comme des poupées pour les maquettes de trains, marchaient minutieusement. J’ai eu le vertige et j’ai reculé d’un pas. Je ne pourrais pas être un ange, me suis-je dit. Je préfère être une crapule qui rampe sur la terre.
 Sur les murs étaient gravés les noms de personnes qui avaient visité la cathédrale autrefois. C’était tous des noms que je ne connaissais pas. La différence des dates marquées m’a rappelé la longueur de l’histoire que la cathédrale connaît. Il y avait aussi des dates relativement récentes. Je ne me rappelle pas précisément mais il y avait le nom d’un ministre de la culture qui datait des années soixante-dix. J’ai demandé à Aurore si elle le connaissait. Elle a secoué la tête.

 Tout à coup, une phrase d’une nouvelle de Sôseki Natsume, ‘’La Tour de Londres’’ m’est venue à l’esprit. En 1900, sur ordre du ministère de l’éducation, un jeune écrivain, qui n’était qu’un professeur d’anglais à l’époque, était parti en Angleterre. Par rapport à Ogai Mori qui s’était parfaitement habitué en Allemagne et qui avait même une petite amie allemande (‘’La danseuse’’ est une histoire intéressante), la vie en Angleterre exacerbait la nervosité de Sôseki. Au final, une rumeur d’après laquelle Sôseki était devenu fou a circulé auprès des gens, il est finalement rentré au Japon en hiver un an après son arrivée. Sôseki écrit son impression sur la Tour de Londres comme suit ;


 "L’histoire de la Tour de Londres est la concentration de celle du Royaume-Uni. Le voile qui couvrait cette chose incertaine que l'on appelle le passé se déchire et ce que reflète la lumière illusoire sur le XXème siècle, c’est la Tour de Londres. Lorsque le courant du temps qui ensevelit tout reflue et quand un morceau de l’ère passée flotte dans l’époque contemporaine, il faudrait regarder la Tour de Londres. Le sang, la chair, le péché des hommes se cristallisent et ils sont laissés dans les chevaux, les voitures et les trains, c’est ce qu’est la Tour de Londres."

 L’image de la Tour de Londres qu’avait regardée Sôseki est tombé comme une plume sur celle de la cathédrale de Strasbourg qui se levait solennellement devant moi. J’ai eu l’impression que cet édifice dont la première construction date d’il y a environ mille ans connaissait tout ce qui se passait à Strasbourg, qu’elle l'absorbait et le reflétait comme un miroir. La cathédrale de Strasbourg est la convergence de l’histoire de la ville, la peinture qu'une volonté collective peignait jusqu’ici.

 Nous sommes sortis par l’autre porte, nous avons descendu l’autre escalier en colimaçon. Le paysage que je voyais de temps en temps par la barrière baissait petit à petit. La descente était plus simple que la montée. Après avoir passé un espace sombre, Aurore qui marchait devant moi a ouvert une porte et nous sommes sortis sur la terre. La terre me manquait beaucoup.
 Chez moi, j’ai fait une petite recherche sur internet pour voir si ce qu'Aurore m'avait dit était vrai, et j’ai trouvé cette archive datant de 1922. 
"Ce dernier lundi de pâques, la ville de Strasbourg a été le théâtre d’un suicide qui a profondément ému ceux qui en furent témoins. Une jeune Belge, arrivée depuis peu dans la ville, se rendit, ce jour-là, à la cathédrale et, malgré l’heure insolite-il était midi et demie- monta sur la plate-forme de la tour. Là, elle resta une heure environ à rêver. Son allure étrange intrigua les gardiens, mais, comme elle continuait à demeurer immobile, ceux-ci cessèrent de s’en occuper. Tout à coup, la jeune femme franchit la balustrade et se laissa tomber dans le vide. Son corps vint s’écraser sur le sol. On attribue cet acte de désespoir à une crise de neurasthénie. Depuis 40 ans, c’est le dixième suicide qu’on ait à enregistrer et qui se soit produit dans de telles conditions. Le dernier en date remonte à 1909."
 En gravissant l'escalier en colimaçon sombre de la cathédrale, n’avais-je pas croisé l’ombre de cette jeune femme sans nom ? L’image d’une femme désespérée qui vole dans le vide a surgit dans mon esprit et disparu comme un rêve.

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