Le doigt
Aurélien
Dans la cour de l'université, j'ai trouvé un doigt. J'ai
d'abord cru qu'il s'agissait d'un ver blanc. Il avait l'air souple et immobile.
Je m'en suis approché et je me suis accroupi pour le contempler de près. Ce ver
blanc était légèrement courbé. Il n'avait ni œil ni bouche. Je l'ai pris dans
ma main et c'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que ce n'en était
pas un. Ce n'était pas un ver. C'était un doigt. Le doigt était froid et rigide
comme s'il était en céramique. Sans doute coupé par un couteau tranchant tel
qu'un bistouri, il était coupé à la troisième articulation au niveau de la
paume. L'ongle était lisse et dur. À la coupe on voyait encore de la chair et
les traces de nerfs qui étaient pétrifiées. Par sa longueur et sa forme frêle,
j'en ai déduit qu'il s'agissait de l'index qui un jour avait appartenu à une
femme. Le lustre de la peau prouvait que son ancien propriétaire était encore
jeune. Cependant imaginer une femme à partir d'un simple index était assez
difficile. Je l'ai soigneusement couvert d'un mouchoir et je l'ai mis dans la
poche.
C'était le début de l'automne. Les arbres avaient commencé à
perdre leurs feuilles. Les couples en pull-over se promenaient main dans la
main en respirant l'air frais à pleins poumons. Je n'avais même pas une fille
avec qui j'aurais pu réchauffer mes mains gelées. Tout ce que j'avais, c'était
cet index dans ma poche.
La nuit est tombée. J'ai posé l'index sur un mouchoir à côté
de la fenêtre. Je l'ai contemplé pendant un certain temps comme un scientifique
étudie minutieusement l'aspect d'un virus. J'ai caressé cet index avec le mien.
Il n'a manifesté aucune réaction. Ensuite je l'ai piqué avec un crayon pointu.
C'était pareil. L'index restait paralysé. Son sommeil était aussi profond
qu'une grotte insondable. Pour l'empêcher de s'enfuir, j'ai bouché le goulot
avec un bouchon de liège. Je l'ai provisoirement nommé ''Mitsouko''. J'ai écrit
dans mon cahier, '' 21 Octobre, index trouvé dans le buisson de la cour de
l'université, nommé Mitsouko''
Le lendemain matin, lorsque je me suis réveillé, Mitsouko
s'était affaiblie. La surface de sa peau était asséchée, elle était allongée
comme si elle était au bout de ses forces. J'avais oublié d'aérer la fiole. Je
l'ai tout de suite débouchée et j'ai percé le liège de trous pour qu'elle
puisse respirer. J'y ai également ajouté un peu d'eau. On dirait qu'elle a
repris des forces maintenant. Son lustre est revenu, elle a imperceptiblement
levé la tête comme en signe de remerciement. ''Je vous en prie'', lui ai-je
dis.
J'ai fait une affiche et j'en ai collé les copies partout
dans l'université. Le texte de l'affiche était comme suit ;
RECHERCHE PROPRIÉTAIRE D'UN DOIGT
taille ; 7 centimètres
poids ; 1,5 grammes
couleur ; blanc
lieu de la découverte ; le buisson
En bas, j'ai mis mon numéro de portable. J'ai même illustré
l'affiche d'un portrait du doigt. Je suis plutôt doué pour le dessin.
Vers le soir, j'ai reçu un coup de fil d'une fille inconnue.
Sa voix était si faible que je l'entendais à peine.
''-C'est toi qui as fait l'affiche du doigt ?
-Effectivement.''
Nous avons pris rendez-vous une heure plus tard dans la cour
de l'université. Je me suis assis sur le même banc que ce matin. En regardant
les passants, j'ai attendu l'arrivée de la fille inconnue. Les étudiants
rentraient chez eux ou allaient boire un verre. Un groupe de filles et de
garçons bavardait d'un air jovial, peut-être qu'un garçon avait fait une
plaisanterie spirituelle car une fille en pull rouge a éclaté de rire. J'ai jeté
un coup d’œil sur la fiole. Le doigt se reposait comme tout à l'heure comme un
chat blotti. Au loin j'ai remarqué la silhouette d'une fille qui marchait vers
moi. Le rythme de ses pas était parfaitement synchronisé avec ses cheveux.
L'effet du crépuscule rendait sa silhouette bleue. Cette fille qui s'est assise
à côté de moi était relativement jolie mais c'était le type de fille qui ne
laissait aucune impression aux gens. Elle baissait les yeux comme si elle
sombrait dans une pensée métaphysique puis elle en est sortie.
''Tu peux me le montrer ?''
Elle semblait éviter d'utiliser le mot ''doigt''. Je lui ai
montré la fiole et je lui ai demandé si ce doigt lui appartenait. Elle n'a pas
répondu à ma question, elle l'a prise dans sa main et elle l'a observé comme un
archéologue qui vérifie l'authenticité d'un fossile. Pendant qu'elle le
regardait, j'admirais ses doigts soutenir la fiole. Elle s'est mise à raconter
le résultat de cette vérification.
''-Lorsque je suis née, j'avais un sixième doigt.
Normalement on tranche tout de suite un tel doigt superfétatoire, et un tel cas
n'est pas rare. Mais mes parents n'ont pas demandé au médecin de l'enlever. Ce
sixième doigt se situait à côté de mon auriculaire. Il était paralysé et je ne
pouvais pas le faire bouger. Mais il ne me gênait pas non plus, sauf l'hiver
parce que je ne pouvais pas me mettre un gant. D'habitude les gens n'y
faisaient pas attention. En quelque sorte, la présence de ce doigt me rassurait
comme si j'avais un petit frère. ''
Elle a continué.
''-Lorsque j'avais douze ans, j'ai eu un accident de
voiture. Pendant que j'allais à l'école, un camion dont le chauffeur somnolait,
m'a foncé dessus dans un tournant. Mais je ne me souviens de rien. J'ai entendu
plus tard cette histoire de mes parents. Lorsque je me suis réveillé, j'étais
sur un lit d'hôpital. Au fur et à mesure que mes yeux s'habituaient aux lampes
fluorescentes, j'ai d'abord aperçu que j'étais reliée à de nombreux tubes. J'ai
ensuite ressenti une étrange sensation, une sensation d'un creux total. De
toutes mes forces, j'ai levé mon bras et j'ai découvert que mon sixième doigt
avait disparu.
La perte du sixième doigt a été le commencement de la
malédiction. Mon père qui gérait une petite imprimerie, s'est pendu un jour
dans l'usine. Le premier employé qui est arrivé a trouvé son corps refroidi.
Mon père n'était ni endetté ni malade. Il n'avait aucune raison de se suicider.
Depuis sa mort, ma mère s'est mise à changer petit à petit. Alors qu'avant elle
tenait proprement la maison, elle a arrêté de faire le ménage. La poussière s'accumulait dans tous les
coins, l'odeur de poubelles montait, les assiettes étaient laissées dans
l'évier et la nourriture pourrissait dans le réfrigérateur. Un jour, elle a disparu sans laisser aucune
note. L'épargne était intacte. Je ne sais même pas si elle est vivante ou pas
aujourd'hui.
Tous ces malheurs ont commencé depuis la disparition de mon
sixième doigt. Tu comprends ?
Maintenant sa voix tremblait. Les larmes devaient
s'accumuler au revers de ses globes oculaires.
-Je pense que oui. En quelque sorte, ce sixième doigt
réglait ta vie et par le rite de le reprendre, tu pourras tout recommencer, au
moins c'est ce que tu crois.''
La fille a hoché la tête. Un instant, nous nous sommes tus.
''Mais ce n'est pas le tien.'' ai-je dit et j'ai repris la
fiole.
En m'éloignant, j'entendais les sanglots de la fille.
Un mois plus tard, un gardien de nuit a trouvé le corps
d'une fille pendue à un arbre dans le bois. De l'intérieur de sa chemise
blanche montait une odeur abominable. Chaque fois qu'un vent soufflait, ses
membres s'agitaient. Selon la police, au moins trois semaines s'étaient passées
depuis sa mort. Cet événement a été relaté dans un article du journal
universitaire. Comme lorsqu'elle était vivante, personne n'y a fait attention.
J'ai écrit dans mon cahier, ''14 Novembre, fille pendue dans
le bois''.
C'était un dimanche paisible quand j'ai reçu le deuxième
appel. J'ai décroché mais personne n'a répondu. Après un silence, une voix
masculine m'a brièvement dit qu'il avait vu l'affiche. Ce n'était pas la voix
d'un jeune homme mais je n'arrivais pas à deviner son âge. Nous avons pris
rendez-vous dans un café une heure plus tard.
J'ai attendu cet homme inconnu en lisant la suite de mon
roman. Le temps était agréable. Au dehors, des pigeons roucoulaient et des cris
d'enfants retentissaient. La lumière douce de l'après-midi du début de l'hiver
réchauffait mon corps, créait sur la page une ombre orange en biais. Lorsque je
suis arrivé à la moitié de l'histoire, un homme en manteau noir et au chapeau
de la même couleur est apparu. J'ai tout de suite compris que cet homme était
le propriétaire de la voix. Après avoir promené son regard, il m'a semblé qu'il
m'ait aussi reconnu. Il a marché vers moi sans hésitation. L'ombre que créait
son chapeau cachait son visage. Il s'est assis en face de moi et il a commandé
un café à la serveuse. Il a enlevé son chapeau et son visage est apparu. C'était
un homme d'environ quarante ans, sa moustache faisait l'objet d'un grand soin
tel le gazon d'une famille aisée, ses cheveux avaient déjà commencé à blanchir.
Il m'a regardé à travers ses lunettes rondes comme si j'étais un réfrigérateur
et m'a dit,
''-Excusez-moi de vous avoir fait venir si soudainement.
C'est moi qui vous ai téléphoné tout à l'heure. Vous êtes donc le garçon qui a
fait cette affiche ?
J'ai fait oui de la tête,
-Alors ce doigt vous dit quelque chose ?, ai-je dit.
-La réponse est oui et non. L'histoire est plus compliquée.
La serveuse a apporté son café et elle a disparu.
Pourriez-vous me montrer le doigt ?’’
J'ai tiré la fiole de mon sac et je la lui ai passée. Il a
observé Mitsuko à contre-jour en marmonnant quelque chose, en ajustant de temps
en temps le positionnement de ses lunettes.
-C'est étrange. Vous ne trouvez pas ?, m'a-t-il dit, quand
avez-vous trouvé ce doigt ?
-Il y a trois semaines, lui ai-je dit.
-Si c'est le doigt d'un être humain, il doit pourrir !
Toutefois il reste inchangé. Jadis en Europe, il y avait une époque où les
maquettes minutieuses des parties du corps humain étaient à la mode parmi les
nobles. Les gens de la haute société
prenaient du plaisir à admirer les copies du corps humain, ce qui était depuis
longtemps interdit et secret. Ce doigt me rappelle une telle création mais je
n'en suis pas sûr....
Je l'écoutais sans intervenir, puis il a dit,
-Je suis collectionneur de doigts. Aimeriez-vous regarder ma
collection ?''
Sa maison se situait dans la forêt. La voiture a monté une
longue pente étroite, elle a tracé la route sinueuse tel un serpent déroulé,
elle s’est enfoncée encore dans la hauteur. Des maisons semblables les unes des
autres duraient infiniment. Ces maisons n’avaient pas l’air particulièrement
vieilles, mais je n’ai aperçu aucun habitant. Comme s’il avait deviné, le
collectionneur de doigts m’a raconté l’histoire de cette montagne déserte ;
‘’Ce terrain a été exploité dans les années quatre-vingt
pour les jeunes mariés. Ce n’est pas un endroit inconvénient. C’est vrai que
c’est un peu éloigné de la centre ville mais une telle nature est plutôt rare
dans une grande ville. Un jour, un séisme a eu lieu. Ce séisme n’a engendré
aucune victime mais il a révélé que le sol de ces terrains était relativement
vulnérable. Par la suite, un grand incendie s’est produit dans cette forêt. Par
conséquent, ce projet a échoué, il n’y avait que très peu de monde qui ont
acheté des maisons ici. C’est pour ça qu’il n’y a que très peu d’habitants. La
plupart des maisons ont été abandonnées. Les habitants au bas évitent d’appeler
le nom de cette montagne, ils l’appellent juste ‘’Là’’ car ils croient que
c’est un endroit maudit. Autrefois il y avait une villa au sommet. Une dame qui
avait perdu son mari à la gare y vivait seule avec ses trois servantes. Dans la
vie isolée dans cette forêt, par le chagrin d’avoir perdu son bien-aimé, elle
atteignait peu à peu la folie. Un jour, elle a demandé à une servante de brûler
une grande quantité de lettres. Cette masse de papier comprenait même des
lettres que son mari défunt lui avait envoyé depuis le champ de bataille. La
servante lui a demandé si elle voulait vraiment brûler ces lettres. La dame lui
a répondu que oui, que parce qu’elle voulait oublier son passé et commencer une
vie nouvelle. La dame l’a gentiment aidée à apporter toutes les lettres, puis
tout à coup elle a brutalement poussé la servante et l’a enfermée avec ces
papiers dans l’incinérateur. Pendant que cette servante frappait de toutes ses
forces à la porte en criant, l’autre servante qui regardait la scène à la
dérobée s’est enfuie, elle a demandé au secours aux habitants du bas de la
montagne. En même temps que la dame a mis le feu à l’incinérateur, la troisième
servante a incendié la villa. La dame a choisi de mourir avec cette maison
pleine de souvenirs. Maintenant au sommet de la montagne, il ne reste qu’une
colonne qui est le vestige de cette histoire.’’
La voiture s’est arrêtée devant une maison blanche. Les
hauts arbres noirs esquissaient un arc au-dessus de nous.
‘’La vie dans la forêt, ce n’est pas aussi triste que vous
l’imaginez. Personne ne se plaint même si j’écoute les symphonies de Beethoven
à grand volume.’’
Contrairement à la noirceur de la forêt, l’intérieur de la
maison était lumineuse. Il a avancé dans le long couloir et je l’ai suivi. Au
fond se trouvait une porte et derrière il y avait un escalier étroit. Nous
sommes descendus en bas. Il a allumé la lampe et dans cette cave, un milliers de
fioles, de flacons, de bouteilles étaient rangés dans les étagères qui
couvraient les murs entiers. ‘’Voici, ma collection…’’, a-t-il murmuré. Tous
les récipients étaient libellés. Il a
choisi un flacon dans lequel se flottait un doigt et il me l’a passé. Ce doigt
était petit et potelé. Le flacon était rempli d’un liquide jaunâtre. Sur
l’étiquette, il était écrit simplement ‘’1972’’.
‘’ C’est le doigt de ma fille, m’a dit le collectionneur.
Elle n’avait que dix ans. Elle a été impliquée dans l’incendie dont je vous ai
parlé. Il ne restait que ce petit doigt.’’
Son visage était flou dans la pénombre. Le doigt se flottait
agréablement dans le flacon, comme une feuille sur la piscine.
‘’ Depuis lors, j’ai commencé à collectionner n’importes
quels doigts pour ma fille. Elle n’a laissé que ce petit doigt misérable. Elle
doit chercher encore ses neufs doigts perdus quelque part, n’est-ce pas ?’’
Je n’ai pas répondu à cette question.
‘’ J’ai créé cet appareil moi-même, a-t-il continué en
tirant un appareil semblable à des ciseaux d’un tiroir. C’est une
coupe-doigt. J’ai transformé des
cisailles pour qu’elles soient plus convenables à couper un doigt. Cette
coupe-doigt permet à réaliser une coupe parfaite comme si on coupait un
fromage.’’
Sans lever les yeux, il regardait les lames de cet outil
grotesque. Une sueur a coulé sur mon front.
‘’Croyez-vous que ce doigt faisait partie de votre
collection ?’’, lui ai-je demandé en efforçant de dissimuler mon émotion.
Il s’est tourné vers moi, c’était la première fois qu’il me
regardait. Mais son visage restait toujours quelque peu brumeux. Après avoir
respiré, il m’a dit,
‘’- Non, mais…
-Mais ?
- Ce doigt est magnifique. Soit artificiel ou soit naturel,
sa touche, cet enchevêtrement de la chair et de nerfs vaudrait même un
excellent tableau d’un artiste connu. Tous les paysages et tous les souvenirs
du propriétaire s’emmêlent dans les tissus de ce doigt. Regardez le bout de ce
doigt fluet. Aucun doigt de ma collection ne possède une beauté pareille. S’il
fait partie de ma collection, ma fille sera aussi contente. Ne pourriez-vous
pas vendre ce doigt ?
Pendant un moment, nous nous sommes tus, puis il m’a dit,
-N’avez-vous pas faim ?’’
C’était un peu tôt pour le dîner mais il a préparé repas
simples pour moi.
‘’-J’aime la cuisine. Bien sûr, je ne peux pas faire une
cuisine raffinée mais quand on vit dans la forêt, il n’y a pas beaucoup de
divertissements.’’
Face à face nous dînions ensemble. Le plat principal était
une sole sautée à la sauce crème avec des asperges, accompagné d’une soupe de
maïs. À part le bruissement des feuilles, le tintement d’assiettes et de
fourchettes retentissaient discrètement.
‘’-Excusez-moi, tout à l’heure, m’a-t-il dit en enlevant
adroitement l’arrête de la sole. J’étais un peu excité lorsque je parlais du
doigt de ma fille. J’espère que mon comportement ne vous a pas choqué.
-Non, ce n’est rien’’, ai-je menti.
Un tas de questions affluait dans ma tête, où était sa
femme, quel métier exerçait-il. Mais j’ai choisi de me taire. Un silence a duré
pendant un moment. Je regardais vaguement la gravure qui était accrochée au
mur. C’était une gravure étrange, un homme en manteau donnait un coup de
poignard dans la poitrine d’une femme. Les yeux de la femme étaient
écarquillés, plein d’étonnement. Mais ce qui était particulièrement étrange
était ce couteau. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un poignard mais c’était
en fait des ciseaux dont les lames étaient voûtées. De telles ciseaux ne
seraient pas capable de couper quoi que ce soit. Au bout de ces ciseaux se
prenait le cœur de la femme.
‘’-Aimez-vous cette gravure ? Elle est étrange, n’est-ce pas
? Je l’ai achetée lorsque j’ai voyagé à Strasbourg, son titre est «
L’arrache-cœur », Cette gravure date de 1867. Elle est basée sur une affaire
qui a réellement eu lieu. Des corps de jeunes femmes ont été trouvé aux
alentours d’un lac. Leurs cœurs avaient été tous arrachés d’une manière artificielle’’,
m’a-t-il dit. J’ai détaché les yeux de la gravure. Il me fixait toujours son
regard sur moi.
‘’-Excusez-moi, ce n’est pas un sujet pertinent au dîner,
a-t-il dit en toussotant. J’espère que la cuisine vous plaît. J’ai un ami qui
aime pêcher, il m’apporte régulièrement des poissons frais. À part, il n’y a
personne qui me rend visite…’’
Tandis que je cherchais des mots, il a continué.
‘’Au sujet de votre doigt…ne pourriez-vous pas me le vendre
? Dites-moi une somme qui vous semble correcte. Sinon on pourrait échanger la
gravure et le doigt si vous l'aimez. À vrai dire, elle vaut une certaine
somme.'' et il a ris en articulant chaque syllabe ha/ha/ha. Cette proposition
soudaine m’a déconcerté. Je n’avais jamais pensé à vendre ma Mitsouko.
‘’Je souhaiterais réfléchir’’, ai-je répondu au final. Je me
souvenais d’une phrase que j’avais lue quelque part, « Déclinez la première
offre, c’est une règle inflexible et de base dans le business. » Toutefois je
savais que je n’avais pas l’intention de le vendre à qui que ce soit.
‘’Ça c’est normal. Ce n’est pas un doigt ordinaire. Il vaut
mieux mettre du temps. Réfléchissez-bien, pour que vous ne perdiez pas dans la
forêt.’’
Son ton ne changeait pas. Le visage était toujours brumeux.
Il m’a proposé de m’accompagner jusqu’à la gare mais j’ai
décliné cette proposition. Il m’a conduit jusqu’au bas de la montagne. Je l’ai
remercié pour le dîner, j’ai ajouté que je réfléchirais à propos du doigt.
‘’-Au revoir, m’a-t-il dit.
-Au revoir’’, lui
ai-je dit.
Et la voiture a disparu dans les ténèbres de la nuit.
Le dîner chez le collectionneur de doigts me semblait
irréel. Sa maison dans la montagne, la gravure de ‘’L’arrache-cœur’’ et sa
collection de doigts, tout me semblait une sorte de rêverie. Mais le doigt que
j’avais trouvé dans la cour prouvait que c’était réel. J’ai passé des journées
en vain en observant le doigt dans la fiole. Je pensais à ce que l’homme
m’avait dit. En Europe, les maquettes minutieuses de parties du corps de l’être
humain étaient à la mode. Maintenant cet avis me paraissait plausible. Pourquoi
avais-je pensé que ce doigt avait appartenu à une femme ? Celui-ci était en
effet artificiellement minutieux et lisse. Il pouvait être l’œuvre d’un
artisanat.
J’ai décidé de faire des recherches sur ce type d’œuvre
d’art. Je me suis rendu à la bibliothèque municipale de la ville. Elle se
situait non loin de ma maison. J’ai traversé un bois, j’ai longé un ruisseau et
le bâtiment en brique rouge au fin fond d’un quartier résidentiel était la
bibliothéque Motomachi.
Lorsque je suis entré, un vieil homme qui était à l’accueil
m’a jeté un coup d’œil avec indifférence. Il portait des lunettes rondes
épaisses qui rapetissait encore ses yeux. Sa tête était presque chauve.
Quelques masses de cheveux étaient collés à son crâne telles des algues. Il n’y
avait que très peu de visiteurs dans la bibliothèque. Quelques femmes au foyer
choisissaient un roman policier, ou elles lisaient des magazines pour femmes.
Des vieillards fixaient leur regard sur le journal. Ils ont toussoté de temps
en temps.
Dans l’étagère d’art, j’ai trouvé un livre intéressant sur
les maquettes d’organes humaines. Comme le collectionneur l’avait dit, il était
écrit que les maquettes médicales se développaient avec l’évolution de la
médecine et que le plaisir intime de découvrir le secret du corps humain
attirait secrètement les gens de haute société. Ce livre était illustré de
multiples photos. Il y avait les photos d’une poupée en céramique dont le tronc
creux montrait ses organes. Cependant la connaissance sur le corps humain était
encore inexacte à l’époque. Cette poupée comprenait des organes imaginaires qui
n’existaient pas en réalité. Par exemple, à cette époque-là, les gens croyaient
qu’il y avait un organe qui était la cause du cauchemar. Sur la photo, il
ressemblait à une tumeur verdâtre et du liquide noir en coulait, ils croyaient
que ce liquide pénétrait dans les cellules et qu’il provoquait la névrose. Il y
avait également la photo d’une maquette d’utérus. Le couvercle était
détachable, un fœtus blotti dormait à l’intérieur. J’étais plongé dans la
lecture et je ne m’étais pas aperçu qu’une femme se tenait juste à côté de moi.
J’ai vu sa main atteindre un livre. Elle manquait d’auriculaire. Pour voir son
visage, j’ai levé les yeux. Mais son profil était dissimulé par les cheveux
longs noirs. Quelques instants plus tard, elle m’a tourné le dos e elle s’est
mise à marcher. Je suis resté pétrifié pendant un moment. Au final, j’ai décidé
de la suivre.
Elle s’est faufilée entre les étagères sans faire la moindre
attention aux autres visiteurs, puis elle est sortie de la bibliothèque. Ses
pas semblaient pleins de confidence, sans aucune hésitation. J’ai suivi sa
silhouette en étouffant les pas. Je voulais regarder à quoi elle ressemblait,
au moins son profil, mais elle me tournait toujours le dos comme si elle savait
que je la suivais. Le soleil couchant colorait le ciel en rouge. Les ombres
s’allongeaient au maximum comme un tableau de Giorgio de Chirico. La ville
était calme. Quelque part dans une maison, une fille pratiquait une étude de
Debussy. Cette interprétation maladroite et le bruit des pas de la femme sans
auriculaire formaient une harmonie étrange. Elle n’a jamais regardé en arrière.
Peut-être qu’elle ne se rendait pas compte de ma présence ou elle en était déjà
consciente mais l’ignorait intentionnellement. Je contemplais ses longs cheveux
s’agiter à chaque pas. Nous nous approchions petit à petit du centre de la
ville. Il y avait de plus en plus de gens. Des étudiants rentraient à la
maison, des femmes faisaient des courses, des hommes qui avaient fini le
travail attendaient le bus. La femme sans auriculaire est entrée dans une rue
marchande. J’ai essayé de me frayer un passage mais la foule stagnait. Je
voyais la tête de la femme sans auriculaire s’éloigner de plus en plus de moi
et au final, je l’ai perdue.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu un coup de fil de la
part du collectionneur de doigt.
‘’-Allô, c’est moi, Miyauchi, m’a dit le collectionneur de
doigts.
-Merci pour le dîner. La cuisine était très bonne, l’ai-je
remercié.
-Non, ce n’est rien. Je n’ai pas pu vous faire grand-chose
alors que vous étiez venu jusqu’au fin fond de la montagne pour me voir.
-J’imagine que vous m’avez appelé au sujet du doigt ?
-Hum, oui et non. Je sais bien que c’est une question
délicate qui ne peut pas avoir une réponse immédiate. Au fait, aimez-vous
Beethoven ? Ma nièce est corniste et elle m’a invité de venir à son concert.
J’ai deux tickets. Si vous voulez, on pourrait se revoir juste pour se discuter
un peu. Ce n’est qu’une proposition, bien sûr’’, m’a-t-il dit.
J’ai réfléchi un instant. À vrai dire, Beethoven était mon
compositeur préféré. J’apprécie surtout la septième symphonie et la huitième
sonate pour piano. La gravure de ‘’L’arrache-cœur’’ restait encore gravée dans
ma tête. Je me suis rappelé aussi de la sole sautée. Son œil gauche ressemblait
à celui de Jean-Saul Partre. Après un silence, je lui ai dit que j’y irais avec
plaisir. Il m’a dit, ‘’C’est parfait.’’ d’un air satisfait et on a fixé la
date.
‘’-Bonne soirée, m’a-t-il dit.
-Bonne soirée’’, lui ai-je dit.
Et j’ai raccroché.
Le lendemain lorsque j’attendais le train, j’ai aperçu la
même femme sans auriculaire sur le quai à l’opposé. Elle était mélangée à la
foule qui attendait le train, cette fois elle portait un chapeau à bord large
qui m’empêchait de regarder son visage. J’ai monté l’escalier pour aller au
quai opposé. Lorsque je descendais l’escalier, le train venait de sortir du
tunnel. À ce moment-là, j’ai entendu une femme crier. C’était un cri si
strident comme si on frottait deux couteaux. Ensuite la foule s’est mise à
murmurer. J’ai fendu la foule mais je n’ai pas compris ce qui s’était passé.
J’ai demandé à un homme qui était à côté de moi ce qui avait lieu. Il m’a
chuchoté qu’il semblait que quelqu’un s’est jeté dans le quai et il a poussé un
profond soupir. J’ai regardé le train mais je n’ai aperçu aucune trace de sang.
Je le lui ai dit, alors cet homme m’a brièvement dit ‘’Je n’en sais rien.’’ en
haussant les épaules. Je suis resté debout un instant mais je me suis souvenu
de la femme sans auriculaire. J’ai recherché sa silhouette dans la foule mais
elle avait disparu. Étant donné que le trafic était interrompu, elle serait
partie quelque part. J’ai jeté encore un coup d’œil sur le quai, il n’y avait
aucun corps ni trace de sang comme tout à l’heure. Seule la foule murmurait
quelque chose entre eux.
J’attendais le collectionneur de doigts devant la gare. Il
faisait déjà noir. La lumière des réverbères me rendait quelque peu triste. Je
regardais vaguement le va-et-vient des gens. Mais il n’était toujours pas
apparu alors que l’heure du rendez-vous était déjà dépassée. J’ai regardé mon
portable mais je n’avais aucun message. J’ai pensé à rentrer chez moi mais j’ai
décidé d’attendre encore un peu. J’ai sorti ‘’Le cœur est un chasseur
solitaire’’ de ma poche et je me suis mis à le lire pour tuer le temps. Dans le
livre, le Grec obèse Antonapoulos et des patients d’hôpital regardent un film
noir ensemble. Quelques minutes plus tard, quelqu’un a frappé sur mon épaule.
J’ai regardé en arrière. Une fille d’à peu près même âge que moi était debout
et elle m’a souri. Elle avait les cheveux bruns qui atteignaient ses
clavicules, son nez était petit et droit, ses cils étaient longs et noirs comme
la fougère.
‘’-Par là.’’, m’a-t-elle dit et elle a tiré la manche de mon
manteau. Nous nous sommes faufilé à travers la foule et sommes arrivés à la
sortie opposée de la gare. Parmi les taxis qui attendaient leurs passagers,
j’ai reconnu une voiture blanche que j’avais déjà vue. Le collectionneur de
doigt était au volant et il agitait la main.
‘’C’est mon oncle’’, m’a dit la fille.
‘’-Bonsoir. Je suis désolé d’être en retard. J’ai eu une
affaire urgente, m’a dit le collectionneur d’un air vraisemblablement désolé.
-Non, ce n’est rien…’’, lui ai-je dit.
Il a démarré la voiture. Je lui ai demandé comment elle m’a
trouvé alors qu’elle ne m’avait jamais vu avant. Elle m’a regardé d’un air
sérieux puis elle a pouffé,
‘’-C’est facile de te reconnaître.
-Pourquoi ?’’ ai-je dit. Mon apparence était plutôt banale,
sans aucune particularité. Je n’étais ni beau ni laid. Elle a approché sa tête
de moi, en regardant mes yeux comme si elle regardait dans une longue-vue et
m’a dit,
‘’Parce que tu es bizarre.’’
‘’C’est ma nièce. Elle est étudiante au conservatoire. C’est
elle qui nous a invité au concert’’, m’a expliqué le collectionneur de doigts.
Je l’ai brièvement remerciée. La fille n’a pas répondu, elle a fait juste un
petit ‘’hum’’ et a dit :
‘’Ce soir, en vrai, c’était moi qui devrais jouer du cor
mais il y a quelques semaines, je suis tombée dans l’escalier et je me suis
tordue un doigt. Alors j’ai dû céder ma place à une camarade. C’est ridicule,
n’est-ce pas ? Je travaillais depuis plusieurs mois cette interprétation mais à
cause d’une seule chute dans l’escalier, tous mes efforts sont foutus. Je n’ai
plus envie de voir le cor pour le moment.’’
Une fois cessé de parler, le menton dans la main, elle a
regardé le paysage nocturne par la fenêtre.
‘’-Au fait, comment
tu t’appelles ? , m’a-t-elle demandé.
-Yuki, lui ai-je dit.
-Ah bon, m’a-t-elle dit avec indifférence comme si elle
avait appris une information complètement inutile. Je m’appelle Kumi,
enchantée.’’
Trente minutes plus tard, nous sommes arrivés à la salle de
concert. Elle était plutôt déserte. Une dame avec un manteau en fourrure a fait
tomber une photo. Je l’ai prise et je l’ai insérée dans le livre
sans la
regarder.
L’orchestre a interprété la septième symphonie de Beethoven.
Les membres de l’orchestres, qui étaient sans doute les camarades de la nièce
de Miyauchi, ont bien joué. Le chef de l’orchestre était un homme mince au
grand front. Pendant le concert, je suivais le mouvement de sa tête. C’était
tout à fait comme un métronome. J’ai regardé à côté de moi. La fille
contemplait la scène en fronçant ses sourcils. Je ne comprenais pas pourquoi
elle s’efforçait de créer une telle ride charmante entre ses sourcils. Y
avait-il quelque chose qui lui déplaisait ? Miyauchi restait calme comme
d’habitude. Son visage n’avait aucune expression particulière. Il ne bougeait
pas, comme un rocher opiniâtre. Son regard était le même que lorsqu’on
contemple un poisson pélagique à l’aquarium.
Après que le concert a terminé, j’ai demandé à la fille
pourquoi elle fronçait le sourcil pendant qu’on jouait.
‘’- Faisais-je la grimace ? m’a-t-elle demandé.
-Tu fronçais le sourcil comme si tu maudissais quelque
chose.
-Menteur, je ne faisais pas la grimace. J’étais jolie comme
d’ordinaire. Je pensais seulement que j’aurais mieux joué que la corniste qui
m’a remplacée, si je ne m’étais pas tordu le doigt.’’
Mais je n'avais rien trouvé à dire à cette interprétation.
Je le lui ai dit.
‘’- Es-tu sourd ? m’a-t-elle dit. C’est vrai qu’elle n’a pas
fait de bêtises mais elle n’a pas bien joué non plus. C’est en fait comme une
bière plate. Quatre-vingt pour-cent d’eau et seul le reste est de la bière.
Mais moi, j’aurais pu servir cent pour-cent de bière. Une bière étendue et cent
pour-cent de bière, que préfères-tu ?
-Cent pour-cent de bière.
-C’est ce que je veux dire.’’
Dans la voiture, Miyauchi m’a demandé si je ne voulais pas
passer la nuit chez lui car il était déjà tard. Il m’a dit qu’il n’y avait
aucun problème, qu'il pouvait m’héberger, qu’il y avait trois chambres d’ami
(Ça ne m’étonne pas vu la grandeur de sa maison) et de plus, que sa nièce y
passerait la nuit. Il m’a également dit qu’il s’était procuré un gros saumon. Le
saumon m’a intéressé toutefois j’ai refusé son offre que j’avais cours le
lendemain matin. ‘’Ah, t’es nul, m’a dit la fille. T’es même un gros nul,
presque l’escargot. Alors que j’ai le DVD d’un film d’horreur vraiment
flippant.’’
Au moment de nous quitter, elle a chuchoté à mon oreille,
‘’Hé, pourquoi tu as mis la photo de la dame dans ta poche
?’’
Jusqu’à ce moment, j’avais complètement oublié que je
l’avais mise dans ma poche.
‘’-Je ne sais pas. Je n’ai pas fait attention, lui ai-je
dit.
-Es-tu voleur ?
-Je suis un citoyen exemplaire. Je ne sais pas moi-même
pourquoi j’ai fait ça.
-Ah bon. Tant pis. Tu es un peu bizarre, toi. Tu sais ? ,
m’a-t-elle dit.
-Toi aussi’’, lui ai-je dit.
Ainsi, nous nous sommes dit au revoir. Dans mon appartement,
j’ai regardé attentivement la photo que j’avais. C’était une photo en noir et
blanc d’une fille d’environ quatorze ans. Elle était coiffée et elle était en
kimono. Je n’avais aucune idée des circonstances dans lesquelles cette photo
avait été prise. Peut-être que cette fille souriait, « peut-être » parce que
quelqu’un avait gommé obstinément la partie de son visage, si bien qu’au-dessus
du nez était quasi effacé. J’ai écrit dans mon cahier, ‘’ 6 Janvier. Une fille
étrange, une photo étrange.’’
Un dimanche après-midi, tandis que je lisais ‘’Pour que tu
ne te perdes pas dans le Simply’’ de Modiack Patrino, quelqu’un a frappé à la
porte. Je ne recevais que rarement des visites, à part les livreurs, et je me
suis demandé qui c’était. J’ai entrouvert la porte et Kumiko était là, debout
devant la porte.
‘’-Qu’est-ce que tu fais là ? lui ai-je demandé.
-Rien.’’, m’a-t-elle dit.
J’ai fermé la porte. J’ai essayé de me concentrer sur ma
lecture, mais elle s’est mise à frapper violemment. Elle criait. Comme je ne voulais
pas que mes voisins l’entendent, finalement je ouvert la porte.
‘’-Pourquoi tu ne me laisses pas entrer ? C’est pas gentil
d’agir comme ça avec une fille. J’imagine que tu n’es pas très populaire à
l’école. As-tu des amis? m’a-t-elle dit.
-Comment tu as eu mon adresse ? lui ai-je demandé.
-Ben c’était facile. J’ai demandé à mon oncle et il m’a
donné le nom de ta fac. Alors j’y suis allée et j’ai demandé des renseignements
au secrétariat.
- Normalement donner des informations à un tiers est
interdit.
-Beaucoup de choses sont faciles quand on est une jeune et
jolie fille. Laisse-moi entrer, s’il te plaît. Sinon je pleurerai devant la
porte jusqu’à ce que tu me laisses entrer.’’, m’a-t-elle dit en faisant
semblant d’éclater en sanglots.
Je n’avais pas le choix. Elle avait raison. Il semblait que
beaucoup de choses soient faciles quand on est une jolie et jeune fille. Je
l’ai laissée entrer mais je ne savais pas pourquoi elle était venue. De plus,
c’était la première fois qu’une fille venait chez moi. J’étais tendu. Elle a
enlevé ses chaussures et posé son sac. Elle a poussé un soupir et elle s’est
mise à regarder mon étagère remplie de livres en français. Elle m’a demandé si
je pouvais les lire et si c’était intéressant. Je lui ai répondu que j’arrivais
à les lire et que quelques-uns étaient particulièrement intéressants, ‘’Le
vomi’’ de Jean-Saul Partre et ‘’L’insoumission’’ de Houelle Michelbecq étaient
mes préférés. Elle a pris ‘’Le Vomi’’ de Partre, en regardant la photo de
l’auteur, elle m’a dit d’un ton joyeux que son œil gauche était chouette.
Ensuite, elle a pris ‘’L’insoumission’’ de Houelle Michelbecq, en regardant
encore la photo de l’auteur (on aurait dit que seul le visage de l’auteur
l’intéressait.) cette fois elle était très étonnée de la laideur de l’écrivain.
Elle m’a demandé pourquoi je lisais tant. Je lui ai répondu que c'était parce
que je n’avais pas d’ami, et que je n’avais pas autre chose à faire.
‘’-Je peux être amie avec toi si tu veux, m’a-t-elle dit.
-Non merci. Je suis déjà bien comme ça.’’, lui ai-je dit.
Nous nous sommes assis autour de la table qui était posée au
centre de ma petite chambre. Je lui ai servi un café. Elle y a mis dix sucres.
En tripotant le bout de ses cheveux un peu abîmés, elle s’est mise à énumérer
chaque amie qu’elle n’aimait pas.
‘’-Il y a une fille qui prétend être de la bourgeoise mais
tout le monde sait qu’elle est en réalité pauvre. En plus, elle est très grosse
et elle a une voix terriblement grave presque baryton. On dirait plutôt un
homme d’un âge mûr qu’une fille de dix-neuf ans. Un jour, j’ai discuté un peu
avec le garçon le plus beau de ma classe dont elle était secrètement amoureuse.
Vers la fin de la pause de midi, elle m’a bousculée avec son corps lourd comme
un bulldozer et elle m’a faite tomber de l’escalier. J’ai un peu pleuré sur le
palier mais à ce moment-là, j’ai décidé de la suivre. Après les cours, elle a
acheté une dizaine de viennoiseries au kiosque, et elle a pris le train. Je
faisais attention pour qu’elle ne se rende pas compte de ma présence mais ce
n’était pas la peine parce qu’elle était vraiment occupée à se lécher les
doigts potelés au goût sucré. Lorsque cette grosse se léchait les doigts
couverts de sucre, elle avait vraiment l’air heureuse comme si elle embrassait
un beau garçon. Au fur et à mesure que le train s’approchait du terminus, il y
avait de moins en moins de passagers. Je devenais de plus en plus inquiète.
Mais j’avais la mission importante de vérifier si elle était vraiment riche.
Elle est descendue au terminus, c’était la station la plus misérable de la
ville. J’ai même vu une momie de grenouille asséchée à cause de la chaleur.
Après être sortie de la station, elle a monté une longue pente en suant à
grosses gouttes alors que c’était déjà en automne. Sa maison était située au
milieu de ce chemin. C’était une maison triangulaire au toit en zinc bleu, elle
était un peu penchée. Dans son petit jardin, des poupées cassées étaient
entassées comme une petite colline. Il manquait une partie du corps à toutes
ces poupées : un bras, une jambe, une tête.
- Et ensuite ? ai-je dit.
- J’ai fui, bien sûr. Tu veux que je frappe à la porte de sa
maison et que je lui dise « Bonsoir ! Je pourrais dîner chez toi ? ».
- Au fait, tu sais ce que ton oncle fait dans la vie ? ai-je
changé de sujet car j’en avais vraiment assez de cette histoire.
- Ah, il ne te l’a pas dit ?
- Non.
- Il est fabricant de poupées. Il a fait ses études en
Italie quand il était jeune. Il m’a dit qu’il avait reçu de nombreux prix. Son
talent a été largement reconnu même après qu’il est rentré au Japon. Il s’est
marié à une violoniste mais elle est décédée des suites du cancer du sein. Je
ne l’ai jamais vu, même pas en photo parce que je n’étais pas née à cette
époque-là, en plus il a incinéré toutes les photos de son épouse. Après quoi,
il est devenu un peu étrange. Il a acheté une grande maison dans la forêt où il
vivait avec sa fille mais…
- Il l’a perdue dans l’incendie, ai-je dit.
- Tout à fait. Franchement, je ne sais pas trop ce qu’il
fait maintenant. Il y a quelques années, il travaillait pour un film mais
maintenant il mène une vie isolée. De temps en temps, je lui rends visite pour
voir s’il va bien. ‘’
Après que notre conversation s’est éternisée, Kumiko s’est
tout à coup levée et elle s’est mise à fermer les rideaux. Je la regardais sans
rien dire. Elle avait de longues jambes élancées. Sa jupe noire s’est agitée
comme les vagues de la mer. Après que la chambre s’est assombrie, elle a tiré
d’un visage satisfait un DVD de son sac. Elle l’a mis dans le lecteur et elle
s’est rassise à côté de moi. C’est ainsi que nous avons regardé ensemble
‘’Shining’’. Je l’avais déjà regardé pleins de fois. La photographie de ce film
était toujours belle, j’aimais particulièrement la scène où un homme déguisé en
un animal étrange paraît pendant une ou deux secondes. ‘’Ce film est vraiment
flippant. Tu vas mouiller ton caleçon cette nuit.’’ m’a-t-elle avec malice. Je
ne lui ai pas dit que je l’avais déjà vu.
Pendant le film, j’ai jeté un coup
d’œil sur le côté comme j’avais fait à la salle de concert. Son regard était
hypnotisé par l’écran. Elle ravalait sa salive à chaque scène terrifiante. À la
scène où la vieille dame pourrie sort de la salle de bain, elle a poussé de
petits cris. À la scène où les jumelles apparaissent soudainement dans le
corridor, elle a sursauté un peu et elle a bouché les oreilles.
Après le film, elle restait paralysée. Je lui ai adressé la
parole mais le regard perdu dans le vide, elle ne m’a pas répondu. J’ai rouvert
les rideaux et j’ai découvert qu’il faisait déjà nuit à l’extérieur. Je me
souvenais que le soleil se couche tôt en hiver. La montre indiquait vingt et
une heures. Elle semblait reprendre conscience car elle m’a dit qu’elle ne
pouvait pas rentrer chez elle et qu’elle ne savait même pas comment elle était
arrivée ici.
‘’- Tu as peur de rentrer seule, lui ai-je dit.
- Juste que je ne ressens pas le besoin de rentrer,
m’a-t-elle dit.
- Si je t’expulse de ma chambre, tu pleuras jusqu’à ce que
je te laisse entrer ?
- Bien sûr.’’, a-t-elle dit en m’adressant un large sourire.
Je lui ai cédé mon lit. J’ai sorti un sac de couchage du
placard. Je m’y suis enfoui. Elle m’a dit d’un ton amusé que mon lit sentait le
pingouin. Je lui ai demandé si elle avait déjà senti le pingouin, elle m’a dit
que non et elle s’est endormie en un clin d’œil.
Le lendemain matin, lorsque je me suis réveillé, elle était
déjà partie. Elle avait laissé une note sur la table.
‘’Merci pour hier. Regardons ‘’Les Griffes de la nuit’’ la
prochaine fois. P.S. J’ai jeté ton doigt dans les toilettes. Pardonne-moi.’’
J’ai regardé la fiole. Elle était vide. Mitsouko n’était
plus là. J’ai imaginé le doigt en train de voyager dans les égouts nauséabonds
avec des excréments, de la vomissure et des cadavres de souris.
Un soir de février, j’ai reçu un appel étrange de Miyauchi.
J’ai décroché mais il se taisait. Je n’entendais que son souffle et des bruits
parasites qui bourdonnaient sans cesse. La connexion était-elle perturbée ou
était-il dans une situation qui l’empêchait de parler ?
J’ai décidé d’aller chez lui. J’ai mis mon manteau et des
gants. Lorsque je suis sorti, l’air frais a chatouillé mes narines, il faisait
de plus en plus noir. J’ai pris le bus pour me rendre au bas de la montagne. Un
homme d’une trentaine d’année qui s’assoupissait et moi étions les seuls passagers.
La ville était calme, les rues étaient plus désertes que d’habitude. Les
flocons de neiges voltigeaient comme des écailles de papillons. Après être
descendu du bus, il n’y avait d’autre moyen que de marcher à pieds pour monter
la montagne. La forêt était encore plus calme et déserte comme si elle
absorbait tous les sons. En me souvenant de la route, j’ai monté la pente. Mes
oreilles sifflaient comme si des moustiques s’étaient introduits dans ma tête.
Mes jambes s’élançaient petit à petit.
À côté du grand saule pleureur, le chemin bifurquait. Je
n’arrivais pas à me souvenir lequel était correct. Par intuition, j’ai choisi
la gauche. Le chemin était de plus en plus couvert de mauvaises herbes et de
cailloux. J’avais mal à la gorge à cause de l’air sec. Les hauts arbres noirs
murmuraient autour de moi. Le bruit du vent qui traversait de temps à autre
dans le bois ressemblait au cris d’une femme. La pente durait à l’infini. Les
maisons clairsemées que j'apercevais çà et là étaient calmes, comme mortes. Elles
étaient réellement mortes. Elles étaient abandonnées, plus personne ne les
occupait. J’ai tourné la tête pour voir la ville mais elle était dissimulée
derrière les buissons et les arbres. L’étroit chemin que je suivais jusque-là
s'élargissait soudain devant moi, comme s’il attendait avec impatience de
m’avaler.
J’ai eu l’impression que j’avais du mal à respirer. Était-ce
à cause de l'altitude ? Je me suis tout à coup senti seul. La gaieté de Kumiko
me manquait. Au loin, j’ai aperçu une lumière rouge. Était-elle celle d’un
réverbère ? J’ai décidé de marcher vers cette lumière. Au fur et à mesure que
je m’en approchais, je sentais une odeur de la fumée. Tout à coup, le ciel noir
a grondé, il a commencé à pleuvoir à verse. Je n’avais pas de parapluie. Je n’avais
que mon manteau. Si je restais comme ça, j’attraperais froid. Mais j’étais venu
jusque-là ; je ne n’avais pas le choix. Je ne pouvais pas/ plus reculer.
Sentant la pluie me promener, j’ai continué mon chemin. Je n’avais plus la
force de regarder en arrière. Je craignais que les ténèbres qui s’étendaient
derrière moi ne m’engloutissent si je tournais la tête. Je pensais, lorsque
j'aurais atteint sa maison, demander à Miyauchi de passer la nuit chez lui.
Mais j’avais perdu le doigt. Sa nièce l’avait jeté dans les toilettes. Comment
pourrais-je lui expliquer cela ?
Au final, je suis sorti sur une route plus large qui m’était
familière. J’ai pressentais que la maison de Miyauchi était proche. On pouvait
apercevoir une lumière rouge à travers les arbres et une odeur de fumée s'en
échappait. Lorsque j’ai passé le tournant, j’ai vu la maison de Miyauchi en
flammes. Le feu colorait les alentours et le ciel nocturne en rouge. La fumée
noire à l'odeur désagréable se fondait dans l’obscurité de la nuit.
Je regardais la maison en flammes sans bouger. De la fumée
sortait des fenêtres brisées. Le feu crépitait et j’ai entendu quelque chose de
lourd s’effondrer dans la maison. C'était peut-être une colonne ou une commode.
L'odeur de brulé m'a donné la nausée. En même temps, l’averse continuait de
mouiller la maison. J’ai pris mon portable pour appeler Miyauchi mais l'écran
m'indiquait que je n'avais pas de réseau. Je ne pouvais pas le joindre.
Les flammes baissaient sous la pluie. Au bout d’un moment,
l’incendie était presque maîtrisé. Le feu brûlait encore dans deux ou trois
pièces du premier étage. Maintenant la maison incendiée ressemblait à un
gigantesque cadavre de mammouth. Elle était toute noire, immobile, comme si
elle attendait un train de nuit. Le silence régnait aux alentours. Seul le
bruit de la pluie faisait écho dans l’air.
J’ai marché vers la porte. La longue porte de bois était
maintenant sur le point de s’effondrer. Aussitôt que j’y ai donné un coup de
pied, elle est tombée en arrière. L’intérieur de la maison était désert. Il n’y
avait aucune présence d’être vivant. Au fond du couloir se trouvait l’entrée du
sous-sol où la collection de doigts était soigneusement rangée. À gauche, il y
avait un salon, qui était plutôt indemne. Une statuette de nain couverte de
suie, était tombée par terre. J’ai dépassé le salon et dans le coin, j’ai
trouvé une porte trop petite pour qu’un adulte y passe. Dans cette maison,
seule cette porte semblait étrangement vieille comme si elle existait déjà
avant sa construction. Elle était munie d’un cadenas qui était détruit.
Derrière la porte, il y avait un escalier. J’ai courbé le dos et j’y suis
passé. Les marches grinçaient sous mes pas. L’escalier débouchait sur un
corridor. J’ai passé devant quelques pièces qui étaient toutes fermées à clef.
Le premier étage était noirci comme s’il avait absorbé les ténèbres. Le feu
avait dû prendre à cet étage.
J’ai continué à avancer en étouffant les pas. Je me suis
rendu compte d’une seule pièce dont la porte était laissée entrouverte. Je l’ai
poussée, et je suis entré en faisant attention à ne pas faire le moindre bruit.
Un calendrier était brûlé. J’ai pu à peine en distinguer l’année,1976’. Une
armoire était couverte de suie, Une étagère était tombée par terre. Des
documents et des lettres étaient éparpillés sur le sol. Une odeur écœurante qui
ressemblait à celle des cheveux brûlés me suffoquait et bientôt j’ai été pris
d’une nausée. Cette pièce était calme, comme si elle était oubliée dans le
temps.
Au fond de la pièce, dans l'obscurité, j’ai aperçu une forme
assise. La lumière de la Lune ne pénétrait pas jusque-là. Dans cette pénombre
il était impossible de discerner de quoi il s’agissait. Je me suis lentement
approché en retenant mon souffle.
Cette silhouette ne bougeait pas. Il semblait que c’était
une fille en robe blanche assise sur une chaise. Son corps était entièrement
couvert de suie, tandis que sa robe crème reflétait brillamment la lumière de
la Lune comme si elle était toute neuve. Je me souvenais de ce que Kumiko
m’avait dit, « Il est fabricant de poupées ». S’agissait-il aussi d’une poupée
? Je me suis agenouillé devant elle et j’ai pris sa main entre les miennes.
Mais Il semblait que la sienne était déjà incinérée il y a longtemps. Elle s’est
cassée en mille morceaux dans mes paumes. Ses cendres se sont dispercés comme
des écailles du papillon.