jeudi 13 juillet 2017

''Un restaurant occidental'' Kenji Miyazawa




Deux jeunes gentlemen, vêtus comme des soldats anglais, le fusil brillant sur l'épaule, suivis de deux chiens qui ressemblaient à des ours blancs, se baladaient, sur des feuilles sèches au fin fond d’une forêt, en se parlant ainsi : « Hé toi, ne trouves-tu pas que cette forêt est étrange ? Je n’ai vu jusqu’ici ni oiseau ni bête. J’ai vraiment hâte de tirer sur n’importe quelle bête. 
- Ce sera tellement divertissant de tirer deux ou trois balles dans le flanc jaune d'un cerf. Il tournera plusieurs fois sur lui-même avant de tomber au sol.»

 La forêt était profonde. Le chasseur professionnel, qui les avait guidés jusque-là, après avoir marmonné quelque chose d’un air gêné, était parti quelque part. De plus, cette forêt était si effrayante que ces deux chiens qui ressemblaient à des ours blancs furent pris d'un malaise, et poussèrent de longs grognements, avant de s'écrouler, morts, l'écume à la gueule. 

« C’est une perte de deux mille quatre cents yens pour moi. », a dit l’un des gentlemen en examinant les paupières du chien. 
« Moi, j’en ai perdu deux mille huit cents », a dit l’autre en baissant la tête, d’un air dépité. Le premier gentleman dont le visage avait quelque peu pâli, regarda l’autre dans les yeux et dit, 
« Je souhaiterais rentrer. 
- Je commence à avoir froid, et en plus j’ai faim maintenant. Il vaut mieux rentrer. 
- Alors, rentrons maintenant. Ce n’est pas grave, à l’auberge d’hier on pourra acheter des oiseaux forestiers pour dix yens. 
- Je me rappelle qu’il y avait aussi des lapins. Ce sera comme si on les avait tués. Rentrons. »

Toutefois, ce qui les inquiétait le plus, c’était qu'ils étaient maintenant complètement perdus. Le grondement du vent se fit entendre, un murmure passa dans les herbes, les feuilles bruissèrent, les arbres grognèrent.

« Je meurs de faim. En plus, depuis tout à l’heure, j’ai mal aux côtes. 
- Moi aussi. Je n’ai plus envie de marcher. 
- Moi aussi, je n’ai plus envie de marcher. Ah, que Dieu nous sauve. J’ai envie de manger quelque chose. 
- J’ai aussi envie de manger quelque chose. » 
Deux gentlemen, dans le bruissement des herbes de la pampa, se dirent ces mots.

À ce moment-là, ils regardèrent en arrière et ils aperçurent une magnifique maison occidentale. Et sur le perron était accrochée une plaque sur laquelle était écrit : « Restaurant occidental MAISON DU CHAT SAUVAGE ».

« Hé, tu as vu ! quelle coïncidence ! Il semble que cet endroit soit quand même assez fréquenté. Entrons ! 
- C’est étrange qu’il y ait un restaurant dans un tel endroit. Mais quand même, on pourra y prendre notre repas. 
- Bien sûr que oui. C’est ce qui est marqué sur cette plaque. 
- Pourquoi ne pas entrer ? J’ai si faim que je vais m’évanouir. »  

Les deux hommes se tenaient devant le perron. Ce perron, en briques blanches céramiques, était vraiment impressionnant. Il y avait une porte en verre sur laquelle était écrit en caractères dorés : « Tous les clients sont les bienvenus. Il ne faut surtout pas hésiter à entrer. » Après avoir lu ce message, les deux hommes étaient réjouis et ils se dirent, 
« As-tu vu cela ? Le monde est vraiment bien fait. Nous n’avons pas eu de chance aujourd’hui, mais voilà maintenant qu’un vrai bonheur qui apparaît devant nous. C’est un restaurant, mais il me semble qu’il offre gratuitement des repas. 
- Il me semble à moi aussi. ‘’Il ne faut surtout pas hésiter à entrer’’, ça veut dire ça. »

Aussitôt, ils découvrirent l'étendue du couloir. Et au dos de cette porte en verre, il était écrit en caractères dorés, « Nous vous accueillons chaleureusement surtout les clients gros ou jeunes. » Vu que ces deux hommes remplissent ce critère, ils se réjouirent davantage. 
« Vois-tu cela ? Ce message dit que nous serons traités spécialement. 
- Puisque nous remplissons tous les deux ce critère. »

Ils avancèrent dans le couloir et ils arrivèrent devant une porte peinte en bleu clair. 
« Cette maison est étrange. Pourquoi y a-t-il tant de portes ? 
- C’est le style russe. Dans les endroits glacials ou dans les montagnes, les maisons sont toujours comme ça. » 
Lorsqu’ils essayèrent d’ouvrir la porte, ils aperçurent au-dessus des caractères en or. « C’est un restaurant exigeant. Merci de votre compréhension. » 
« Ce restaurant doit avoir beaucoup de clients dans cette forêt-là. 
- Bien sûr. Rappelle-toi qu'à Tokyo les restaurants prospères ne se trouvent pas souvent sur les grands boulevards. » 

En disant cela, ils ouvrirent la porte. Alors derrière était écrit : « Nous exigeons beaucoup de choses. Mais je vous prie de patienter. » 
« Qu’est-ce que cela veut dire ?  a dit l'un des gentlemen en faisant la grimace. 
- Cela veut dire sans doute que les clients sont trop nombreux et qu’ils ont besoin de temps pour les servir.
- Oui, ça doit être ça. Ah, j’ai hâte d’entrer dans une pièce chauffée. - Et de me mettre à la table. »

Toutefois il y avait encore une porte. À côté, un miroir était accroché et dessous était posée une brosse. Sur la porte était écrit en caractères rouges, « Chers clients. Passez-vous ici un coup de brosses dans les cheveux et débarrassez-vous de la boue de vos chaussures, s’il vous plaît. » 
« Ils ont tout à fait raison. Sur le perron, j’avoue avoir sous-estimé ce restaurant car il est situé dans un endroit si loin de tout. 
- C’est un restaurant rigoureux et de bonne tenue. J’imagine que les gens de la haute société le fréquentent. » 
Ils se débarrassèrent de leurs fusils, ils défirent les bretelles et les mirent sur une table.

Plus loin, une porte noire les attendait. « Je vous prie d’enlever vos chapeaux, manteaux et vos chaussures. » 
« Les enlèvera-t-on ? 
- Nous n’avons pas le choix. Quelqu’un de très important est peut-être là maintenant.» 
Ils accrochèrent leurs chapeaux et leurs manteaux à des patères, ils enlevèrent leurs chaussures et ils entrèrent par cette porte.

Sur l’autre côté de la porte, on avait écrit : « Prière de laisser ici épingles de cravate, boutons de manchettes, lunettes, portefeuilles, et autres objets métalliques et pointus. » À côté de cette porte, un coffre-fort noir luxueux avait été laissé ouvert avec une clef. 
« Il me semble qu’ils utilisent de l’électricité pour la cuisine. C’est pour ça que les objets métaux, notamment les objets pointus y sont dangereux. 
- C’est peut-être ça. Mais alors, devrons-nous régler l’addition ici quand nous partirons ? 
- Il me semble. 
- Sans doute. » 
Ils enlevèrent leurs lunettes, leurs boutons de manchette et les mirent dans le coffrefort qu’ils fermèrent à clef.

Après avoir fait quelques pas, ils se trouvèrent devant une autre porte sur laquelle était écrit : « Étalez entièrement cette crème sur votre visage et vos mains, s’il vous plaît. » Le vase était rempli de crème de lait. 
« Pour quelle raison devons-nous nous mettre cette crème sur notre corps ?
- Hum, c’est peut-être parce qu’il fait froid dehors, et que, si l'on entre brusquement dans une pièce chauffée, la peau sera gercée. La crème, c’est pour prévenir ça. L’invité qui est au fond semble vraiment très important. Ce sera peut-être pour nous l'occasion de rencontrer un noble. »
Ils se mirent de la crème sur le visage puis sur les mains, ensuite ils enlevèrent leurs chaussettes pour s’en mettre sur les pieds. Comme il en restait, ils firent semblant de s'en mettre sur le visage et ils en mangèrent.

Ils ouvrirent la prochaine porte avec précipitation, cette fois, il était écrit : « Avez-vous bien mis de la crème ? En avez-vous mis derrière les oreilles ? » Et un petit pot de crème était là. 
« En effet, je ne m'en étais pas mis sur les oreilles. Elles ont failli gercer. Le patron de ce restaurant semble très prudent. 
- Il est très attentif. Au fait, moi, j’ai hâte de manger quelque chose. J’en ai assez de ce couloir qui n'en finit pas. »

Devant eux se trouvait encore une porte. « Maintenant le repas est presque prêt. Nous ne vous ferons pas attendre quinze minutes. Nous pourrons servir immédiatement. Mais avant, mettez-vous du parfum qui se trouve dans ce flacon sur votre tête, s’il vous plaît. ».Cependant, ce parfum sentait le vinaigre. 
« Ça sent le vinaigre. Quest-ce quil y a ? 
- Ils doivent sêtre trompés. Par erreur, une servante fébrile aurait mis du vinaigre dedans. »

Ils ouvrirent la porte et entrèrent. Sur le dos de la porte, il était écrit en caractères gras : « Nous nous excusons de vous avoir demandé diverses choses jusqu'ici. Mais celle-ci est notre dernière demande. Je vous prie de vous badigeonner avec ce pot de sel, s'il vous plaît. » Un beau pot de sel bleu en céramique était effectivement là. Mais cette fois, d’un air stupéfait, les deux hommes se regardèrent avec leurs visages pleins de crème l'un et l'autre. 
« Je trouve cela étrange. 
- Je trouve cela aussi étrange. 
- Toutes ces demandes exigées de la part de ce restaurant.
- Donc, ce restaurant occidental, d’après mon avis personnel, n'est pas un restaurant qui sert des cuisines occidentales aux clients, il s’agit d’une maison qui fait de ces clients des plats occidentaux et en mange. C, c, c, c, c’est-à-dire, n, n, n, nous…. »
L'un des gentlemen se mit à trembler et ne pouvait plus rien dire. 
« Ç,ç,ç,ça veut dire, n, n, n, nous…… Mon Dieu ! » 
L'autre se mit aussi à trembler et ne pouvait plus rien dire. 
« F, f, fui… » 
En tremblant, les gentlemen essayèrent de pousser la porte qui se trouvait derrière, mais maintenant elle ne bougeait plus d’un pouce.

Au fond se trouvait une porte percée de deux gros trous de serrures en forme d’une fourchette et d’un couteau. Il était écrit dessus, : « Je vous remercie pour tous vos efforts et votre patience. Entrez maintenant. » De plus, à travers ces trous, deux yeux bleus les épiaient. 
« Mon Dieu, dit l'un en tremblant. 
- Mon Dieu », dit l'autre en tremblant également. Ils se mirent à pleurer.

Derrière la porte, quelqu’un chuchotait, 
« Ah, zut. Ils s'en sont rendu compte. Ils ne se badigeonnent pas de sel. 
- C’est normal. C’est à cause du mot de notre patron. Souviens-toi qu’il avait écrit ‘’J’suis désolé d'avoir exigé autant de choses de vous. Tout ça, c’est fini.’’ C’est imbécile de dire ça ! 
Je m’en fiche. Il ne partagera même pas un os avec nous. 
- C’est vrai. Mais imagine, s’ils n’entrent pas ici, c’est nous qui devrons payer plus tard ! 
- Va-t-on essayer de les appeler ? On va les appeler. Hé, Messieurs. Venez ici, venez ici, venez ici. Les assiettes propres sont déjà prêtes, on a aussi assaisonné des salades avec du sel. Après il ne reste plus que de vous mélanger aux salades et vous mettre sur ces assiettes toutes blanches. Venez ici ! 
- Hé, Entrez, entrez ! Ou peut-être que vous n’aimez pas les salades ? Dans ce cas, nous allons tout de suite allumer du feu pour vous frire. Venez ici tout de suite ! » 
Sous le coup de la peur, les visages des deux gentlemen se froissèrent comme du papier, ils se regardèrent l’un et l’autre, et pleurèrent en tremblant.

Quelqu’un derrière la porte étouffa un rire et cria à nouveau. 
« Entrez, entrez. Ne pleurez pas, la crème sur vos visages coulera. Oui, Monsieur, j’arrive tout de suite… Hé, entrez maintenant ! 
- Venez immédiatement ! Le patron s’est déjà mis une serviette autour du cou. Un couteau à la main, en se léchant les babines, il vous attend avec impatience ! » 
Les deux hommes pleurèrent encore et encore et encore et encore.

À ce moment-là, derrière eux, avec des aboiements, les deux chiens semblables à des ours blancs entrèrent brusquement dans la pièce en détruisant la porte. Aussitôt les deux yeux dans les trous de serrures se volatilisèrent. Les chiens grondaient encore en tournant sur place, puis ils poussèrent un cri aigu et sautèrent sur la porte. Elle s'ouvrit et les chiens disparurent dans la pièce comme s’ils s'étaient fait absorber. Dans les ténèbres qui s’étendaient au-delà de la porte, ils entendirent des cris tels que « Miaow, Kuwaa, Gorogoro » et au final, des bruissements.

La maison disparut comme de la fumée, quand ils reprirent connaissance, gelés à cause du froid, les deux hommes se tenaient sur l’herbe. Ils aperçurent leurs manteaux, chaussures, portefeuilles et épingles de cravates accrochés sur des branches et éparpillés sur des racines par-ci, par-là. Le grondement du vent se fit entendre, un murmure passa dans les herbes, les feuilles bruissèrent, les arbres grognèrent. Avec un grondement soudain, les chiens revinrent aussi.

Et derrière, quelqu’un leur criait, « Messieurs, Messieurs ! » Ils retrouvèrent tout à coup de la force et crièrent, « Ohé ! Ohé ! On est là ! Venez ! » Le chasseur professionnel avec une pèlerine en pailles arriva en fendant l’herbe. C’est à ce moment-là qu’ils furent soulagés. Et ils mangèrent des dangos qu’avait apportés ce chasseur. Sur le chemin du retour, ils achetèrent des oiseaux forestiers pour dix yens et ils s'en retournèrent chez eux. Mais après être rentrés à Tokyo, leurs visages froissés comme du papier ne redevinrent jamais comme avant, même en y versant de l'eau chaude.

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