samedi 24 novembre 2018

''Mesdames et messieurs Cinglé" Sachiko Kishimoto


 Depuis que j’étais petite jusqu’à récemment, j’utilisais le chemin de fer privé, O. Cette ligne O était inhumainement bondée. Je me rappelle que lorsque j’étais au lycée, à une occasion, j’avais lu les conditions dans lesquelles les Juifs étaient transportés en train jusqu’à Auschwitz, et que j’avais pensé à ce moment-là que c’était pire que la ligne O. En bref, cette ligne était si bondée que cette comparaison se formait naturellement. Les lunettes se brisaient ; les vêtements se déchiraient ; les bretelles des sacs étaient arrachées ; les bols de riz étaient si comprimés qu'ils se transformaient en mochis. Ainsi, soit qu’on qualifie cette ligne de « Guernica » ou de l’enfer, la boîte blanche à jolies rayures bleues qui circulait comprenant ce paysage infernal, c’était la ligne O.
 D'ailleurs la ligne O était longue. Si on allait de la gare de départ au terminus, on mettait au moins trois heures. Si on subissait cette épreuve deux fois tous les jours, matin et soir, et si une telle vie se répétait plusieurs décennies, il était en fait normal qu’on se détraque. Ainsi, dans le train de la ligne O, il y avait des gens que j’avais secrètement nommés « mesdames et messieurs Cinglé ».
 Mon souvenir le plus ancien de « mesdames et messieurs Cinglé » remonte à l’époque où j’étais encore écolière. Cette personne qui est montée à Noto, avait des jambes et des bras entièrement bronzés rappelant un arbre mort. Avec sa casquette rose et son pantalon court, elle ressemblait à la fois à une dame de cinquante ans et à un garçon de dix ans. D’une voix forte et retentissante, elle disait : « Quand j’ai commencé à servir mon maître, j’avais seize ans ! » ou « Madame était une personne trèees trèees gentiiiille ! ». Lorsque de nombreux passagers sont descendus à un arrêt, il s’est avéré qu’elle n’avait pas de compagnon de route. La main sur sa poitrine, elle semblait parler à quelque chose qu’elle tenait sous sa paume. À un moment, j’ai vu ce qu’elle cachait dans sa main. C’était une grosse libellule agonisante.
 Mesdames et messieurs cinglés étaient aussi présents en dehors des trains. En été, un homme qui avait l’air d’un salarié, s’approchait des gens qui attendaient le bus devant la gare, en s’inclinant à 90 degrés à pile, au visage écarlate et une sueur sur le front, criait : « Je vous en prie ! Rangez-vous proprement en ligne ! Je vous en prie ! C’est une question de vie et de mort ! Voyez-vous ! Je vous prie pour l’amour de Dieu ! ». De temps en temps, il se prosternait devant eux. Je le regardais d’un endroit un peu lointain, depuis la station de taxis. Pendant les 20 minutes où j’y ai été, ses cris n’ont pas cessé une seule seconde. Je me demande toujours en quoi c’était une question de vie et de mort.
 Par ailleurs, il y avait aussi un homme qui avait l’air d’une élite et qui n’a cessé de chanter « Mon oiseau bleu » sans changer d’expression jusqu’au terminus, un homme invisible qui murmurait « À vos souhaits » à chaque fois que quelqu’un éternuait, et un « Homme des neiges » qui mettait un journal sur sa tête en l’attachant avec un trombone devant son visage. Ainsi, je pourrais en énumérer infiniment. Parmi eux, le champion était un homme d’environ 37 ou 38 ans que je voyais tous les jours, qui, un jour, soudain, est apparu les lèvres écarlates, aux yeux fardés d’un bleu, portant comme d’habitude un costume gris et une cravate.
 Mystérieusement, ces « mesdames et messieurs Cinglé » n’ont jamais paru une deuxième fois.
 Ils sont peut-être une sorte d’esprit et ne sont visibles qu’à une partie des gens......ou uniquement à moi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire