Un dimanche après-midi, alors que je jouais les Inventions et sinfonies de Bach, mes
doigts se sont emmêlés et ont effleurés de mauvaises touches. Je me suis arrêté
et j’ai jeté un coup d’œil à la fenêtre un instant. Les feuilles vertes de
marronniers oscillaient dans le vent du début de l’été. La lumière douce de
l’après-midi créait une ombre triangulaire sur les touches. Puis je me suis mis
à reprendre le jeu. Curieusement, je n’arrivais plus à bouger mes doigts. J’ai
essayé d’appuyer sur des touches avec force, toutefois mes doigts étaient
complètement immobiles comme s’ils ne faisaient plus partie de mon corps. J’ai mis
mes mains sur mes genoux, et j’ai décidé de reprendre l’interprétation depuis
le début. J’ai doucement mis mes dix doigts sur le clavier. J’ai respiré, et j’ai
recommencé à jouer les Inventions que
j’avais joués d’innombrable fois jusque-là. Cette fois, mes doigts se sont mis
à glisser doucement comme à l’accoutumée. « Le spasme intrigant de tout à
l’heure n’était rien », ai-je pensé et j’ai poussé un soupir. Cependant,
lorsque je suis arrivé au passage où mes doigts s’étaient pétrifiés, l’index et
le majeur de ma main droite se sont convulsés un court moment ; mes Inventions et sinfonies ont été
décomposés comme si on décousait du fil.
J’ai contemplé
ma main droite à contre-jour. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais observé
ma main avec autant d’attention. La paume était large et mes doigts étaient
fins et osseux. J’ai effleuré la surface de ma main droite avec ma main gauche,
elle était lisse et il n’y avait rien d’étrange. J’ai essayé de bouger l’index
et le majeur. Ils ont esquissé un mouvement circulaire comme un avion qui fait
un tour. J’ai pensé à la possibilité selon laquelle l’origine de cet étrange
phénomène était les Inventions.
C’était en effet un morceau que j’avais déjà joué plusieurs fois depuis mon
enfance, et de plus, il n’était pas spécialement complexe. Il y avait d’autres pièces
plus difficiles qui exigeaient les mouvements des doigts subtiles. Les Inventions étaient une pièce que
j’aimais jouer lorsque je perdais l’équilibre de mon interprétation. Que
signifie le fait que je n’arrive pas à l’interpréter ? Je l’avais sans doute
trop joué et j’avais eu un tic étrange sans m’en rendre compte. Et l’imperceptible
dissonance que créait ce tic devait déranger l’entièreté de mon interprétation,
comme un caillou fait des ronds dans l’étang.
Depuis quelques
mois, je ne faisais rien d’autre que des entraînements pour un concours qui
s’approchait. C’était peut-être aussi à cause de cela que mes doigts s’étaient
convulsés de manière étrange ; je les avais trop épuisés.
J’ai fermé le
couvercle du clavier. Je suis allé au lavabo et j’ai trempé mes mains dans de
l’eau chaude pendant longtemps. L’homme qui me regardait de l’autre à côté du
miroir semblait être quelqu’un d’autre que moi.
Le lendemain
soir, je suis allé chez ma maîtresse de piano, Madame Jesenská. En marchant, je
pensais au spasme intrigant de la veille. J’avais peur qu’il se passe la même
chose. Si mes doigts s’emmêlaient de nouveau et si je n’arrivais plus à les
bouger, quel regard me poserait-elle ? Me regarderait-elle avec une certaine
nuance d’indignation, ou pitié ou mépris ? À ce moment-là, je me suis rendu
compte que je ne connaissais presque rien sur elle, alors que je la fréquentais
depuis que j’étais enfant. Elle m’encourageait toujours que j’avais du talent,
et que je pourrais réaliser son rêve qu’elle n’a pas pu achever ; devenir
pianiste. J’imagine qu’elle superposait le rêve de sa jeunesse sur moi. Tantôt
elle se comportait doucement, tantôt elle était sévère. De temps en temps,
lorsque je n’arrivais pas à jouer correctement un morceau, elle ne cachait pas
son mécontentement. J’avais toujours peur qu’un signe d’insatisfaction se
répand sur son visage. Elle n’avait jamais crié pendant la leçon, mais le
mouvement imperceptible de ses sourcils était suffisant pour comprendre l’immensité
de son mécontentement. De temps en temps, je me sentais misérable comme un
enfant de quatre ans qui n’a pas pu se retenir.
Le soleil se
couchait au-delà de l’horizon. Le ciel crépusculaire était teinté de rose. Les
lampadaires ont été allumés l’un après l’autre. J’ai longé une rivière dans une
ville déserte.
Pour aller à la
maison de Madame Jesenská, j’ai dû traverser un cimetière des morts oubliés.
Personne ne savait quand ce cimetière a été construit. Personne ne venait
visiter pour déposer des fleurs sur les tombes. La plupart des noms qui avaient
jadis été gravés sur les pierres étaient quasiment effacés par le vent et la
pluie de siècles. Quelques statues en pierre étaient éparpillées dans le
cimetière comme si elles étaient les gardiennes de ce lieu. Quelques-unes
manquait de tête, d’autres manquait de bras, ou de buste.
Lorsque j’étais
enfant, ce cimetière était mon endroit préféré. Il ne me faisait pas peur, au
contraire je pouvais avoir l’esprit en paix si je venais ici. Le jour où je
m’étais disputé avec un ami, ou quand j’étais triste sans raison, je venais
toujours à cet endroit. Si je jouais de la flûte assis sur une tombe, toutes
les préoccupations qui m’affligeaient semblaient rien. Il m’arrivait aussi
d’amener un livre et d’y passer des heures jusqu’à la tombée de la nuit.
J’ai sonné à la
maison de ma maîtresse de piano. Aussitôt elle a ouvert la porte, et m’a dit
d’entrer en m’adressant un sourire. C’était une femme d’un certain âge qui
vivait toute seule. J’ai entendu parler que c’était une future pianiste pleine
de promesses lorsqu’elle était jeune, mais qu’une certaine circonstance l’avait
empêchée de devenir professionnelle. Je lui avais déjà posé quelques questions
dessus, mais elle les éludait toujours en changeant subtilement de sujet. De
surcroît, je remarquais que le coin de ses lèvres se tordaient de façon
nerveuse chaque fois que je lui demandais sur son passé. Un jour, j’ai arrêté
de lui poser cette sorte de questions.
Dans le salon,
elle m’a servi un thé et des biscuits avant de commencer la leçon. C’était
notre habitude et elle m’a demandé si j’allais bien. Je me suis demandé un
instant si j’allais lui parler du spasme intrigant de la veille, mais
finalement j’ai décidé de me taire. J’avais bientôt un concours. Je ne voulais
pas lui causer des soucis inutiles.
L’intérieur de
la maison était toujours harmonieusement ordonné. L’étagère qui occupait un mur
entier était remplie de livres d’auteurs dont je n’avais jamais entendu les
noms. Dans un coin, il y avait un vieux tourne-disque. Au mur était accroché un
petit tableau étrange représentant une fille et un mouton. Ce tableau
m’attirait depuis mon enfance. Dans un monde teinté de bleu, une fille et un
mouton regardaient quelque part au loin, mais ce qu’ils regardaient dépassait
le cadre. Au loin, on pouvait apercevoir des édifices antiques en ruines. Ce
qui attirait mon attention en particulier, c’était la teinte de ce bleu. Au
premier regard, c’était un bleu plutôt monotone. Au fur et à mesure que l’on le
contemplait, on apercevait que ce bleu comprenait plusieurs nuances de couleurs.
Chaque fois que je venais chez Madame Jesenská,
j’avais l’impression que ce n’était pas le même bleu de telle sorte que
l’expression de la fille et du mouton changeait subtilement. Tantôt elle avait
l’air triste, tantôt elle avait l’air souriante. Ce paysage ressemblait à la
scène d’une autre planète lointaine.
Une fois, j’ai
demandé à Madame Jesenská sur ce tableau. Elle ne connaissait pas grand-chose.
Elle m’a juste dit qu’elle l’avait trouvé dans un antiquaire lorsqu’elle a
voyagé au Tchèque. Elle était aussi attirée par le bleu de cette petite pièce. Au
moment où elle l’a vu, elle a compris sitôt qu’elle allait l’acheter. L’antiquaire
était un homme ventru qui avait l’air sceptique. Sans rien dire, il a enveloppé
ce petit tableau dans un papier d’emballage, et c’est ainsi qu’il se trouvait
maintenant chez elle. Je lui ai demandé le nom du peintre. Elle l’avait oublié.
Nous sommes
montés au premier étage, dans la pièce où il y avait un piano à queue. C’était
une pièce avec un papier teint rose à dessins de fleurs. La lumière du soleil
et les longues années avaient effacé leurs couleurs. Le dessin des fleurs
étaient devenus imperceptibles. Le rose était sombre comme le ciel gris. Mais
la pièce elle-même était entretenue dans un état de propreté absolu. Deux fois
par semaine, une femme de ménage venait à la maison, mais Madame Jesenská
elle-même la nettoyait tous les jours. Sur le bord de la lucarne, il n’y avait
même pas une poussière.
Je me suis
assis devant le piano. Madame Jesenská m’a demandé de jouer une sonate pour
piano Le Voyageur, la pièce d’un
compositeur italien que j’avais choisie pour le concours. J’ai fermé les yeux
et j’ai imaginé le monde de cette œuvre, un voyageur avec sa malle qui arrive à
une gare par une nuit d’hiver. Mes doigts se sont aussitôt mis à danser sur le
clavier. À ce moment-là, le monde autour de moi, les murs à papiers teints
fanés, le regard aigu de Madame Jesenská, la fille et le mouton, tout a disparu
d’un coup. J’étais devenu moi-même le voyageur. J’arrivais à une gare à minuit.
Mon haleine était blanche dans une ville inconnue, couverte de neige et
déserte. Je suis passé devant une boutique de valises. Au loin, j’apercevais
une lueur provenant d’un pub local…Et à un moment donné, cette lumière fut
éteinte. Mes doigts étaient de nouveau figés.
J’ai recommencé
depuis quelques mesures avant ce passage. Toutefois, mes doigts s’emmêlaient
toujours au même endroit. J’ai sauté cette partie pour continuer, mais je me
sentais de plus en plus comme si je jouais avec les doigts de quelqu’un
d’autre. Sans que je puisse rentrer dans le monde du voyageur, j’ai finalement
arrêté mes mains.
« Qu’est-ce qu’il y a ? m’a demandé Madame Jesenská.
- Rien.
- Tu jouais cette sonate sans problème la semaine
dernière. De surcroît, c’est ta pièce préférée, n’est-ce pas ? »
La tête
baissée, je regardais fixement le clavier sans rien dire.
Après un long
silence lourd, j’ai enfin ouvert la bouche.
« Je me sens étrange depuis hier. Je jouais les Inventions…et tout à coup, mes doigts se
sont emmêlés. J’ai essayé de recommencer, mais en vain. C’était vraiment
étrange. C’était comme si j’empruntais les doigts de quelqu’un d’autre… »
En parlant, je
me suis rendu compte que ma voix tremblait légèrement. J’ai levé la tête.
Madame Jesenská me fixait d’un regard plein d’inquiétude et de pitié.
Tout à coup,
elle a pris ma main droite dans la sienne. Après l’avoir contemplée, elle a
caressé mon index et majeur avec sa main fine et lisse. Je pouvais sentir la
chaleur de son corps et la sensation de caresse. Sa main a effleuré l’os du dos
de ma main, et elle s’est arrêtée au poignet.
« Ne t’en fais pas pour le concours. Nous avons
encore le temps… », m’a-t-elle dit.
Le lendemain
matin, je me suis réveillé avec une étrange sensation sur mes doigts. Je me
suis levé et j’ai regardé ma main droite. Apparemment, elle n’avait rien
d’étrange. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que je
n’arrivais pas à bouger mon index et majeur. Ils étaient raides et froids comme
une pierre.
J’ai mis de
l’eau chaude dans le lavabo et j’ai trempé mes mains dedans. J’ai massé mes
doigts, mais ils étaient toujours durs. La première articulation de l’index et
du majeur était courbée ; ils étaient exactement de la même forme que lorsque j’avais
renoncé à jouer Le Voyageur.
J’ai préparé du
café avec les autres doigts et ma main gauche. Je ne savais pas que la
paralysie de seuls deux doigts pouvait causer autant de difficulté. Tandis que
je sirotais du café, j’ai fait tomber la tasse. Le liquide noir s’est répandu
sur le sol et la tasse s’est brisée.
« Il n’y a rien d’anormal selon la
radiographie », a dit un médecin en touchant mes doigts.
Je l’ai attendu
continuer.
« Si vous souhaitez, on peut faire un examen plus
détaillé. Mais je suis sûr que cela donnera le même résultat. C’est plutôt le
domaine de psychanalyse. J’ai vu pas mal de pianistes dans ma vie, c’est en
fait quelque chose qui arrivent souvent chez eux. »
J’ai hoché la
tête.
Mais j’ai
ignoré son conseil. Je ne suis pas allé chez le psychiatre. Tout ce qui me
concernait semblait être loin et importait peu. Je sentais comme s’il y avait
un grand trou dans mon cœur, un trou s’élargissait à l’infini, jusqu’à ce qu’il
m’avale. Je me suis assis devant le piano pendant des heures. Le dernier
crachin du printemps tapait tranquillement contre la vitre. Quand je me suis
rendu compte, quelques gouttes étaient tombées sur le clavier. C’étaient mes
larmes.
Depuis lors, j’ai
passé des journées comme un automate. Je n’arrivais pas à faire quoi que ce
soit. J’ai fermé tous les rideaux de ma maison ; j’ai éteint mon portable et je
l’ai mis dans un tiroir. Vers quinze heures, quelqu’un a frappé la porte de mon
appartement. Cette personne n’a pas appelé mon nom. Elle a juste frappé contre
la porte deux ou trois fois. J’ai retenu mon souffle et j’ai attendu qu’elle
parte. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu le bruit de pas du visiteur s’éloigner.
J’ai passé des journées à regarder des films à la télé. Il fallait tourner des
pages pour lire un livre, de sorte que j’étais obligé d’utiliser mes doigts. En
revanche, tout ce qui était nécessaire pour regarder un film, c’était être
assis devant l’écran.
Un vieux film
noir m’a laissé une impression particulière. C’était l’histoire d’un baladin et
d’une femme retardée. L’homme avait un tempérament grossier tandis que la femme
était innocente et douce. Mais elle n’était pas faite pour vivre dans ce monde
rempli de cruauté et de violence. Finalement, elle a atteint la folie et
l’homme l’a abandonné. Quelques années plus tard, l’homme est arrivé dans une
ville maritime. Alors qu’il flânait sur la plage, il a entendu la chanson que
la femme fredonnait autrefois. Peu après, il a appris sa mort, et il s’est
effondré sur la plage, accablé de tristesse immense.
Le mot ‘’fin’’
a surgi sur l’écran. Je suis allé à la cuisine, j’ai rempli un verre d’eau, et
je l’ai avalée d’un coup. Dès que j’ai ouvert la fenêtre, le vent frais de la
nuit a soufflé dans ma chambre. Je pouvais sentir le parfum de la mer dans le
vent. En écoutant mon disque préféré du Voyageur
interprété par un pianiste polonais, j’ai attendu l’arrivée de l’aube.
Le lendemain
matin, ma main droite était entièrement paralysée. Jusqu’à la veille, seuls
index et majeur s’étaient pétrifiés. La paralysie avait atteint les autres
doigts qui étaient intacts jusqu’ici. Étrangement, mes doigts engourdis étaient
figés d’une forme comme s’ils étaient en train de jouer du piano. Je les ai
touchés avec ma main gauche qui n’était pas encore infectée par ce phénomène.
Ma main droite était glaciale. Cette sensation m’a rappelé lorsque je touchais
la main de la dépouille de ma grand-mère à ses funérailles quand j’étais encore
un enfant.
J’ai sorti un
crayon aigu d’un tiroir. J’ai piqué mes doigts un par un. Je me suis rendu
compte que je n’éprouvais aucune sensation, ni douleur ni la froideur de la
mine. J’ai posé le crayon et j’ai pris un couteau à fruits que j’avais utilisé
pour l’aiguiser. J’ai dressé la pointe du couteau contre la racine de mon
majeur. Que se passerait-il si j’enfonçais la lame dans la chair ? Pourrais-je
me souvenir de la douleur ? Ou n’y aurait-il qu’un majeur tombé ? Après un
certain moment, j’ai remis le couteau.
« D’après vous, à quoi ressemble cette image ? Répondez
selon l’intuition. Ne réfléchissez surtout pas », m’a demandé un psychiatre
dans un cabinet sombre. C’était un homme d’un certain âge obèse avec une
abondance de cheveux. Il ressemblait à un personnage sorti d’un conte de fée.
Son visage sanguin m’a rappelé un des nains qui entouraient la princesse de
neige dans un dessin animé de Walt Disney.
« Deux femmes qui s’embrassent, ai-je répondu.
- Et celle-ci ?
- Un avion qui s’écrase.
- Ça ?
- Des poumons et un nain ».
Le psychiatre a
gémi, puis il a noté quelque chose dans son cahier.
« Avez-vous bientôt un concours important ? Ça
peut être la cause de ce symptôme. C’est-à-dire, le stress que vous éprouviez
depuis longtemps et que vous n’arriviez pas à vous en débarrasser apparaît sous
la forme de la paralysie des doigts. Votre main n’a aucun problème. Aucun nerf
abîmé, aucun tendon coupé. Malgré cela, vous n’arrivez pas à la bouger. C’en
est la preuve ! a dit le psychiatre.
- J’ai piqué ma main avec un crayon aigu, mais je n’ai
eu aucune sensation. Est-ce quand même étrange, n’est-ce pas ? Si les nerfs
sont vivants, je dois sentier plus ou moins de la douleur.
- En quelque sorte, vous vous êtes hypnotisé vous-même
inconsciemment. Au fond de votre cœur, vous vouliez refuser de jouer du piano.
Mais votre entourage tels que votre maîtresse de piano, l’attente de vos
parents, de vos camarades vous empêchait de vous en rendre compte. Et le
résultat, cette paralysie. La cure mentale commence par reconnaître votre
propre sentiment, votre propre douleur. Si vous souhaitez la guérison de votre
main, vous devez renoncer au concours, et vous concentrer sur la dissolution de
votre traumatisme. »
J’essayais de
me concentrer sur ce qu’il me disait, mais ces mots décousaient aussitôt qu’ils
entraient dans mon oreille.
« À la semaine prochaine, le même jour, la même heure.
N’oubliez pas de prendre des médicaments avant de dormir », a-t-il dit et
m’a donné un morceau de papier sur lequel il était écrit l’ordonnance.
Mais je savais
que ce symptôme n’était pas dû à un simple stresse ou à un traumatisme. Comme il
me l’avait dit, j’étais peut-être inconsciemment stressé par le concours et
qu’une partie de moi refusait de jouer du piano. Cependant, j’avais une étrange
intuition selon laquelle cette paralysie venait d’ailleurs.
De retour chez
moi, j’ai jeté les médicaments dans la cuvette et j’ai tiré la chasse.
Quelques jours
plus tard, je me suis rendu compte d’inquiétantes taches noires répandues sur
ma main. Il semblait que quelques parties de mes doigts suppuraient. Je pouvais
y sentir une étrange odeur, comme celle d’un poisson pourri. Malgré cela, je
n’éprouvais aucune douleur. Je sentais juste que ma main était engourdie. Tout
à coup, j’ai eu l’impression que ma main pourrirait ainsi et que cet étrange
phénomène s’étendrait jusqu’à ma main gauche. Cette gangrène était peut-être
une sorte de malédiction. Mais pourquoi dois-je être maudit ? me suis-je
demandé. Je ne dis pas que je suis innocent, mais je vivais ordinairement comme
tout le monde. Pour quelle raison, étais-je destiné à perdre mes doigts ? Si
seulement il y avait de la douleur, ai-je pensé. Si seulement il y avait de la
douleur, je pourrais oublier cet état auquel j’étais condamné.
Une fois pansé
ma main droite, je pouvais sentir que ma peau se décomposait sous le pansement.
Ensuite, je me suis enfermé dans ma chambre. Les premiers quelques jours, il y
avait des visiteurs. Ils ont frappé à la porte de mon appartement en appelant
mon nom. Je pouvais les ignorer, mais il se pouvait qu’ils signalent à la
police et qu’ils entrent dans ma chambre. Je voulais absolument éviter qu’ils
découvrent ma main. À travers la porte, je leur ai dit que j’avais juste un
rhume et je me suis excusé de ne pas pouvoir les recevoir. Quand je me suis
rendu compte, je ne recevais plus aucun visiteur.
De jour en
jour, ma gangrène s’est empirée. Chaque fois que j’ai changé de pansement, je
devais constater que ma main se noircissait et que l’odeur qui s’en dégageait
devenait de plus en plus forte. Elle ressemblait à une grenade pourrie, pendue au
bout d’une branche. Elle en tomberait et des vers grouilleraient dessus en un
peu de temps.
Il ne m’a pas
fallu longtemps pour réaliser que je n’arrivais pas à bouger l’auriculaire de
ma main gauche. À l’instar du premier jour où je me suis rendu compte de la
pétrification de mes doigts droits, mon auriculaire était devenu raide, gardant
une forme étrange comme s’il était en train de jouer une sonate dans l’air.
Après la
paralysie de l’auriculaire, les autres doigts ont été paralysé les uns après
les autres. Le symptôme d’inflammation n’était pas encore apparu, mais c’était
une question de temps.
Devant l’écran
de la télé, je me suis demandé à plusieurs reprises pourquoi moi seul devais
être victime de ce phénomène étrange. Les mains sont la partie corporelle la
plus importantes des pianistes. Si j’étais chanteur, je ne serais pas autant
gêné même si je perdais mes doigts, ai-je pensé. Mais j’étais pianiste. La
nuit, j’ai fait encore et encore le même cauchemar. C’était le rêve d’un concert.
Je montais sur scène dans une salle de musique remplie de monde. Je me mettais
devant le piano et au moment où j’ai essayé de commencer l’interprétation du Voyageur, je me suis rendu compte que je
n’avais pas de bras. J’ai essayé de toucher mon bras gauche pour vérifier la
disparition de mon bras droit, mais je manquais également de bras gauche. J’ai
jeté un coup d’œil vers l’audience. Elle attendait que je commence à jouer. Dans
un coin, je pouvais apercevoir ma maîtresse de piano. Au bout du moment,
l’audience s’est aussi rendu compte de l’anormalité de la situation. Soudain, un
homme ventru et chauve s’est levé et a crié : « C’est un pianiste
sans bras ! ». L’audience a éclaté de rire. Pendant que je gardais la tête
baissée, du coin de l’œil, j’ai vu quelqu’un s’enfuir avec mes bras.
J’ai aussi fait
un autre rêve, j’étais toujours sur scène dans une salle de musique remplie de
monde. J’étais assis devant le piano. Cette fois, j’avais mes propres mains.
Elles n’étaient pas gangrenées et elles ont bougé comme je souhaitais.
« Ce que je vivais jusqu’ici n’était qu’un cauchemar. Je rêvais que mes
mains pourrissaient de jour en jour, et que je n’avais aucun moyen d’empêcher
la gangrène. C’était un rêve terrible… », ai-je pensé. J’ai levé la tête
et j’ai doucement mis mes mains sur le clavier comme un avion à hélice atterrit
doucement sur la plage. J’ai fermé les yeux un long moment. Un silence lourd
régnait dans la salle. J’ai senti les nombreux yeux de l’audience posés sur
moi. Puis, je me suis mis à jouer Le
Voyageur, la pièce que j’avais exercée d’innombrable fois. Mes mains se
sont mises à danser librement comme un couple de carpes qui nagent dans
l’étang. Tout allait bien jusqu’ici. J’ai compris que l’audience était
complètement saisie par mon interprétation. C’était sans aucun conteste me
meilleure performance de ma vie en tant que pianiste.
Tout à coup,
j’ai laissé échapper une note, puis une autre, et encore une autre. J’ai
regardé le clavier ; mon annuaire était tombé dessus. Mes autres doigts sont
aussi tombés les uns après les autres comme les pétales d’une fleur, et mon Voyageur s’est décomposé en clin d’œil. Dans
la panique, je me suis levé. J’ai eu une sensation moue sous ma selle. J’ai
levé la jambe. Un de mes doigts était écrasé sous mon pied. Mes mains étaient devenues
deux masses de chair. Après un court silence, une dame qui était assise devant
a poussé un cri aigu.
Je me suis
réveillé trempé de sueur. Je suis allé à la cuisine et j’ai bu de l’eau
directement du robinet.
J’ai confirmé
que j’avais encore mes doigts même s’ils étaient en train de se gangrener. Dans
la maison obscure, je me suis demandé ce que je deviendrais quand j’aurai perdu
tous mes doigts. Je consacrais toute ma vie à la musique. Devenir pianiste
était mon rêve d’enfance et j’étais sur le point de le réaliser. Mais tout à
coup, tout ce que j’avais accumulé jusque-là allait disparaître, sans aucune
explication raisonnable.
J’ai changé de
pansement et je suis sorti de la maison. J’ai marché dans la ville nocturne. Si
je me promenais pendant la journée, il y avait le risque de tomber sur mes
connaissances, et les gens remarqueraient mes mains qui dégageaient une odeur
nauséabonde. La nuit était le seul moment où je pouvais flâner dehors sans
gêne.
J’ai passé des
heures au cimetière. Cet endroit semblait détaché du reste du monde. Il était
si tranquille et paisible que je n’entendais aucun bruit. J’ai marché entre les
tombeaux et j’ai songé au passé lointain. Autrefois, il devait y avoir des gens
qui s’endeuillaient pour ces morts. Aujourd’hui, ils se trouvent tous dans le
grand abîme de l’oubli. La plupart des noms gravés sur les tombes étaient
illisibles, quelques-uns prouvaient encore leur existence d’antan. J’ai lu les
noms des morts et le jour de leur naissance et de décès. Eleanor Rigby était
née en 1809 et morte en 1824. Claude Boucher était né en 1856 et mort en 1869. Jeanne-Marie
Despiau était née en 1732 et morte en 1751. Ils étaient tous morts jeune pour
une raison obscure. C’était peut-être un cimetière pour enfants.
Celui qui est
entrée la première dans mon champ de vision lorsque je me suis réveillé était
le blanc de la lampe phosphorescente. La lumière m’a ébloui et j’ai clignoté
des yeux. J’ai essayé de me lever, mais en vain. J’ai regardé à gauche ;
plusieurs tubes entraient dans mon bras. J’ai regardé à droite ; une
silhouette floue était assise à côté de moi. J’ai clignoté de nouveau des yeux,
puis je me suis rendu compte que c’était Madame Jesenská.
« Tu es réveillée », m’a-t-elle dit.
J’ai essayé de
lui dire quelque chose, mais aucun mot ne franchissait mes lèvres. J’ai
vainement répété à ouvrir et à fermer la bouche comme un poisson asphyxiée.
« Je vais appeler quelqu’un », a dit Madame Jesenská.
Elle s’est
levée et partie quelque part.
J’ai baissé les
yeux et je me suis rendu compte que mon bras droit était entièrement plâtré.
J’ai touché le plâtre avec ma main gauche. Il était dur comme une pierre.
Il semblait que
j’avais dormi pendant longtemps, pendant des semaines ou encore plus. Les muscles
de mon corps étaient engourdis. J’ai essayé de me lever et je suis tombé sur le
plancher.
Je me suis
demandé ce qui était advenu à mon bras droit et pourquoi je me trouvais dans
l’hôpital. En tous cas, il me semblait évident que j’avais perdu ma conscience
pour une raison obscure, peut-être à cause de l’étrange gangrène. En même
temps, j’éprouvais une certaine paix car ce plâtre signifiait que mon bras
gangréné n’était pas sectionné. Logiquement parlant, si je n’avais plus de
bras, il n’y avait aucune raison de plâtrer.
Quelques
instants plus tard, lorsqu’un médecin et quelques infirmières se sont entrés
dans la pièce, ils ont découvert le pianiste couché misérablement à plat ventre
comme une chenille.
« J’étais inquiète car tu n’es pas apparu pendant
des semaines. C’était la première fois que tu as manqué des leçons sans me
prévenir, m’a dit Madame Jesenská. Je suis donc allé chez toi. J’ai frappé
plusieurs fois la porte. À ce moment-là, le propriétaire est passé. Il m’a dit
que certains habitants lui se sont plaints de l’étrange odeur qui se dégageait
de ton appartement. Il a ouvert la porte, et nous sommes entrés dans ton
appartement. Tous les rideaux étaient fermés. L’odeur de putréfaction était forte
et je me suis couvert le nez avec mon mouchoir. Nous avons avancé dans le
couloir, et dans le salon, tu étais couché sur le sol, à côté d’un pied du
piano, sans conscience. »
J’écoutais son
histoire silencieusement.
« Le propriétaire t’a secoué. Tu ne t’es pas
réveillé mais il a confirmé que tu n’étais quand même pas mort. Pendant qu’il
appelait l’ambulance, dans la pénombre, j’ai découvert quelque chose gésir à
côté de toi. C’était un objet long et noir se ressemblant à un bâton. Je m’en
suis approché et aussitôt j’ai compris que c’était un bras, a-t-elle continué.
- C’était un bras ? ai-je dit presque inconsciemment.
- Votre bras droit était complètement gangréné, a
intervenu le médecin. Étrangement, la congestion était arrêtée au niveau du
coude. Si bien que, naturellement, votre bras gangrené est tombé tout seul. Vous
avez eu de la chance dans votre malheur. Si la gangrène était métastatique,
elle aurait atteint votre cerveau, et vous aurez déjà été mort.
- Mais alors pourquoi mon bras est plâtré ? Si j’ai
perdu mon bras, il n’y aurait pas de bras à plâtrer !
- C’était encore une autre chance qu’une patiente était
décédée au moment où vous avez été transféré à notre hôpital », a-t-il
dit.
Je suis resté
encore quelques semaines à l’hôpital. Selon le médecin, je pouvais le quitter à
tout moment, mais il souhaitait suivre mon état après l’opération en tenant
compte de la singularité de mon cas. Mes majeur et auriculaires gauches étaient
également plâtrés, cependant je pouvais utiliser librement mes autres doigts. Des
journées languissantes, semblables les unes aux autres s’écoulaient. Le paysage
que je voyais par la fenêtre était toujours le même. Mon seul loisir était la
promenade dans la cour de l’hôpital, autorisée uniquement entre quatorze heures
et dix-sept heures. Lorsque j’étais dans ma salle, j’ai passé la plupart de mon
temps à lire Anna Karénine. C’était le
livre le plus épais de la collection de la bibliothèque de l’hôpital.
Lorsque quatre
semaines se sont passées depuis que je me suis réveillé sur le lit de
l’hôpital, mon médecin est venu à mon chevet et m’a dit que c’était le moment
d’enlever le plâtre.
Quelques
minutes plus tard, il est revenu avec un appareil semblable à des ciseaux à
lame longue, et il s’est mis à couper mon plâtre d’un geste exagéré. Il y a
longtemps que j’avais vu mon bras. J’étais effrayé de l’idée de le revoir et j’ai
réalisé que je transpirais sous mes aisselles. D’abord, le dessus du coude est
apparu. Il semblait que la peau dissimulée sous le plâtre était plus blanche qu’elle
ne l’était dans mon souvenir. La lame des ciseaux a avancé jusqu’au dos de ma
main. Le plâtre s’est divisé comme la coquille d’une huître.
Le bras de
quelqu’un était greffé à mon coude. Il y avait la trace de suture et j’ai eu
l’impression d’être une peluche rapiécée. Les doigts étaient fins et ne
ressemblaient pas à mon ancienne main qui était large et osseuse. Sur les
ongles restaient des traces de manucure bleue écaillée. C’était le bras d’une
femme.
« Q, qu’est-ce que c’est que ça ! ai-je crié
en transperçant mon bras du regard.
- C’est normal que vous soyez étonné », a dit le
médecin tranquillement.
Après avoir toussé quelques fois, comme s’il
essayait de reprendre aussi son sang-froid, il a continué :
« Lorsque vous avez été transféré à l’hôpital,
votre bras gangrené était déjà détaché de votre corps. Ses tissus étaient déjà
morts et il était impossible de l’y rattacher. Votre avenir en tant que
pianiste aurait été perdu à jamais. Mais à ce moment-là, une patiente dans le
coma dépassé est décédée.
- Avez-vous donc greffé son bras sur moi ?
- Regardez votre main gauche. »
J’ai regardé
mes majeur et auriculaire pansés. Aussitôt, j’ai compris qu’ils étaient
également greffés.
« Qui vous a demandé de faire ça ! me suis-je
écrié et j’ai couvert mon visage de mes mains.
- Avez-vous préféré vivre en tant que pianiste sans
bras ? D’ailleurs, la mère de la jeune femme défunte était aussi contente que
le bras de sa fille soit réincarné comme celui d’un pianiste talentueux comme
vous.
- Je n’ai pas demandé de faire ça…
- Si vous voulez, n’hésitez pas à me demander de
sectionner votre bras. Je le ferai gratuitement. D’ailleurs, c’est plus facile
que la greffe », a-t-il dit, puis il est sorti de la pièce.
Dans mon
appartement, assis devant le piano, je contemplais ma main droite. Elle était
blanche et fine. La suture était presque invisible ; seule la teinte de ma peau
et la sienne étaient un peu différente. J’ai tracé le contour de mon visage
avec ma main. Elle a effleuré mon nez et mes lèvres. Je pouvais sentir son
parfum doux qui n’était pas le mien. Alors que je me touchais moi-même, c’était
comme si quelqu’un d’autre me caressait. C’était en fait normal, car ce n’était
pas mon bras.
Au moment de
quitter l’hôpital, j’ai demandé au médecin de me dévoiler le nom de la
donneuse. Cependant, il m’a poliment refusé sous prétexte qu’il s’agissait
d’une information personnelle.
Je me suis
demandé à maintes fois à qui ce bras avait appartenu. Tout ce que je savais,
c’est que l’ancienne propriétaire était une jeune femme tombée dans le coma
profond. Dans quelles circonstances se trouvait-elle dans cet état ? Pourquoi
était-elle morte ? La couleur de ses cheveux et de ses yeux ? Quels auteurs
aimait-elle particulièrement ? Quel était son film préféré ? Avait-elle un
petit ami ? Plus je réfléchissais, plus j’avais l’impression de tomber dans un
gouffre profond.
Je me suis mis
à jouer les Inventions. J’ai laissé
échapper un rire sec car j’ai moi-même été étonné de la gaucherie de mon
interprétation. Un écolier de dix ans aurait joué encore mieux que moi. De
surcroît, malgré la rééducation que j’avais exercée à l’hôpital pendant un
mois, à chaque fois que je jouais du piano, j’étais condamné à éprouver une
douleur aiguë comme si on enfonçait une longue aiguille dans chacun de mes
doigts.
Les Inventions
les plus douloureuses du monde ont retenti dans mon appartement. Quelques fois
mes doigts se sont convulsés dans les airs, comme si l’ancienne propriétaire de
mon bras refusait de jouer avec moi.
Un dimanche
après-midi, lorsque je commençais à m’habituer à mon nouveau bras, tandis que
je préparais du café, quelqu’un a sonné. À l’autre côté de la porte, une femme
d’un certain âge était debout. Elle était petite ; ses cheveux étaient
grisonnants et ébouriffé. Elle portait une blouse d’un blanc terne et une
longue jupe qui atteignait presque le sol. En bref, son apparence était à peine
propre et loin d’être élégante. Son regard flottait autour de mon visage comme
si elle cherchait quelque chose. Quand j’allais lui demander qui elle était,
tout à coup, elle a pris mon bras droit et a commencé à le caresser.
« Qu’est-ce que vous faites ! »
Surpris, j’ai
brutalement essayé de retirer mon bras et à ce moment-là, le dos de ma main a
frappé son visage sans exprès.
La dame a mis
sa main sur sa joue et elle s’est mise à gémir. Ensuite, elle a commencé
appeler le nom de quelqu’un.
« Lise… Lise…Lise… »
Comme je ne
voulais pas que mes voisins nous entendent, je l’ai laissée entrer. Sans rien
dire, la dame m’a obéi comme un vieux chien épuisé. Elle s’est assise sur un
fauteuil. Les paupières mi-closes, elle semblait songer à quelque chose.
« Pardonnez mon comportement brutal, Madame. Je
ne voulais pas vous frapper. J’étais juste étonné… », ai-je dit.
« Ne vous en faites pas, jeune homme. C’est moi
qui dois vous demander pardon d’avoir agi ainsi. Comme vous l’avez sans doute
imaginé, je suis la mère de la fille qui vous a donné son bras, Lise »,
m’a dit la vieille dame,
Je devais lui
répondre quelque chose, mais je ne trouvais aucun mot pertinent dans ma tête.
« Merci de m’offrir son bras. Comme ça, je pourrai jouer de nouveau du
piano » ? Non, ça ne faisait aucun sens.
Comme je me
taisais, la dame a continué toute seule, presque comme un monologue.
« Elle avait dix-sept ans…
- ……
- C’est moi qui l’ai tuée. Cela faisait déjà plus de
dix ans qu’elle se trouvait dans le coma. On l’avait diagnostiquée que son
cerveau était mort et qu’il y avait aucune possibilité qu’elle reprenne
conscience. C’est moi qui ai demandé au médecin de cesser les soins de fin de
vie. L’appareil respiratoire a été enlevé et quelques instants plus tard, elle
était morte pour la deuxième fois. »
J’ai
inconsciemment jeté un coup d’œil à mes doigts fins et je me suis souvenu de la
manucure bleue qui restait sur les ongles. C’était peut-être cette dame qui les
peignait pour sa fille.
Un silence long
et lourd régnait dans la salle. À travers les rideaux fermés, un faisceau de
lumière s’infiltrant tombait une ombre sur le visage de la dame. Ses yeux
étaient noirs et morne. Ils regardaient dans le vide.
« Pourriez-vous me laisser regarder de nouveau
Lise ? », a-t-elle dit d’une voix rauque au bout d’un moment.
Je me suis levé
de ma chaise ; je me suis agenouillée devant elle et je lui ai tendu mon bras.
Avec ses mains ridés et osseux, elle a commencé à caresser mon bras fin et
lisse. Ses doigts durs ont fait des allers-retours sur ma main pendant
longtemps. À un moment donné, elle a pris ma main dans les siennes et s’est
mise à la caresser de sa joue, en appelant sans cesse le nom de sa fille.
« Je
voudrais connaître plus votre fille », ai-je dit lorsqu’elle s’est
rassasiée et a libéré ma main.
La maison de la
dame se trouvait près de la mer. J’ai changé deux fois le train et j’ai cherché
son adresse selon la note qu’elle m’avait donnée la dernière fois. Au bout d’un
moment, je suis arrivé devant une grande maison blanche. Comme il n’y avait pas
de sonnerie, j’ai frappé la porte plusieurs fois. J’ai attendu un long moment,
mais personne n’est sorti. Tandis que j’ai retourné les talons, un grincement
s’est fait entendre derrière. Je me suis retourné. La dame qui m’avait visité il
y avait quelques jours était là. Ses yeux avaient toujours l’air endormis, et
je me suis demandé si elle n’était pas démente. Le couloir qui s’entrevoyait à
travers l’interstice de la porte était obscure. Après un moment de silence,
elle a ouvert la bouche : « Entrez », a-t-elle dit d’une voix
rauque.
L’intérieur de
la maison était en désordre. Couverts d’une souche de poussière, des
sculptures, des livres et des antiquités étaient éparpillés partout. Un vautour
empaillé me regardait dans un coin de la pièce. Il manquait l’une des prunelles.
La profondeur de ce trou m’a rappelé le regard de la maîtresse de la maison. Tous
ces objets jetés sur le sol avaient pourtant l’air d’avoir de la valeur, ce qui
permettait de comprendre que la famille menait certainement une vie aisée
autrefois, mais qu’à un moment donné, quelque chose a été déréglé, de sorte que
cette grande maison ressemblait maintenant à une ruine. Assis sur le divan,
j’ai imaginé l’époque où elle était impeccablement ordonnée dans une parfaite
harmonie. J’ai esquissé dans mon esprit une famille heureuse qu’aurait été
celle de la dame.
« Asseyez-vous »,
m’a dit la dame. Je me suis assis sur le divan, entouré d’animaux empaillés et
de tableaux poussiéreux. Quelques instants plus tard, elle m’a apporté un thé. Une
mouche était morte sur la surface et l’incrustation créait une souche épaisse
au bord de la tasse. Je l’ai remerciée et j’ai porté la tasse à ma bouche pour
feindre de boire.
« Merci de
venir chez moi…a-t-elle dit. Il n’y pas beaucoup de monde qui visitent chez
nous. Vous ne croyez sans doute pas, mais notre maison était si animée
autrefois. On organisait une fête toutes les semaines avec des villageois.
- C’est moi qui dois vous remercier de
m’accueillir », ai-je dit.
La dame s’est
mise à me raconter l’histoire de sa vie, qu’elle s’était réfugiée de
l’Insurrection de son pays natal à l’âge de seize ans, qu’elle avait appris la
langue et commencé à travailler comme modiste. Quelques années plus tard, elle
a rencontré son mari qui était un empailleur célèbre. Après le mariage, le
couple s’est installé dans cette ville. Leur commerce d’animaux empaillés est
parti dans la bonne voie. Le mari vidait les organes des animaux, créait des modèles
et la femme coudaient leur peau avec du fil.
« Ma fille, Lisa est née l’année suivante de
notre mariage. La guerre continuait toujours dans mon pays natal. Je me
rappelle que ce jour-là, je regardais l’actualité à la télé. L’écran montrait
des bombardements sur ma ville. C’est peut-être indiscret de dire cela, mais
j’ai eu l’impression qu’on fêtait la naissance de ma fille avec ces éclairs dans
le ciel… », a dit la dame.
Puis elle s’est
tue un long moment. Je me taisais aussi. Un silence a régné dans la salle. Au
bout du moment, elle a repris sa parole :
« Des journées paisibles se sont écoulées ainsi. Je
croyais que j’avais trouvé ma place dans ce monde, jusqu’à ce que ma fille
tombe dans le coma suite à un accident.
- De quel genre d’accident s’agissait-il ? ai-je dit
en prêtant attention à la teinte de ma voix.
- Un jour, elle est partie pour la plage avec ses
amies. Je ne pourrais jamais oublier son plein sourire de ce matin-là. Le soir,
quand je l’ai revue à l’hôpital, elle se trouvait déjà dans un coma profond.
Elle s’est noyée en haute mer et quand on l’a sauvée, elle ne respirait plus.
Grâce aux mesures d’urgence, elle est revenue à la vie. Mais seule son âme est
restée attrapée dans le fond de la mer obscure. Le médecin nous a dit que son
cerveau était mort et qu’elle ne reprendrait jamais conscience. »
La vieille dame
a pris son thé et a bu une gorgée. Je l’ai attendue continuer son histoire,
mais il semblait qu’il n’y avait pas de suite.
J’ai contemplé
de nouveau la dame. J’ai imaginé qu’elle avait autrefois été une femme ordinaire
et heureuse. Sans doute, elle n’était pas aussi vieille que l’impression que
donnait son physique. On pouvait apercevoir une lueur de tristesse dans le plus
profond de ses yeux.
À un moment
donné, elle s’est levée et m’a demandé de la suivre. Elle a marché dans le couloir,
puis monté un escalier étroit. Le plancher en bois a grincé chaque fois que
j’ai mis mon pied dessus. J’ai marché tranquillement pour ne pas tomber. Le
premier étage était rempli d’animaux empaillés. Divers animaux étaient abandonnés
négligemment, et il y avait l’odeur d’un produit chimique mélangée à celle de
la bête. En fin de compte, la dame s’est arrêtée devant une porte. Elle a sorti
une clef et l’a enfoncée.
Lorsque je suis
entré dans la pièce, j’ai été fort étonné, car elle ne ressemblait pas du tout au
reste de la maison. Elle était propre et pleinement ensoleillée. Au bord de la
fenêtre, il n’y avait pas une poussière. Les livres étaient rangés dans
l’étagère. Devant la lucarne, une petite table était installée avec une lampe.
Contre un mur était mis un lit avec une couverture à dessins de fleur.
La dame
faisait-elle le ménage uniquement dans cette pièce tous les jours ? Tandis que
je me posais cette question, je me suis aperçu d’un piano droit qui se trouvait
dans un coin.
« C’était
la pièce de Lise, a-t-elle dit. Rien n’a changé depuis le jour où elle est
tombée dans le coma. »
La dame prenait
un cahier laissé sur la table, et le regardait l’air nostalgique.
J’ai regardé
l’étagère. La plupart des livres étaient en français. Il y avait quelques
livres de Françoise Sagan et de Patrick Modiano. Certains livres étaient en
allemand ; la vieille édition de Tonio
Kröger et un recueil de nouvelles de Hesse s’y trouvaient…
Pour une raison
obscure, j’ai été attiré par un livre dont la couverture représentait deux
garçons jumeaux. Il était écrit dans une langue que j’ignorais. Ce livre émettait
une atmosphère particulière dans l’étagère. Pendant que je tournais des pages
par curiosité, je suis tombé sur une vieille photo dans laquelle une fille et
une femme d’un certain âge adressaient un plein sourire devant un bâtiment. À
ce moment-là, je me suis rendu compte que la femme présente dans la photo avait
les mêmes yeux que la vieille dame, et que ce bâtiment était celui dans lequel
je me trouvais.
« C’était
le jour de la fin du collège, m’a dit la vieille dame derrière moi.
- Excusez-moi », ai-je dit.
J’ai remis
précipitamment la photo dans le livre et je l’ai rangé dans l’étagère.
« Jouait-elle
aussi du piano ? ai-je demandé pour changer de sujet.
- De temps en temps. »
J’ai jeté un
coup d’œil à mon bras droit. C’était le bras que j’avais volé de la fille.
Pendant ce temps, la dame s’est assise sur la chaise devant la table. Elle a
mis ses mains sur ses genoux comme si elle attendait quelque chose.
J’ai avancé un
pas et je me suis tenu devant le piano droit. Je me suis assis et j’ai appuyé
sur quelques touches. Il semblait que personne ne l’avait touché depuis
longtemps ; l’accordage était en désordre. De surcroît, ce piano avait une
sonorité singulière comme si le son était transmis par une lointaine planète au
bout d’un million d’années-lumière. Cependant, ce problème semblait m’importer
peu. Je pouvais sentir le regard de la dame dans mon dos. J’ai bougé
quelques-uns de mes doigts et j’ai appris que la douleur aiguë s’était
dissipée. J’ai fermé les yeux ; je me suis mis à jouer Inventions et sinfonies.