lundi 23 juillet 2018

''Okunai-sama'' Yoko Ogawa


 Récemment je sens souvent que je ne suis plus jeune.
 Je monte au premier étage pour chercher un livre ; je me rends compte qu’il fait nuit ; je ferme les rideaux et je descends. Environ quinze minutes plus tard, je me souviens du livre. Si je me frotte le visage, une étrange poudre blanche tombe. Je relis « La Ballade de l’impossible » et je découvre que je m’identifie non à Midori ni à Naoko mais à la femme d’un certain âge qui beaucoup de rides, Madame Reiko. Les ongles de mes petits orteils se rapetisse de plus en plus. Je dis chaque fois au jeune livreur de la coopérative de consommation : « Sois prudent ».
 Mais ce qui me gêne le plus, c’est la baisse de ma capacité de concentration. Plus j’écris de romans, plus je suis censée maîtriser ce métier, mais en réalité, c’est tout le contraire. Chaque année, j’ai du mal à rester assise devant mon manuscrit. J’écris quelques lignes, puis je me lève. Je tourne dans la pièce ; j’écris de nouveau quelques lignes, puis je reprends ma promenade. Je flâne inutilement comme si je luttais contre mon métabolisme qui ne cesse de baisser.  
 Évidemment, mon travail devient de moins en moins efficace. Je mets trois ou quatre jours pour un manuscrit que j’aurais pu achever en une journée si j’avais été plus jeune. Je ne peux même pas imaginer quand je pourrai terminer mon long roman.
 À ce rythme, je ne pourrai pas finir dans les délais. Je ne pourrai plus jamais écrire de roman, me dis-je encore et encore en travaillant.
 Toutefois, curieusement, je finis toujours par achever mon travail dans les délais. C’est toujours tout juste, mais je peux quand même terminer sans causer de souci à quiconque.
 Lorsque je réalise que j’en suis au dernier chapitre que je croyais ne jamais voir venir, ma réaction est étrange. Je n’arrive pas à croire que je l’ai écrit et je regarde autour de moi. Je ne sais plus comment j’ai achevé ce roman. Seule demeure la sensation de m’être promené dans mon bureau.
« Quelqu’un m’a-t-il aidée ? », me dis-je à voix basse. Si cette personne entendait ma voix, elle ne reviendrait plus jamais. Cette idée me fait chuchoter.

 Dans un épisode de « Tôno monogatari », un dieu qui s’appelle Okunai-sama aide à la plantation du riz. Lorsqu’il n’y a pas assez de monde pour planter le riz, un petit garçon apparaît soudain, travaille toute la journée sans manger, et part à la tombée de la nuit. On rentre chez soi et on découvre de petites traces de pas sur la véranda et on voit que la partie inférieure de la statue d’Okuna-sama, dans la pièce à tatami, est couverte de boue.
 Il doit y avoir un Okunai-sama près de moi. Pendant que je tourne dans la pièce, Okunai-sama s’assied devant l’ordinateur à ma place et tape sur le clavier. Toc, toc, toc……
 Si je pouvais rencontrer Okunai-sama, ne plus être jeune ne serait pas mal. Prendre de l’âge n’est pas un malheur.
 Mon père était atteint de démence à la fin de sa vie. Il ne me reconnaissait pas, moi, sa fille. Une infirmière lui a demandé : « Savez-vous qui c’est ? », et mon père a timidement répondu : « C’est ma petite sœur ».
 Moi qui oublie pourquoi je suis montée au premier étage, qui constate que les ongles de mes orteils sont déformés et que de la poudre blanche tombe de mon visage, je ne saurais me plaindre que mon père souffre de démence. Tout est dans l’ordre. Mon père, qui était toujours inquiet pour ses enfants et son petit-fils, est enfin libéré de ses soucis. C’est une bonne chose. Il a beaucoup de frères, mais pas de sœur. Peut-être aurait-il voulu en avoir une. Alors, je deviendrai sa petite sœur. C’est facile, me suis-je dit.
 À ce moment-là, mon livre venait d’être publié.
« …….o…….ite……to……..gu »
 Mon père l’a pris et a lu seulement les hiragana du titre, puis a tourné les pages.
« C’est moi qui l’ai écrit », ai-je dit.
 L’air étonné, mon père a levé les yeux.
« Ce livre, en entier ?
- Oui.
- Eh……. »
 Après un long silence, en tenant le livre, il a murmuré :
« Si on écrit autant, on meurt ».
 Bien qu’il ait oublié sa fille, il n’a pas oublié de s’inquiéter pour elle. Tant qu’on est vivant, il est difficile d’éviter les soucis.
« Je vais bien, ai-je dit en caressant son dos. Okunai-sama m’a aidée. »
 Mais mon père regardait toujours la couverture du livre qu’avait écrit sa fille.

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