dimanche 22 janvier 2017

Le rideau



Je me suis rendu compte que j'ai confondu l'horaire de deux cours.
Celui de la littérature française et celui de latin.
Si bien que je suis arrivé à l'université vers dix heures du matin, deux heures d'avance que le cours d'anglais du midi.
C'est ainsi que j'ai perdu le droit de faire la grasse matinée.
Je n'avais rien à faire.
Je ne voulais pas rester dehors car il faisait froid à l'extérieur.
Un vent glacial pénétrait dans mon manteau.
Je suis donc entré dans la bibliothèque.
Elle était déserte et chauffée.
Il n'y avait que très peu de monde.
Certains travaillaient sur l'ordinateur.
D'autres lisaient.
Quelques-uns s'assoupissaient sous le soleil du matin.
Ce jour-là, le vent était glacial mais le soleil était agréable.
Je voyais les bribes de ciel bleu telle la lumière fuyante d'une porte entre-ouverte.
En cette lumière chaleureuse, j'ai perçu le parfum du printemps.
Le printemps s'approchait petit-à-petit.
Cette nouvelle que m'a apporté le temps m'a secrètement réjoui.
Ce petit signe marquait ma peau d'ombres jaunâtres.
J'ai tiré un livre que j'étais en train de lire de mon sac.
Ce livre s'intitulait ''L'insoutenable légèreté de l'être''.
C'est un livre connu car j'en avais déjà entendu parler.
Mais c'était la première fois que je lisais une oeuvre de cet auteur.
Celui-ci me plaisait.
L'écriture était fluide.
Contrairement à la pesanteur du sujet philosophique, c'était vraiment agréable à lire.
Dans le chapitre que je parcourais, Tereza était redevenue serveuse d'une brasserie.
Thomas était devenu laveur de carreaux alors qu'il était chirurgien qualifié.
Ce livre allait être probablement classé comme histoire d'amour.
Ce n'est pas faux...
On pourrait le considérer comme histoire d'amour.
Mais selon moi, c'est plutôt une histoire sur l'être comme indique le titre.
L'amour n'est qu'un vecteur qui incite le lecteur et les personnages à faire une réflexion sur leur être.
L'être...

''Être'' est le premier mot français que j'ai appris.
Ce mot fut le début de la nature et de la langue.
Sans ce verbe, rien ne naît.
''Je'' n'existe pas sans ''être''.
''Je'' dois être toujours suivi de ''suis'' et tous les autres verbes insinuent la présence de l'être.
Par contre, être doit être l'un des verbes les plus difficiles à définir.
Nul ne sait ce que c'est.
Je considérais personnellement que mon être était caractérisé par sa fragilité et son instabilité.
Car il me manque la sensation de réalité.
Lorsque je me promène, je ressens toujours la présence d'un rideau invisible et impalpable, qui me sépare du monde extérieur.
J'imagine dans ma tête une scène où une voiture fonce tout à coup sur moi.
C'est une voiture tout ordinaire qu'on voit partout.
Peut-être le chauffeur avait-il pris de l'alcool ou était-il mort d'une crise cardiaque en agrippant le volant, peu importe.
Elle fonce tout à coup sur moi, d'une manière absurde et imprévisible.
Je n'ai pas le temps de fuir.
Elle m'écrase atrocement.
Mes entrailles volent dans les airs.
Je ne serais plus vivant.
Malgré le fait que ça peut m'arriver (un tel accident peut arriver à n'importe qui), je ressens toujours la sensation d'être ailleurs.
Alors que je reconnais mon visage ensanglanté, je me dis que non, ce n'est pas moi...
C'est en fait une tentative d'obtenir une sensation du réel mais qui échoue toujours comme si une plume légère tombait de ma main.
Pour aborder un autre exemple, lorsque quelqu'un m'adresse la parole, j'ai toujours l'impression que cette personne parle à quelqu'un d'autre.
Pourtant mon corps y répond automatiquement.
Alors où est mon âme?
Cette dualité incompatible entre le corps et l'âme, mon moi et le monde extérieur me déchire plus brutalement qu'une voiture qui m'écrase.
C'est un écrasement sans déformation corporelle ni hémorragie.
Lorsque mon être est transparent, cette déchirure est aussi invisible.
Mais ai-je essayé de chercher le moyen d'ouvrir ou de couper ce rideau ?
Peut-être que non.
Car je sais que le rideau appartient au monde extérieur, alors cette recherche reste forcément vaine.
Ce rideau fin tel la cornée d'un œil est, d’un autre point de vue, un protecteur de mon être.
Parce qu'en même temps je ressens que mon être est menacé par l'extérieur.
Lorsque ce rideau disparaît, regagnerai-je ma propre sensation du réel ?
Ou disparaîtrai-je ?
La question la plus fondamentale est la suivante ; souhaite-je m'en débarrasser ?
Dans cette accumulation d'incertitude, j'en suis réduit à flotter entre quelque part et nulle part, ici et ailleurs.

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