Hier, j’ai passé l’épreuve de
linguistique diachronique et j’ai terminé tous mes partiels. Mon semestre est
fini. À un moment, je me suis un peu inquiété de savoir si je pourrais terminer
mon année, mais toutes ces préoccupations appartiennent au passé maintenant. Je
ne m’intéressais pas beaucoup à la manifestation contre la réforme
universitaire, cependant elle m’a permis de visiter quelques bâtiments où je ne
serais peut-être jamais allé (l’Institut de Botanique, de Psychologique, la
faculté de pharmacie), si le campus principal n’avait pas été bloqué.
Je
me sens toujours un peu triste à la fin de l’année, particulièrement quand je
me promène dans le campus désert, bien que je me plaigne toujours de
l’université ou de quelques cours ennuyeux.
Aujourd’hui,
je suis allé chercher des ruelles. Alors que je me suis longuement promené dans
le quartier de la cathédrale et en Petite France, je n’ai pas trouvé assez de
ruelles qui m’aient plu. Il y avait en fait bon nombre de ruelles, mais seules
deux ou trois ont attiré mon attention. Je cherchais particulièrement une
ruelle dont le bout est invisible, pas très claire et je n’avais rien à dire si
elle était en pente. J’ai pris quelques photos, et j’ai compris la difficulté
de trouver la ruelle idéale. C’est comme les filles. Je veux dire, il y en a
beaucoup, mais…non, je préfère me taire.
Après
une longue errance, je suis sorti tout à coup sur la place Kléber qui m’était
familière. Au loin, quelqu’un tenait un discours, et une foule poussait des
acclamations de temps à autre. Alors que je n’avais pas l’intention d’acheter
quelque chose jusque-là, mes pas se sont naturellement portés vers la librairie
Kléber.
J’avais
lu ce matin un article qui disait que quelques pages cachées du journal d’Anne
Frank dans lesquelles l’adolescente évoquait le sujet de la sexualité avaient
été découvertes. À moins que je ne me trompe, Anne en avait déjà parlé dans la
version complète de son journal, c’est-à-dire, la version qui n'est pas
censurée par son père Otto. Quoi qu’il en soit, c’est une bonne nouvelle que
l’on ait découvert un document inédit. Le Journal d'Anne Frank est un des
livres que j'ai toujours envie d'avoir à mes côtés. J'ai pensé l'acheter à
cette occasion.
J’ai
pensé qu’il se trouvait au rayon consacré à l’histoire et à la seconde guerre
mondiale en particulier. Je suis donc allé au premier étage, mais je ne l’ai
finalement pas trouvé. Pendant que j’attendais dans une courte queue devant un
comptoir, mon regard a croisé celui d’une femme d’un certain âge qui se tenait
à côté de moi. La plaque sur sa poitrine montrait qu’elle était libraire. Au
bout d’un instant, elle m’a dit bonjour. À mon tour, je lui ai dit bonjour.
«
Je cherche le Journal d’Anne Frank, ai-je dit.
-
C’est au rez-de-chaussée, m’a-t-elle dit.
- À
quel rayon ?
-
Littérature nordique, scandinave ».
Littérature nordique, scandinave, ai-je répété dans ma
tête. Son ton était péremptoire et ferme comme les adeptes du géocentrisme qui
accusent Galileo. Je me suis ensuite demandé si Anne Frank était ‘’nordique’’
ou ‘’scandinave’’. Autant que je sache, c’était une jeune Allemande qui s’est
réfugiée à Amsterdam avec sa famille et qui est morte dans le camp de
Bergen-Belsen. De plus, les Pays-Bas ne font pas partie des pays nordiques ou
scandinaves ; c’est un pays de l’Europe de l’Ouest. Alors pourquoi m’a-t-elle
dit que ce livre se trouvait au rayon de littérature nordique et scandinave ?
Si le Journal d’Anne Frank est rangé sur l’étagère de littérature nordique,
cette librairie a un vrai problème, ai-je pensé, mais je n’ai rien dit. Cela me
semblait quand même grave qu’une libraire censée être spécialiste de livres
pense qu’Anne Frank était scandinave. C’est comme si on croyait que Salinger était africain et que Dostoïevski était brésilien. Ou il se peut
aussi que cette librairie ait une règle particulière qui l’oblige à ranger le
Journal d’Anne Frank au rayon de littérature nordique. Peut-être que cette dame
d’un certain âge qui me regardait fixement de ses yeux bleu clair ne m’aimait
pas et m’a donné exprès une fausse information pour me tromper. Alors, pourquoi
m’a-t-elle dit bonjour ? En l'occurrence, elle aurait pu m'ignorer. Ou c’était peut-être
Anne Frank qu’elle n’aimait pas et elle voulait que plus personne ne lise son
livre. Je me suis demandé si j'allais exprimer mon avis selon lequel le Journal
d’Anne Frank se trouvait très probablement au rayon de littérature néerlandaise
ou allemande, mais ce genre de discussion risquait d' engendrer des arguties
inutiles. Si cette dame avait été une belle fille aux cheveux longs, j’aurais
peut-être eu envie de parler plus longtemps avec elle. Mais elle ne
m’intéressait pas et j'espère que je ne l'intéressais pas non plus. Nous étions
condamnés à nous rencontrer et nous séparer dans un instant, traversant la
distance géographique de 9,844 kilomètres qui sépare l'Hexagone de l'Archipel. D’ailleurs,
si je croyais que le Journal d’Anne Frank était rangé au rayon de littérature
néerlandaise, logiquement parlant, je n’avais pas besoin de poser la question à
cette personne. J'aurais facilement pu l'imaginer froncer les sourcils à vingt
degrés l'air mécontente. Ces multiples réflexions me sont venues à l'esprit en
l'espace de deux ou trois secondes. Finalement, le mot qui a franchi mes lèvres
était : « Merci ».
J'ai
ignoré son conseil. Je suis descendu directement au rayon de littérature
néerlandaise et allemande pour vérifier. J'ai vu le mot « Journal » sur le dos
d'un livre rangé au plus haut de l'étagère. Je me suis haussé sur la pointe des
pieds et je l'ai pris. Sur la couverture, on pouvait lire : « Le Journal d'Anne
Frank ».
J’ai
vu aussi le rayon de littérature nordique plus tard, mais ce livre ne s'y
trouvait pas.
Mais
je n’ai aucune intention de critiquer l'étourderie de cette librairie, car moi
aussi, j’ignore beaucoup de choses et je me trompe souvent. Par exemple,
aujourd’hui, ma correspondante Pauline m’a dit que Kafka était autrichien. Je
lui ai répliqué que Kafka était tchèque. Après avoir dit cela, je me suis rendu
compte de mon erreur : la République Tchèque n’existait pas à son époque et
c'était une partie de l'Empire austro-hongrois ! De la même manière, j’ignore
la date du début des guerres puniques et les déclinaisons verbales du russe.
Au
fait, il semble que le colis que j’avais envoyé à Pauline la semaine dernière
soit arrivé chez elle. Mais elle m’a dit que c’est son père qui l’a reçu.
J'étais soulagé. Ce n'est pas parce que la poste n'a pas perdu mon colis, mais
c'est parce que j'avais écrit ma lettre en japonais.
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