lundi 3 septembre 2018

''J'aime les personnes qui lisent'' Yoko Ogawa


 J’aime regarder les gens qui lisent. Autant que j'aime lire moi-même. À la fenêtre des cafés, aux tables des bibliothèques, sur le quai des gares, sur les bancs des parcs, chaque fois que j’aperçois quelqu’un qui lit, je le regarde.
 Lorsque j’étais lycéenne, je rêvais d’aller à l’école en train. Ça aurait été vraiment merveilleux si j’avais pu lire à loisir dans le train qui me conduisait à l’école. Mais en réalité, j’y allais en vélo. Les jours de pluie, en faisant tomber les gouttes de mon imperméable, les jours où il faisait chaud en été, chancelante, accablée par la chaleur, je pédalais tous les jours.
 Je ne sais pas si c’est parce que je traîne toujours ce rêve inachevé. Même aujourd’hui, lorsque je prends le train, je cherche des lycéens qui lisent. J’ai l’impression que leur nombre diminue chaque année. La plupart des lycéens regardent leurs portables plutôt qu’un livre.
 Mais c’est pour cela que lorsque je découvre un lycéen qui répond à mon attente, je suis heureuse et je ne peux m’empêcher de le regarder.
 Ce lycéen qui a encore les traits d’un petit garçon a des goûts plutôt mâtures. Il lit « De sang-froid » de Capote. Comme le col de son uniforme est encore neuf, je suppose qu’il est en première année. Il n’est pas très musclé. Ses membres sont longs et minces, et ses lèvres sont serrée. Ce n’est pas le type de garçons qui s’inscrit à un club de sport. Il n’attire pas particulièrement l’attention des gens, et il est calme, mais il a un ami dans une autre classe avec qui il peut parler franchement. Il parle de livres seulement avec cet ami.
 S’il lit « De sang-froid », il a dû déjà finir « Les Domaines hantés ». Va-t-il prêter ce « De sang-froid » de poche à cet ami ou le lui a-t-il emprunté ? Quoi qu’il en soit, maintenant il est en train d'affronter une violence irraisonnée, dissimulée en lui……..
 La lycéenne là-bas semble étonnement mâture. Ça ne veut pas dire qu'elle ait l'air vieille. L'ombre de ses yeux a l’air disproportionnellement pensive par rapport à son âge. Elle lit « Nine Stories » de Salinger.
 La porte-clef d’une mascotte attachée au fermeture éclair de son sac et une épingle sur sa mèche laissent voir qu’elle est encore au lycée. Cependant, elle dégage une sérénité absolue. Elle porte des socquettes blanches à bord replié. Elle n’a même pas mis de crème à lèvres. Elle a de bonnes notes à l’école, mais elle n’est pas prétentieuse. Avec son regard pensif, elle devine les contradictions que cachent ses professeurs et son école.
 Elle pourra comprendre le suicide de Seymour orné du jaune du « poisson-banane ». Elle pourra pleurer la mort de l’ami invisible de Ramona, Jimmy Jimmereeno…….
Ainsi, mon observation va loin et mon imagination s’envole à mon insu. Les personnes qui lisent libèrent toujours mon imagination.
 Il y a longtemps, à l’époque où j’allais à l’université, près du campus, il y avait un restaurant qui servait des shôgayaki délicieux. Un jour, assise au comptoir de ce restaurant, tandis que je lisais en attendant mon repas, un garçon à côté de moi m’a adressé la parole.
« Est-ce ‘’ Man'yōshū’’ ?
- Oui.
- Qui est votre préféré ?
- Nukata no ôkimi.
- Moi aussi ».
 La conversation s’est terminée. Peu après, on m’a apporté mon shôgayaki.
 Cet échange de quelques secondes m’a fait une forte impression. Deux étudiants passionnés de littérature se rencontrent. Ils deviennent proches grâce à « Man'yōshū ». Il n’y a pas d’accessoire aussi élégant que ça. Au début, ils échangent juste des propos anodins. Quelques jours plus tard, ils se rencontrent de nouveau sur le campus. Et c'est là qu'une histoire d’amour passionnée commence…….À l’époque, j’étais obsédée par mon imagination débridée comme aujourd'hui.
 Depuis ce jours-là, en marchant dans le campus, j’ai cherché ce garçon qui m’avait parlé de « Man'yōshū ». Mais comme le campus était immense, ce n’était pas si facile. Évidemment, je n’ai pas cesser de fréquenter le restaurant. Au fur et à mesure que le temps passait, mon imagination se gonflait et s’intensifiait.
 C’est sur la longue pente qui descend de la porte de la faculté des lettres que je l’ai enfin retrouvé. Je descendais, tandis qu’il montait.
« Ah », ai-je dit.
 Ou j’avais le cœur qui battait à grands coups et je ne pouvais rien dire. Je me suis arrêtée et j’ai regardé le garçon. Toutefois, il est passé à côté de moi sans se rendre compte de ma présence.  
 Je m’amuse encore à imaginer ce qui se serait passé si seulement j’avais eu le livre à la main à ce moment-là.


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