mardi 18 septembre 2018

La Nuit

 Une semaine s’était écoulée depuis qu’Aurore ne dormait plus la nuit. Au début, ce n’était qu’un symptôme léger et ordinaire, juste de l’insomnie. Son sommeil était peu profond. Elle se réveillait toutes les trois heures. Lorsqu’elle se levait le matin, l’arrière-goût désagréable d'un drôle de rêve inquiétant restait dans sa bouche.
« Savais-tu que je ne dors pas la nuit ? », demanda-t-elle à son mari.
 Les yeux rivés sur le journal, Pierre répondit en sirotant du café.
« Tu n’as peut-être pas l’impression de dormir, mais en réalité tu dors inconsciemment. J’ai lu un article qui parlait de ça. »
 Aurore voulait lui dire que ce n’était pas vrai, qu’elle ne dormait réellement pas depuis plus d’une semaine, mais après sept ans de mariage, elle connaissait suffisamment le caractère de son mari et elle savait qu’il ne la croirait pas.
 La nuit, Aurore restait sur le lit en attendant que son mari s’endorme. Ensuite, elle sortait de la chambre avec une démarche silencieuse et elle lisait un livre ou regardait un film à la télé jusqu’au matin. Elle ne s’aperçut d’un changement que quelques jours plus tard. Elle avait l’habitude d’écrire un journal intime depuis le collège. En relisant son cahier, elle reconnut une écriture qui n’était pas la sienne. Entre les pages qu’elle avait écrites elle-même, d’une écriture tremblante comme des fils décousus, des événements dont elle ne possédait pas le moindre souvenir étaient écrits. Ces textes n’avaient parfois aucun sens.  Par exemple, le 13 septembre, il était écrit : « Un avion blanc sans hublots. La ballerine aux jambes tranchées danse sur le théâtre de la nuit ». Le 20 septembre : « J’ai vu ‘’La face d’un autre’’ au cinéma l’Orion ». Toutefois, elle n’avait jamais vu ce film. De plus, il n’y avait pas de cinéma de ce nom dans sa ville. Inquiète, elle tourna les pages de son cahier. C’est alors qu’elle découvrit que ces textes mystérieux apparaissaient aussi dans les pages précédentes, bien qu’elle ne les eût jamais vus auparavant. Sur une autre page, elle découvrit le mot « Sturtzer ». Était-ce un nom ? Évidemment, cela ne lui disait rien. À côté, des chiffres, sans doute un numéro de téléphone, étaient marqués, mais ils étaient si effacés qu’elle ne réussit pas à les déchiffrer.
 Aurore restait immobile devant le cahier. Puis elle se demanda depuis quand l’inconnu s’y introduisait. Elle le remit dans un tiroir, le ferma à clé comme à l’accoutumée et alla dans sa chambre, sachant qu’elle n’arriverait pas à dormir.

 Il pleuvait à torrent ce soir-là. Couchée à côté de son mari, Aurore contemplait le plafond. Le vague à l’âme, elle entendait la pluie taper contre la fenêtre. De temps à autre, le vent violent secouait la vitre. Son mari s’endormit aussitôt et se mit à ronfler faiblement. Depuis quelques années, Aurore s’était rendu compte qu’il émettait une drôle d’odeur indescriptible. Elle avait déjà senti la même chose chez d’autres hommes d’un certain âge. C’est une odeur spécifique aux hommes vieillissant, pensa-t-elle. Dormir à côté de son mari la mettait de plus en plus mal à l’aise, mais elle ne lui dit jamais rien. Je suis une noyée, se dit-elle. Je suis une noyée qui flotte à la surface de la mer profonde avec des cadavres de planctons et une baleine bleue. Elle voyait un bateau naufragé en-dessous…
 Restée dans son lit, elle ferma les yeux. Le bruit de la pluie la fit penser à son bébé mort il y a quatre ans. Quand elle n’arrivait pas à dormir, elle imaginait sans arrêt à quoi ressemblerait son fils quand il aurait grandi. Le jour où elle se fit avorter, elle se souvient qu’elle avait tout à coup eu un vertige et avait perdu connaissance dans la rue. Lorsqu’elle se réveilla sur un lit d’hôpital, son mari serrait sa main, et elle apprit que le bébé qu’elle imaginait jusque-là avait disparu avant même de prendre forme humaine. Le battement de la pluie lui donna l'impression qu’elle était dans une piscine profonde. Elle flottait avec son bébé qu’elle ne vit jamais.

 Plusieurs semaines s’écoulèrent ainsi depuis le jour où elle avait réalisé qu'elle ne dormait pas la nuit.
 Rentrée de l’usine où elle travaillait, elle enleva son manteau puis alla dans sa chambre et ouvrit le tiroir. Depuis qu’elle l’avait fermé la dernière fois, à sa connaissance, elle ne l’avait jamais rouvert. À première vue, le cahier avait l’air intact. D’ailleurs, personne d’autre n’avait la clé. Elle était la seule personne qui pouvait l’ouvrir. Elle poussa un soupir. Peut-être que je réfléchis trop, se dit-elle et prit le cahier. Au moment où elle ouvrit la dernière page, elle retint son souffle un instant. De nouveau l’inconnu y avait ajouté une ligne à son insu. Elle approcha le cahier de ses yeux. Cette fois, elle déchiffra : « 16 Rue de l’Abreuvoir ». Cette adresse ne lui dit rien. Elle remit le livre dans le tiroir, puis ferma tous les rideaux de sa maison.

 Ce soir-là, quand Pierre rentra du travail, il découvrit que la maison était plongée dans la pénombre. Il cria le nom de sa femme et alla dans leur chambre. Mais il ne la trouva pas. Ensuite, il se rendit compte de faibles sanglots qui venaient de la salle de bain. Il ouvrit la porte et il découvrit qu’Aurore pleurait dans l’obscurité. Sans allumer la lumière, il s’assit à côté d’elle. « Qu’y a-t-il ? » lui demanda-t-il, mais sa femme ne répondit pas. Après quelques hésitations, il la serra contre sa poitrine. Elle sentit l’odeur tiède et désagréable de son mari. Aurore, sans rien dire, se laissa emporter en sanglotant.
 Au bout d’un moment, d’une voix tremblante, elle se mit à parler des incidents qui se produisaient depuis quelques semaines. Elle lui dit que quelqu’un écrivait à son insu dans son cahier.
« J’ai peur, dit-elle. Il y a quelqu’un dans cette maison, j’en suis sûre ».
 Pierre lui répliqua que ce n’était pas possible. Mais comme Aurore le supplia de fouiller la maison, il céda. Il se leva en soupirant, puis il se mit à ouvrir toutes les portes de la maison. Il enleva même une planche du plafond. Il monta à l’intérieur avec une lampe de poche. Il revint quelques minutes plus tard avec le cadavre d’une chauve-souris et dit qu’il n’y avait rien. 

 Ce jour-là, Aurore montait un long escalier en colimaçon. Bien que seules quelques minutes s'étaient écoulées, elle avait l’impression de l’escalader depuis cent ans. Les rayons du soleil de l’après-midi s’infiltraient à travers les vitraux ternis. Elle entendit la cloche d’une église retentir au loin. Quelle heure était-il ? Elle jeta un coup d’œil à son poignet et se rendit compte qu'elle avait oublié sa montre bracelet. Elle regarda au-dessus d’elle. Un vieux lustre émettait une faible lumière jaunie, suspendu au plafond vermillon. Au-dessus de sa tête l’escalier se poursuivait encore en tourbillonnant.
 Au bout d’un moment, elle arriva sur un pallier. Elle toqua à la porte. Quelques instants plus tard, un homme qui avait l’air d’avoir la trentaine l’ouvrit. Aussitôt qu’il vit Aurore, un sourire aux lèvres, il dit : « Madame Sturtzer ! ». Mais ce n’était pas son nom. Sidérée, Aurore restait pétrifiée.
« Peut-être que vous êtes venue voir la progression du tableau ? continua-t-il. Mais Boris n’est pas là aujourd’hui ». Aurore ne comprit pas la situation, mais elle essaya aussi de lui rendre un sourire. « Vous êtes malade ? Vous avez mauvaise mine…Entrez, sinon vous allez attraper froid », dit cet homme.
 Divers tableaux étaient accrochés aux murs. Quelques sculptures modernes étaient éparpillées sur le plancher. C’est alors qu’Aurore comprit finalement que l’adresse indiquée dans son cahier était celle d’une galerie. Et il semblait que ce jeune galeriste la connaissait déjà. Il avait un nez long et fin. De grands yeux d’une couleur claire brillaient derrière ses lunettes rondes. Ses cheveux un peu longs étaient aplatis en arrière. Ses longues jambes lui firent penser à un grand compas. « Vous voulez boire quelque chose ? », lui demanda-t-il. Aurore secoua la tête. « Boris vous a laissé un message », dit-il en marchant. L’esprit confus Aurore le suivit de près. Ils traversèrent quelques pièces. Puis le galeriste sortit un trousseau de clés d’une poche de son pantalon. Il ouvrit une porte avec une clé dorée. À l’intérieur se trouvait un lit et une cuisine simple. Un petit escalier s’élevait jusqu'au plafond dont l’autre côté était imperceptible. « Il vous demande s’il peut exposer le tableau à une exposition », dit l’homme en montant l’escalier. Quel tableau ? se demanda Aurore, mais elle ne dit rien.
 Les combles étaient en désordre. Il y avait des taches de diverses couleurs sur les murs et le plancher. De nombreuses toiles étaient plaquées contre les murs. Il n’y avait pas de lampe. La lumière du soleil qui s’infiltrait à travers le seul œil-de-bœuf permettait d’apercevoir la cloche de l’église. Aurore vit un grand tableau posé contre un mur dans un coin de la pièce. Il était couvert d’une grande étoffe rouge. Peu avant qu’elle demande ce que c’était, l’homme s’avança vers ce tableau. Aurore le suivit. Ses yeux commencèrent à s’habituer petit à petit à la pénombre. Il enleva l’étoffe. Le portrait d’une femme endeuillée fut révélé.

 Sans pouvoir dormir, Aurore contemplait le plafond. L’image de cet étrange portrait ne quittait pas son esprit. La conversation avec le galeriste lui permit de comprendre que le dénommé Boris était un peintre et qu’il peignait une femme qui semblait être son sosie. Pourtant cela n’expliqua pas la raison pour laquelle l’adresse de la galerie était mentionnée dans son journal intime.
 Chaque fois qu’elle ferma les yeux, elle revit encore et encore le portrait dans les combles. Ce phénomène se transforma ensuite en une envie de le regarder à nouveau. Ce désir devenait si intense qu’elle ne pouvait pas l'empêcher. Elle jeta un coup d’œil sur le profil de son mari dormant. Comme d’habitude, il ronflait faiblement. Son visage paisible l’irrita. Il devait avoir déjà oublié leur bébé mort, pensa-t-elle.
 Elle se leva, puis passa un manteau sur sa chemise de nuit. Elle mit ses gants et sortit de la maison. La nuit, la ville était calme comme si tous les habitants étaient morts. De temps en temps, le vent doux fit murmurer les arbres. Des papillons nocturnes dansaient autour des lampadaires clignotants. Elle erra dans la ville comme un fantôme. Personne à part elle ne déambulait dans la rue. Aucune voiture ne passait. Elle eut l’impression de devenir la reine du monde nocturne.
 Combien de temps avait-elle marché ? Lorsqu’elle reprit vraiment connaissance, elle se trouvait devant le bâtiment où elle s’était rendue il y a quelques jours. Elle monta le même escalier en colimaçon. Le clair de lune était la seule lueur qui éclairait son pied. Puis elle arriva devant la galerie. Elle posa doucement sa main sur la poignée et poussa la porte. Elle n’était pas fermée à clé. L’intérieur était obscur et silencieux. Il y avait les mêmes tableaux et les mêmes sculptures que l’autre fois. Elle marcha à pas feutrés et alla dans la pièce qui se trouvait au fond. Puis elle se souvint qu’elle était verrouillée la dernière fois. Après quelques hésitations, elle tourna la poignée et poussa la porte. Elle s’ouvrit sans problème, comme si elle l’attendait.
 Dans les combles une silhouette était assise dans le coin de la pièce. Son bras était tendu. L’autre bras tenait quelque chose, sans doute une palette. Ses doigts esquissaient un mouvement méticuleux. Aurore comprit qu’il peignait. Le peintre ne fit pas attention à l’intruse bien qu’il dût se rendre compte de sa présence. Soit il était trop concentré sur le tableau soit il était indifférent. Pour une raison inconnue Aurore n’avait pas peur. Elle s’approcha du peintre et elle se tint derrière lui.
 Le pinceau bougeait sans cesse. De nouvelles couleurs furent ajoutées les unes après les autres et donnèrent une profondeur à la perspective. Il avait sans doute l’intention d’achever le visage de la femme au dernier moment. Maintenant il travaillait sur l’arrière-plan. Alors qu’il était uniquement noir la dernière fois, maintenant la forêt y était apparue. Il y avait des rails derrière la femme et quelques trains étaient immobiles comme des trilobites dormants. Aurore contempla l’œuvre du peintre un long moment. Pendant tout ce temps, il ne tourna pas la tête, pas même une seule fois.

 Depuis lors, Aurore prit l’habitude d’errer dans la ville nocturne. Elle ne se sentait plus nerveuse quand elle flânait dans les rues désertes. Pendant qu’elle regardait le peintre travailler sur son œuvre, elle avait l’impression qu’elle était dans un monde lointain. Le tableau devenait de plus en plus réel. Aurore remarqua que le portrait de la femme lui ressemblait jour après jour. Maintenant les trains faisaient retentir des sifflets vers le ciel nocturne, la forêt murmurait, le hululement d’un hibou se fit entendre et la femme, qui n’était qu’une accumulation de couleurs brutes, obtenait petit à petit de la chair.

 Aurore partit pour l’atelier du peintre toutes les nuits. Maintenant elle connaissait le chemin si bien qu’elle pouvait même y aller les yeux fermés. Chaque fois qu’elle s’y rendait, la peinture changeait subtilement. Le peintre ne la vit jamais. Parfois, Aurore eut envie de regarder son visage et de lui dire quelque chose. Lui tapoter l’épaule quelque fois aurait suffi pour le faire se retourner. Mais quand elle essayait de le faire, son corps se figeait comme si elle était devenue une statue de marbre.
 Le tableau approcha petit à petit de la fin. Une harmonie silencieuse était née dans cet univers. Le peintre avait sans doute l’intention de l’achever en fin de compte : les yeux de la femme n’étaient encore que deux trous noirs. Ces globes oculaires vides lui firent penser à deux puits sans fond.
 Quelques jours plus tard, lorsqu’Aurore arriva dans les combles, elle ne vit nulle part le peintre. C’était la première fois qu’il n’était pas là. Était-il parti se promener dehors ? Quelques pinceaux avaient été laissés sur la chaise. Le vent frais de la nuit entra par l’œil-de-bœuf et effleura la peau d’Aurore. Si le peintre était rentré à ce moment-là, ils se seraient vus face à face. Ne s’était-il vraiment pas rendu compte de sa présence alors qu’elle se tenait toujours derrière lui ? Ou faisait-il simplement semblant de l’ignorer ? Après quelques réflexions, elle avança d'un pas. Puis elle s’aperçut que le tableau était couvert d’une étoffe rouge. Le tableau est achevé ! se réjouit-elle. Elle culpabilisa un peu, mais son désir de regarder le tableau, particulièrement le visage de la femme, était si immense qu’elle n’y pouvait résister. Elle courra vers le tableau. Après avoir respiré profondément, elle mit sa main sur l’étoffe et l’enleva.

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