jeudi 20 septembre 2018

''Privée de la parole'' Yoko Ogawa


 Rien n’est plus misérable qu’un écrivain que l’on a privé de la parole, me dis-je chaque fois que je voyage à l’étranger. Même si le réceptionniste d’un hôtel me parle affablement, je ne peux lui dire que le minimum en quelques mots. Au restaurant, je choisis un plat intuitivement et je commande en l’indiquant du doigt.
 Je pense que même si je leur disais que je gagne ma vie avec les mots, ils ne me croiraient pas. Après tout, ils n’ont rien à faire de romans écrits en japonais.
 Même les romans que j’ai écrits passionnément perdent leur sens au moment où je prends l’avion et quitte le Japon. Ils sont si fragiles, incertains et éphémères.
 Il y a quelques années, on m’a invitée à un festival de littérature qui a eu lieu à Saint-Malo, en Bretagne, en France. On m’a dit qu’il n’y aurait rien de formel comme une conférence ou un symposium et que je pourrais y aller en touriste sans avoir besoin d’être préparée.
 C’était un événement beaucoup plus important que je ne l’imaginais. Environ cent écrivains (je pense qu’ils étaient écrivains) y assistaient. La plupart d’entre eux parlaient le français. Ils étaient séparés en trois ou quatre groupes. Parler librement de littérature devant un public sous la direction de l’animateur était le style de ce festival.
Toutefois, je ne peux pas l’affirmer. Il se peut qu’ils parlaient de problèmes qui n’avaient rien à voir avec la littérature. Je ne pouvais qu’imaginer parce que tout se déroulait en français. Chaque fois que je revenais à mon hôtel, couchée sur le lit, je regardais la brochure, mais je n’ai finalement compris ni le thème du festival ni la raison pour laquelle j’étais invitée.
 Pendant que je tournais des pages de la brochure ainsi, j’ai découvert mon nom sur la liste des conférenciers du lendemain après-midi.
 J’ai encore la gorge séchée lorsque je me rappelle la frayeur éprouvée à ce moment-là. Personne dans l’audience ne comprenait le japonais. Il n’y avait pas d’interprète. L’animateur ne parlait que le français. Dans cette situation, que pouvais-je faire ?
 J’étais totalement impuissante. Je suis montée sur la scène dans le seul but de montrer mon impuissance au public. J’ai écrit des romans et j’en écrirai toujours : cette vérité était la seule chose sur laquelle je pouvais compter.
 Finalement, j’ai parlé en japonais. J’étais désespérée et j’ai dit sincèrement et sans aucune hésitation ce que mes romans signifiaient pour moi. L’audience m’a écoutée passionnément. Personne ne se détournait. Il y avait même des gens qui hochaient la tête. Après avoir dit tout ce que j’avais à dire, je suis descendue de la scène. Je me sentais très bien.

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