Ce soir-là, j’étais dans le train à la
destination de Haguenau. La nuit était déjà tombée. Il n’y avait que très peu
de passagers dans le wagon. J'ai vu dans la vitre le reflet d'une fille qui
regardait son portable. Devant moi, un père et son fils parlaient
tranquillement. Le fils portait un chapeau de Père Noël. J’ai compris par leur
conversation qu’ils allaient chez la grand-mère.
Quelque trente minutes plus tard, je suis
descendu à Haguenau. Aurore m’attendait sur le quai. Elle m’a guidé au parking
et je suis monté dans son Audi rouge. La voiture a démarré dans la ville
nocturne et déserte.
Nous nous sommes éloignés de la ville. Le
nombre de maisons que nous voyions diminuait petit à petit. Des centres
commerciaux ou des concessionnaires les remplaçaient. Le néon jaune de
Macdonald émettait une lumière phosphorescente. Au bout de quelques minutes,
nous étions dans la forêt.
«
Tu veux que je te ramène à Strasbourg après ? m’a-t-elle demandé.
-
Je ne sais pas. Mais dans ce cas, tu ne peux pas boire, ai-je dit.
-
Il faudrait donc me dire de ne pas boire au début de la soirée. Je suis à ton
service ce soir. »
J’ai
réfléchi un instant, puis je lui ai dit :
«
J’aimerais dormir dans le lit, et toi, tu vas dormir dans le lit-canapé.
-
Sale mioche », m’a-t-elle dit au volant, en regardant tout droit.
Aurore
me traite très souvent d’enfant car elle est plus âgée que moi. J’ai pensé que
c’était injuste alors qu’elle m’avait dit qu’elle était à mon service, mais je
me suis tu.
La voiture avançait dans la forêt obscure. De
chaque côté, de hauts arbres s’élevaient comme s’ils nous couvraient.
«
Si on enterrait un cadavre dans cette forêt, quelqu'un le découvrirait ? lui
ai-je demandé.
-
Je ne sais pas. Il y a beaucoup de cadavres introuvables en France, je pense »,
m’a-t-elle dit.
La
seule route que les phares de l’Audi rouge éclairait m’a rappelé ‘’Lost
Highway’’ de David Lynch. Nous avons ensuite parlé d’une étudiante japonaise
qui a disparu à Besançon l’année dernière. L’auteur présumé du crime est son
ex-copain chilien. Après la révélation de cette affaire, il s’est immédiatement
enfui au Chili et on n’en a plus jamais entendu parler. Personne, à part le
suspect, ne sait où se trouve le cadavre de cette étudiante étrangère. J'ai
regardé la forêt profonde qui s'étendait devant nous en pensant au corps d'une
jeune fille qui reste toujours abandonné quelque part en France.
La voiture s’est arrêtée devant une grande
maison blanche. Nous étions finalement arrivés chez les grands-parents
d'Aurore.
Nous avons enlevé nos manteaux. J’ai salué ses
parents et ses grands-parents que je rencontrais pour la première fois. Aurore
m’avait dit que son grand-père avait quatre-vingt dix ans, sa grand-mère,
quatre-vingt-sept ans. Le grand-père était assis dans un fauteuil dans un coin
du salon. Il m’a pris pour une fille et j’ai regretté de ne pas m’être fait
couper les cheveux. La grand-mère faisait beaucoup plus jeune que son âge. Elle
était diserte et elle marchait sans problème. Le père avait un gros ventre. Je
me suis présenté brièvement. Sa mère était souriante. Son air joyeux m’a
détendu. Aurore a aidé sa mère et sa grand-mère de préparer le dîner.
C’était la première fois que je participais à
un Noël en famille en France. Le dîner était copieux et délicieux. La famille
d’Aurore m’a offert de la liqueur rose comme apéritif, mais j’en ai oublié le
nom. Son père me disait que c’était la spécialité de la Bretagne. Son
grand-père et sa grand-mère, lorsqu’ils communiquaient entre eux, parlaient en
alsacien. Pendant le dîner, nous avons parlé de l’histoire de l’Alsace et de la
France. Les parents d’Aurore m’ont demandé si les Japonais fêtaient Noël. Je
leur ai dit qu’ils fêtent Noël, mais qu’il n’y a pas de dimension religieuse,
qu'il n'y a ni foie gras ni dinde, mais le KFC et un gâteau.
Le
grand-père est allé se coucher le premier. En buvant du café, nous avons
continué à bavarder. Les parents d’Aurore, qui n’habitent pas d’habitude en
Alsace, m’ont parlé du tueur de chats. Selon eux, leur voisin déteste les
chats. Il a mis des fils de fer barbelés autour de sa maison pour empêcher les
chats d’y entrer. Un jour, un des chats des parents d’Aurore s’est coincé dans
ces fils de fer. Ce voisin l’a tué et l’a enterré quelque part, mais ils ne
savent toujours pas où se trouve le cadavre de la pauvre bête. Je leur ai
conseillé d’appeler la police, mais ils m'ont dit qu'ils ont finalement choisi
de ne pas envenimer la chose.
Aurore a parlé aussi de son chat diabétique.
J’avais déjà vu sa photo. C’était un chat noir aux yeux dorés et ronds. Chez le
vétérinaire, il s’est révélé qu’il était diabétique. Les parents d’Aurore m’ont
dit que cette créature tragique avait toujours faim. Il s’est amaigri
progressivement. Aurore l’a amené de nouveau chez le vétérinaire.
« On
peut l’opérer, mais je suis sûr que ça ne servira à rien… », a-t-il dit.
Il ne restait plus d'autre moyen que de
l'euthanasier pour mettre fin à ses souffrances. Aurore a pleuré comme une
folle dans la cabinet du vétérinaire.
La mère d’Aurore a dit qu’un choc
psychologique peut provoquer le diabète. La grand-mère m’a dit que sa sœur est
devenue diabétique après qu’une bombe a explosé à ses côtés pendant la guerre,
qu’elle avait aussi toujours faim et qu’elle est morte à l’âge de dix-neuf ans.
Quelques minutes avant minuit, nous nous
sommes déplacées dans la pièce voisine. Nous avons regardé la crèche qui était
posée sous le sapin de Noël.
«
C’est Balthazar, a dit la mère.
-
Non, c’est Gaspard, a dit Aurore.
-
Alors celui-ci, c’est Melchior », ai-je dit.
Lorsque
l’horloge a indiqué le minuit, nous avons fêté la naissance de Jésus Christ et
nous avons ouvert des cadeaux. La mère d’Aurore m’a offert une théière, sa
grand-mère, un sachet de gâteaux alsaciens faits maison. Aurore m’a donné une
clochette en forme de chat et les « Romans de la table ronde » de Chrétien de
la Troyes. Quant à moi, je leur ai offert une boîte de chocolats que j’avais
acheté à Strasbourg. Le chocolat me semblait le choix le plus pertinent, vu que
c’est quelque chose que tout le monde aime. Comme je n’attendais pas de cadeau
de la part de sa mère et de sa grand-mère que je rencontrais pour la première
fois ce jour-là, j’étais content.
J’ai dormi dans le canapé-lit du bureau du
grand-père. Un petit faon empaillé était posé sur l’étagère avec une multitude
de livres. La grand-mère m’a dit qu’un jour, son mari a trouvé un faon affaibli
dans le jardin. Il l’a accueilli chez lui, mais il est tombé malade et mort
quelques jours plus tard. Ils l'ont ensuite fait empailler. C’est la raison
pour laquelle ce faon me fixait d'un regard implorant à ce moment-là. Quelques
bois de cerfs étaient accrochés aux murs comme décoration. Il y avait également
des tableaux représentant des cerfs. Dans un coin était disposée la collection
de la grand-mère : des poupées de différents pays. À côté de la fenêtre, il y
avait la grande photo encadrée d’une femme avec un chapeau à large bord. Le
menton en forme d’un joli triangle, elle ressemblait à une chatelaine du Moyen
Age. La mère d’Aurore m’a expliqué que c’était la cousine de la grand-mère qui était
modiste. Comme Sophie dans le ‘’Château ambulant’’, ai-je pensé.
Cette nuit, j'ai rêvé de cette femme. Dehors
des bombes explosaient partout. La ville était dans les flemmes. Je lui ai
demandé si nous ne devions pas nous enfuir au loin. Sans rien dire, elle a
soigneusement pris les mesures de ma tête avec un mètre ruban. Elle a ensuite
dessiné un plan sur une grande feuille. Pendant qu'elle travaillait, je la
regardais faire un chapeau pour moi depuis un coin du bureau. C'était un
chapeau idéal qui convenait si parfaitement à la forme de ma tête que j'ai cru
ne plus pouvoir l'enlever. Mais lorsque je me suis réveillé au matin, je ne
pouvais plus me rappeler à quoi il ressemblait.
Le lendemain matin, Aurore et moi nous sommes
promenés dans la forêt. Nous avons suivi un étroit sentier. Au bout, il y avait
un rocher immense d’une forme bizarre. Il était d’une couleur rougeâtre et il
s’élevait verticalement comme si un géant avait superposé des rochers les uns
sur les autres. La veille, comme j’étais arrivé tard, je n'avais rien pu voir
d’autre que du noir. Dans la lumière blanche du matin, je dominais le village.
Il y avait de grandes maisons de diverses couleurs. Le village était entouré de
montagnes.
Nous y sommes descendus. Aurore m'a proposé de
faire un tour de la ville. Nous avons traversé un ruisseau. Deux chiens nous
ont aboyé dessus. De l'autre côté, des poneys mangeaient tranquillement de l’herbe.
Quelques minutes plus tard, nous avons découvert des rails couverts de terre et
de feuilles. Aurore m’a expliqué qu’une
ligne de chemin de fer a été fermée il y a quelques années.
Nous avons vu également un bunker, ce qui
signifiait qu’il y a eu des combats dans ce village pendant la guerre.
L’intérieur était entièrement enseveli sous les feuilles mortes et mouillées. À
côté de la mairie, il y avait des monuments qui commémoraient les victimes des
deux guerres mondiales. Les noms des soldats y étaient gravés. Il y a longtemps
ce petit village devait être beaucoup plus peuplé qu’aujourd’hui. Il devait y
avoir beaucoup plus de jeunes. C’était difficile d’imaginer qu’il y avait eu
des combats dans un endroit de nos jours si paisible et idyllique. Seuls ces
monuments de pierre nous disaient que ce qui s'est passé était réel.
Nous sommes rentrés à la maison des
grands-parents d’Aurore. Ils m’ont gentiment offert le déjeuner. J’ai mangé du
saumon fumé, de la dinde rôtie, du gratin et de la buche de Noël. Tout était délicieux.
J’ai particulièrement aimé le gratin. C’est en fait mon plat préféré.
La télé diffusait « Benjamin Gates et le Livre
des secrets ». J’ai commencé à le regarder sans raison particulière. Ce film
était en fait plus intéressant que je ne l'espérais. L’héroïne était une
mignonne femme blonde. Elle ressemblait à mon actrice préférée, Diane Kruger.
«
Regarde, Aurore. Cette fille ressemble à Diane Kruger, ai-je dit.
-
Mais c’est elle ! », m’a-t-elle dit.
C’était
bel et bien Diane Kruger.
Le film a fini vers seize heures. Sur l’écran,
il était affiché : « Le prochain film : Forrest Gump ». J’ai cité la célèbre
phrase de ce film : « la vie, c'est comme une boîte de chocolats : on ne sait
jamais sur quoi on va tomber ». Mais Aurore m'a ignoré.
Je n’avais pas le temps de regarder « Forrest
Gump ». « Je ramène le gosse » a déclaré Aurore à ses parents. De toute façon,
je l’avais déjà vu deux fois.
J’ai remercié les grands-parents et les
parents d’Aurore pour leur accueil chaleureux et le partage du moment familial.
Aurore et moi sommes montés dans son Audi rouge.
Cette fois, nous avons pris l’autoroute
qui nous a ramenés directement à Strasbourg. Au début nous bavardions beaucoup,
mais au fur et à mesure nous parlions de moins en moins. « Je n'ai pas pu
dormir hier. J’ai fait les cent pas dans ma chambre », m'a-t-elle dit. Le ciel
était d’un bleu teinté de rose. De temps en temps, des trains passaient. Les
silhouettes de tours en treillis s'élevaient comme des vestiges des temps
anciens. Une heure plus tard, l’Audi s’est arrêtée
devant chez moi. J’ai dit au revoir à Aurore et la voiture est partie. J'ai
marché vers la porte en pensant au faon empaillé, à la belle modiste et aux
fantômes des soldats errant dans les forêts de France.