vendredi 29 décembre 2017

Noël en France

 Ce soir-là, j’étais dans le train à la destination de Haguenau. La nuit était déjà tombée. Il n’y avait que très peu de passagers dans le wagon. J'ai vu dans la vitre le reflet d'une fille qui regardait son portable. Devant moi, un père et son fils parlaient tranquillement. Le fils portait un chapeau de Père Noël. J’ai compris par leur conversation qu’ils allaient chez la grand-mère.
 Quelque trente minutes plus tard, je suis descendu à Haguenau. Aurore m’attendait sur le quai. Elle m’a guidé au parking et je suis monté dans son Audi rouge. La voiture a démarré dans la ville nocturne et déserte.
 Nous nous sommes éloignés de la ville. Le nombre de maisons que nous voyions diminuait petit à petit. Des centres commerciaux ou des concessionnaires les remplaçaient. Le néon jaune de Macdonald émettait une lumière phosphorescente. Au bout de quelques minutes, nous étions dans la forêt.
« Tu veux que je te ramène à Strasbourg après ? m’a-t-elle demandé.
- Je ne sais pas. Mais dans ce cas, tu ne peux pas boire, ai-je dit.
- Il faudrait donc me dire de ne pas boire au début de la soirée. Je suis à ton service ce soir. »
J’ai réfléchi un instant, puis je lui ai dit :
« J’aimerais dormir dans le lit, et toi, tu vas dormir dans le lit-canapé.
- Sale mioche », m’a-t-elle dit au volant, en regardant tout droit.
Aurore me traite très souvent d’enfant car elle est plus âgée que moi. J’ai pensé que c’était injuste alors qu’elle m’avait dit qu’elle était à mon service, mais je me suis tu.
 La voiture avançait dans la forêt obscure. De chaque côté, de hauts arbres s’élevaient comme s’ils nous couvraient.

« Si on enterrait un cadavre dans cette forêt, quelqu'un le découvrirait ? lui ai-je demandé.
- Je ne sais pas. Il y a beaucoup de cadavres introuvables en France, je pense », m’a-t-elle dit.
La seule route que les phares de l’Audi rouge éclairait m’a rappelé ‘’Lost Highway’’ de David Lynch. Nous avons ensuite parlé d’une étudiante japonaise qui a disparu à Besançon l’année dernière. L’auteur présumé du crime est son ex-copain chilien. Après la révélation de cette affaire, il s’est immédiatement enfui au Chili et on n’en a plus jamais entendu parler. Personne, à part le suspect, ne sait où se trouve le cadavre de cette étudiante étrangère. J'ai regardé la forêt profonde qui s'étendait devant nous en pensant au corps d'une jeune fille qui reste toujours abandonné quelque part en France.
 La voiture s’est arrêtée devant une grande maison blanche. Nous étions finalement arrivés chez les grands-parents d'Aurore.

 Nous avons enlevé nos manteaux. J’ai salué ses parents et ses grands-parents que je rencontrais pour la première fois. Aurore m’avait dit que son grand-père avait quatre-vingt dix ans, sa grand-mère, quatre-vingt-sept ans. Le grand-père était assis dans un fauteuil dans un coin du salon. Il m’a pris pour une fille et j’ai regretté de ne pas m’être fait couper les cheveux. La grand-mère faisait beaucoup plus jeune que son âge. Elle était diserte et elle marchait sans problème. Le père avait un gros ventre. Je me suis présenté brièvement. Sa mère était souriante. Son air joyeux m’a détendu. Aurore a aidé sa mère et sa grand-mère de préparer le dîner.
 C’était la première fois que je participais à un Noël en famille en France. Le dîner était copieux et délicieux. La famille d’Aurore m’a offert de la liqueur rose comme apéritif, mais j’en ai oublié le nom. Son père me disait que c’était la spécialité de la Bretagne. Son grand-père et sa grand-mère, lorsqu’ils communiquaient entre eux, parlaient en alsacien. Pendant le dîner, nous avons parlé de l’histoire de l’Alsace et de la France. Les parents d’Aurore m’ont demandé si les Japonais fêtaient Noël. Je leur ai dit qu’ils fêtent Noël, mais qu’il n’y a pas de dimension religieuse, qu'il n'y a ni foie gras ni dinde, mais le KFC et un gâteau.

 Le grand-père est allé se coucher le premier. En buvant du café, nous avons continué à bavarder. Les parents d’Aurore, qui n’habitent pas d’habitude en Alsace, m’ont parlé du tueur de chats. Selon eux, leur voisin déteste les chats. Il a mis des fils de fer barbelés autour de sa maison pour empêcher les chats d’y entrer. Un jour, un des chats des parents d’Aurore s’est coincé dans ces fils de fer. Ce voisin l’a tué et l’a enterré quelque part, mais ils ne savent toujours pas où se trouve le cadavre de la pauvre bête. Je leur ai conseillé d’appeler la police, mais ils m'ont dit qu'ils ont finalement choisi de ne pas envenimer la chose.
 Aurore a parlé aussi de son chat diabétique. J’avais déjà vu sa photo. C’était un chat noir aux yeux dorés et ronds. Chez le vétérinaire, il s’est révélé qu’il était diabétique. Les parents d’Aurore m’ont dit que cette créature tragique avait toujours faim. Il s’est amaigri progressivement. Aurore l’a amené de nouveau chez le vétérinaire.
« On peut l’opérer, mais je suis sûr que ça ne servira à rien… », a-t-il dit.
 Il ne restait plus d'autre moyen que de l'euthanasier pour mettre fin à ses souffrances. Aurore a pleuré comme une folle dans la cabinet du vétérinaire.
 La mère d’Aurore a dit qu’un choc psychologique peut provoquer le diabète. La grand-mère m’a dit que sa sœur est devenue diabétique après qu’une bombe a explosé à ses côtés pendant la guerre, qu’elle avait aussi toujours faim et qu’elle est morte à l’âge de dix-neuf ans.
 Quelques minutes avant minuit, nous nous sommes déplacées dans la pièce voisine. Nous avons regardé la crèche qui était posée sous le sapin de Noël.
« C’est Balthazar, a dit la mère.
- Non, c’est Gaspard, a dit Aurore.
- Alors celui-ci, c’est Melchior », ai-je dit.



 Lorsque l’horloge a indiqué le minuit, nous avons fêté la naissance de Jésus Christ et nous avons ouvert des cadeaux. La mère d’Aurore m’a offert une théière, sa grand-mère, un sachet de gâteaux alsaciens faits maison. Aurore m’a donné une clochette en forme de chat et les « Romans de la table ronde » de Chrétien de la Troyes. Quant à moi, je leur ai offert une boîte de chocolats que j’avais acheté à Strasbourg. Le chocolat me semblait le choix le plus pertinent, vu que c’est quelque chose que tout le monde aime. Comme je n’attendais pas de cadeau de la part de sa mère et de sa grand-mère que je rencontrais pour la première fois ce jour-là, j’étais content.
 J’ai dormi dans le canapé-lit du bureau du grand-père. Un petit faon empaillé était posé sur l’étagère avec une multitude de livres. La grand-mère m’a dit qu’un jour, son mari a trouvé un faon affaibli dans le jardin. Il l’a accueilli chez lui, mais il est tombé malade et mort quelques jours plus tard. Ils l'ont ensuite fait empailler. C’est la raison pour laquelle ce faon me fixait d'un regard implorant à ce moment-là. Quelques bois de cerfs étaient accrochés aux murs comme décoration. Il y avait également des tableaux représentant des cerfs. Dans un coin était disposée la collection de la grand-mère : des poupées de différents pays. À côté de la fenêtre, il y avait la grande photo encadrée d’une femme avec un chapeau à large bord. Le menton en forme d’un joli triangle, elle ressemblait à une chatelaine du Moyen Age. La mère d’Aurore m’a expliqué que c’était la cousine de la grand-mère qui était modiste. Comme Sophie dans le ‘’Château ambulant’’, ai-je pensé.
 Cette nuit, j'ai rêvé de cette femme. Dehors des bombes explosaient partout. La ville était dans les flemmes. Je lui ai demandé si nous ne devions pas nous enfuir au loin. Sans rien dire, elle a soigneusement pris les mesures de ma tête avec un mètre ruban. Elle a ensuite dessiné un plan sur une grande feuille. Pendant qu'elle travaillait, je la regardais faire un chapeau pour moi depuis un coin du bureau. C'était un chapeau idéal qui convenait si parfaitement à la forme de ma tête que j'ai cru ne plus pouvoir l'enlever. Mais lorsque je me suis réveillé au matin, je ne pouvais plus me rappeler à quoi il ressemblait.






 Le lendemain matin, Aurore et moi nous sommes promenés dans la forêt. Nous avons suivi un étroit sentier. Au bout, il y avait un rocher immense d’une forme bizarre. Il était d’une couleur rougeâtre et il s’élevait verticalement comme si un géant avait superposé des rochers les uns sur les autres. La veille, comme j’étais arrivé tard, je n'avais rien pu voir d’autre que du noir. Dans la lumière blanche du matin, je dominais le village. Il y avait de grandes maisons de diverses couleurs. Le village était entouré de montagnes.



 Nous y sommes descendus. Aurore m'a proposé de faire un tour de la ville. Nous avons traversé un ruisseau. Deux chiens nous ont aboyé dessus. De l'autre côté, des poneys mangeaient tranquillement de l’herbe. Quelques minutes plus tard, nous avons découvert des rails couverts de terre et de feuilles.  Aurore m’a expliqué qu’une ligne de chemin de fer a été fermée il y a quelques années.





 Nous avons vu également un bunker, ce qui signifiait qu’il y a eu des combats dans ce village pendant la guerre. L’intérieur était entièrement enseveli sous les feuilles mortes et mouillées. À côté de la mairie, il y avait des monuments qui commémoraient les victimes des deux guerres mondiales. Les noms des soldats y étaient gravés. Il y a longtemps ce petit village devait être beaucoup plus peuplé qu’aujourd’hui. Il devait y avoir beaucoup plus de jeunes. C’était difficile d’imaginer qu’il y avait eu des combats dans un endroit de nos jours si paisible et idyllique. Seuls ces monuments de pierre nous disaient que ce qui s'est passé était réel.
 Nous sommes rentrés à la maison des grands-parents d’Aurore. Ils m’ont gentiment offert le déjeuner. J’ai mangé du saumon fumé, de la dinde rôtie, du gratin et de la buche de Noël. Tout était délicieux. J’ai particulièrement aimé le gratin. C’est en fait mon plat préféré.
 La télé diffusait « Benjamin Gates et le Livre des secrets ». J’ai commencé à le regarder sans raison particulière. Ce film était en fait plus intéressant que je ne l'espérais. L’héroïne était une mignonne femme blonde. Elle ressemblait à mon actrice préférée, Diane Kruger.
« Regarde, Aurore. Cette fille ressemble à Diane Kruger, ai-je dit.
- Mais c’est elle ! », m’a-t-elle dit.
C’était bel et bien Diane Kruger.
 Le film a fini vers seize heures. Sur l’écran, il était affiché : « Le prochain film : Forrest Gump ». J’ai cité la célèbre phrase de ce film : « la vie, c'est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber ». Mais Aurore m'a ignoré.
 Je n’avais pas le temps de regarder « Forrest Gump ». « Je ramène le gosse » a déclaré Aurore à ses parents. De toute façon, je l’avais déjà vu deux fois.
 J’ai remercié les grands-parents et les parents d’Aurore pour leur accueil chaleureux et le partage du moment familial. Aurore et moi sommes montés dans son Audi rouge.
 Cette fois, nous avons pris l’autoroute qui nous a ramenés directement à Strasbourg. Au début nous bavardions beaucoup, mais au fur et à mesure nous parlions de moins en moins. « Je n'ai pas pu dormir hier. J’ai fait les cent pas dans ma chambre », m'a-t-elle dit. Le ciel était d’un bleu teinté de rose. De temps en temps, des trains passaient. Les silhouettes de tours en treillis s'élevaient comme des vestiges des temps anciens. Une heure plus tard, l’Audi s’est arrêtée devant chez moi. J’ai dit au revoir à Aurore et la voiture est partie. J'ai marché vers la porte en pensant au faon empaillé, à la belle modiste et aux fantômes des soldats errant dans les forêts de France. 











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