jeudi 7 décembre 2017

''Un bonbon ou une balle ?'' Kazuki Sakuraba

Un bonbon ou une balle ?  
Kazuki Sakuraba   
 
Extrait d’un article 
   
 Le 4 octobre, au matin, à Sakaiminato dans la préfecture de Tottori, sur les flancs du mont Nina, le cadavre démembré d’une fille a été découvert. La victime est une collégienne de treize ans qui vit dans cette même ville, Mokuzu Umino. La jeune fille était portée disparue depuis la veille. A, une de ces amies du collège, est la première à l’avoir découverte. La police recherche alors l’auteur du crime, son mobile ainsi que la raison pour laquelle A était au mont Nina où le cadavre de la victime a été découvert.    
  
  
  
  
  
  

 

Chapitre I Je ne pourrais pas être amie avec la balle en sucre    

 
 Vers le trois ou le quatre septembre, la nouvelle, Mokuzu Umino, est arrivée dans ma classe. C’était un matin triste, juste après les vacances d’été et le ciel était grisâtre. Dès qu’elle a écrit son nom sur le tableau noir, nous avons tous eu la même réaction, ce qui n’avait rien d’étonnant ; son nom était vraiment très bizarre. C’est normal, n’est-ce pas ? Si mon nom de famille était Umino, je ne le supporterais vraiment pas[1]. Mais non, quel que soit le nom de famille, c’est fou de prénommer une enfant comme ça.   Un garçon qui était assis de l’autre côté du passage et qui s’appelait Kanajima m’a murmuré : « j’aimerais bien voir à quoi ressemblent ses parents » et m’a regardée. « Qu’en penses-tu, Yamada ? » Au moment où j’ai essayé de hocher la tête.  Une fille qui était derrière moi m’a donné des coups avec son portemine et m’a dit :   
« Nagisa, son père c'est Masachika Umino.  
-   ……Ah, c’est vrai ?  
-   Il vient de cette préfecture. Sa maison natale n’est pas loin d’ici.  
-   Je le sais mais…… »  
   
 Je me suis souvenu du visage beau et naïf de Masachika Umino que je voyais souvent à la télé autrefois. L’époque où il était populaire remonte à  très longtemps, de plus il n’était pas vraiment de notre génération, mais la première chanson de son groupe était tellement bien qu'on l'entend encore dans des pubs de voiture, de cosmétique ou de bas, par exemple.  
« L’os de la sirène » 
Paroles et musique ; Masachika Umino 
Je regardais la mer dans le ciel embrasé 
Et je t’ai trouvée 
Une belle sirène comme un rêve 
Mais tu as disparu en un clin d’œil  Je reviens toujours voir cette mer Pour te retrouver 
Je t’ai enfin retrouvée et je t’ai adressé la parole  Tu t’es retournée pour me regarder 
Une belle sirène comme un rêve  
Comme tu es venue vers moi J’ai tendu le bras pour t’attraper Dans ces mains. 

 Toutefois peu de gens connaissent la troisième partie de cette jolie chanson. Ne soyez pas étonné, le héros qui attrape la sirène en fait des sashimis et les mange. Manger une sirène vivante ! Et la fin est comme ça, l’os était d'un rose pâle. Ça fait peur, hein ?  Cette chanson est romantique jusqu’à la deuxième partie, tout le monde se concentre sur Masachika Umino. Mais la troisième partie est……  La troisième partie, on dirait une chanson sur un meurtre sexuel.  
 Cette nouvelle élève, qui semblait être la fille du chanteur célèbre, avait commencé à intéresser toute la classe par son seul nom. Mais moi, je m’en fichais. Indifférente, je regardais un coin de ma table.  
 C’était trois mois après avoir réfléchi sur mon orientation et mon frère, et je m’étais juré que je ne me préoccuperais pas des choses insignifiantes qui n’ont aucun rapport avec ma vie. L’argent, l’argent, l’argent. Donc, à ce moment-là, je me suis simplement dit : ah, son père est un chanteur connu. 
Quelle chance d’être riche.   
 Et cette nouvelle fille, l’air gêné, baissait la tête et remuait nerveusement ses genoux devant l’estrade. Notre professeur lui a dit : « Présente-toi à tout le monde. » Elle a tripoté ses cheveux noirs avec ses doigts fins. Ils étaient coupés courts mais seul son toupet était étrangement long et dissimulait son visage. Quelques gouttes d’eau sont tombées de quelque chose qu’elle tenait dans son autre main.  
 Je l’ai regardée en faisant la grimace.  
 C’était une bouteille d’eau minérale de deux litres. La bouteille, qui semblait lourde, été remplie au deux tiers. Mokuzu Umino, qui ne cessait de remuer nerveusement ses jambes, l’a soudainement soulevée et a enlevé le bouchon. Elle s’est ensuite cambrée, a relevé son menton pâle et s'est mise à en boire à grandes gorgées.  
 En un instant, la moitié de la bouteille s’est vidée. À ce moment-là je me suis rendu compte que le tremblement de ses genoux n’était pas volontaire. Mon voisin, un garçon nommé Kanashima, a murmuré : « Cinglée. »  
Mokuzu Umno a fini sa bouteille et l’a baissée.  Un joli visage pâle est apparu.  
 La couleur de sa peau était étrange comme si on avait ajouté un peu de bleu au blanc de son visage. Mais elle était évidemment une belle fille. De ses lèvres fades, des gouttes d’eau coulaient. Ses lèvres ont remué comme dans un cauchemar.  
« Euh, euh, euh……Euuuuuuh. »  
 Tout le monde a retenu son souffle et l’a regardée.  
 Toc. Une goutte est de nouveau tombée, peut-être était-ce sa salive.   
 « Euh, je m’appelle Mokuzu Umino », a-t-elle dit faiblement. Tout le monde a été soulagé.   
« Hey ! J’ai une question ! »   J’ai senti la fille derrière moi lever la main. C’était Eiko, elle est facétieuse. J’imagine qu’elle a sans doute essayé de rassurer cette singulière jeune fille. Eiko est plutôt du genre heureuse, débonnaire et curieuse, une fille insouciante.  
« Est-ce que ton père est Masachika Umino ? »  
 Mokuzu Umino laissa apparaître une expression de souffrance comme si on lui avait dit quelque chose de blessant. Elle a ensuite retenu son souffle et a gémi :  
« ……………euh. »  
 La classe s’est mise à murmurer : « Sérieux ? » « Eh ! Mon Dieu ! » « Vraiment ? » Tout en grimaçant et en faisant tomber un liquide transparent dont on ne savait pas si c’était sa salive ou de l’eau, Mokuzu a dit : « Non, pas du tout », et elle a transpercé Eiko du regard. J’ai compris qu’Eiko s’énervait. Elle murmurait toute seule : « Eh ! Pourquoi elle ment ? » Elle a de nouveau levé la main et a essayé de lui dire encore quelque chose. À ce moment-là, Mokuzu Umino a dit en faisant couler de l’eau de sa bouche :  « Moi[2]…… 
- ……Moi ? »  
 Non seulement Eiko mais aussi toute la classe a répété ce qu’elle venait de dire puis ils ont observé son corps. Sa poitrine était légèrement gonflée sous son uniforme. Des jambes frêles et blanches remontaient sous sa jupe, qui était un peu plus courte que celles des autres filles. C’était bien une fille.  « Moi, a-t-elle continué d’un ton tranchant, en réalité, je suis une sirène. »   La classe est devenue encore plus calme et tout le monde s’est penché en avant. Je restais indifférente. J’ai pensé en tripotant mon portemine :  
« Qu’est-ce que c’est que ce type ? »   
 Mokuzu Umino a mal compris la réaction des gens et elle a souri. C’était un sourire franc comme si elle montrait qu’elle était contente d’être accueillie par tout le monde. Puis elle a continué ;  
« Euh, les sirènes n’ont pas de sexe. Nous ressemblons toutes à des femmes humaines mais contrairement aux humains, nous n’avons pas d’appareil génital et nous pondons beaucoup d’œufs. Je suis venue ici pour connaître le monde des humains. J’ai entendu dire qu’ils sont amusants et vivent très peu longtemps, que ce sont des créatures vraiment ridicules ».  
 Abasourdis, nous la regardions tous bouche bée. Elle a ajouté ; «  Apprenezmoi à quel point l’homme est idiot, combien il mérite de mourir, s’il vous plaît. C’est tout ce que je veux vous dire. Merci. »  Et elle s’est inclinée.     Kanajima, qui était à côté de moi, a fait claquer sa langue.   
 Tout le monde semblait être bouleversé mais moi je m’en fichais.  Au Moyen Age, se préoccuper des choses qui n’ont pas de rapport direct avec la vie, le sens de la vie, le véritable amour ou le système du monde, était le privilège des nobles. Mon frère me l’avait dit il y a quelques jours. Je me suis donc dit que cette nouvelle, qui disait de telles choses à propos des humains, était chanceuse. Au moins elle s’intéresse aux choses qui se trouvent autour d’elle, elle a besoin de l’attention des gens, tout comme un petit enfant.  Notre professeur qui l’écoutait à moitié s’est repris et a dit : « Euh, Umino, tu es vraiment unique. Bon, alors tout le monde, voilà une nouvelle amie. Et ta place…ah tu vois, au fond il y a une place. Prends-la.
Il faut que je m’en aille, je dois donner le premier cours ».   
 Puis il est parti précipitamment. Mokuzu Umino s’est avancé dans le passage avec sa grosse bouteille d’eau. Je ne sais pas pourquoi mais elle boitait d’une manière bizarre. Elle est passée devant moi avec cette manière de marcher.   
 Sa peau était blanche, ses yeux étaient grands. Elle avait de longs cils. Je me suis tout à coup souvenu que Masachika Umino avait autrefois épousé une actrice qui était très populaire à l’époque. Elle avait de grands yeux et un corps opulent. Mokuzu Umino ressemblait à cette actrice maltraitée et amaigrie. Mais bon, je m’en fous.  
 L’eau minérale dans la bouteille a de nouveau ondulé.  Kanajima a tendu sa longue jambe.  
 Mokuzu Umino a trébuché dessus et est tombée.  
 Kanajima a fait semblant de l’ignorer. Eiko a étouffé ses rires en lui disant : « T’es méchant ».    Quand je me suis retournée, juste un instant, j’ai vu l’intérieur de sa jupe.
Je pense que les autres ne l’ont pas vue. Cela n’a duré qu’un court instant, de plus, par rapport à ma position, j’étais la seule personne qui pouvais la voir. Ce matin il y avait du soleil et j’ai pu voir clairement l’intérieur sombre de sa jupe.  
 Des cuisses blanches.   
Le linge en bleu pâle.  
 Et des bleus vifs.   
 - De nombreux bleus, qui devaient être le résultat de coups de poings, étincelaient. Des tâches violettes, vert pourri, rouge-noir de la taille d’un poing se dessinaient sur sa peau.  
 Après cet instant, Mokuzu restait couchée sur le plancher. Peut-être qu’elle avait mal car elle restait immobile. Eiko, qui riait, s’inquiéta car elle ne se levait pas et elle lui a dit : « Hé, ça va ? ». De l’eau coulait de la bouteille tombée au sol. Peu après, elle s’est levée lentement et s’est retournée puis elle m’a regardée.   
« ……Tu les as vus ? »  
 Son regard me le disait. Derrière ses cheveux, ses grands yeux noirs étaient fixés sur moi.   
 Ensuite elle a ouvert ses lèvres fades comme celles d’un fantôme et a murmuré d’une voix basse :  « Meurs. »  
 J’ai fait la grimace. Frissonnant de colère, j’ai détourné les yeux.  Pourquoi j’ai été injuriée alors que j’étais la plus indifférente de nous tous ?  Mais j’ai décidé de ne plus y penser. Je n’ai rien vu. J’ai fait semblant de m’en moquer. Je ne fais pas attention aux choses qui ne sont pas ‘’des balles réelles’’. Je vivrai sans aucun rapport avec ce genre de choses insignifiantes, jusqu’ à ma mort.  
 
 C’était……  
 En septembre……  Et aujourd’hui, c’est le matin du 4 octobre.   
 Je marche.  
 Silencieusement.   
 Avec un certain pressentiment.   
    
 Au pied du mont Nina, les feuilles changeaient de couleur, beaucoup de monde venait juste pour voir les feuilles un peu rougies. En hiver, la neige s’entassera et des gens viendront pour faire du ski. Mais pendant cette saison intermédiaire, personne ne s’aventure dans cette montagne.   Un matin, très tôt, il n’y a personne.  
 Je marche silencieusement parce que je sens qu’il y a quelque chose que je devrai trouver.   
 Ce n’est évidemment pas une balle réelle, mais je bouge mes jambes.   
 C’était……  
 Comme dirait mon grand frère, c’était un gâteau de nobles. Un gâteau sucré qui ne réussira pas à rassasier l’estomac.    
 
 Je m’appelle Nagisa Yamada.  
 J’ai treize ans. Je suis en quatrième.  
 Je ne suis ni mince ni grosse et mes cheveux sont longs. C’est très difficile de parler de moi. D’après Eiko, qui s’assoie derrière moi, je suis ‘’froide’’.  Kanajima, qui est mon voisin, dit : « Ça m’étonne que tu puisses t’occuper des animaux. T’es donc le genre de personne qui aime les petits animaux, hein ? T’aimes t'occuper d’eux ? Pourtant tu n’as pas cette tête ». Mon frère, lui, affirme : « Nagisa, ces derniers jours, tu sembles être occupée à chercher des balles réelles. On dirait une ‘’réaliste des balles’’, ma sœur ».  La ville où j’habite est très petite et déserte. Je vais vous la présenter un peu.    Au centre de la ville, il y a un marché, celui des poissons. Il y a une odeur de poisson partout. J’imagine que tous les matins le marché est plein de monde mais à l’heure où je vais à l’école, il n’y a personne. Juste l’eau qui coule des tuyaux et mouille le chemin. C’est tout, complètement désert. Près du marché, il y a une petite station de tram. Les étudiants qui viennent de la montagne le prennent et il est bondé tous les matins. Les voitures sont décorées avec des dessins de sardines façon dessin-animé. Il me semble que c’est une sorte de pub pour dire aux gens de consommer des sardines dans cette ville. Un tram avec des dessins de sardines rouges, jaunes et vertes s’arrête en faisant du bruit, les jeunes en descendent.  La salle de réunion se trouve beaucoup plus loin. Pour y aller, il faut prendre le bus à la gare, vers la montagne. De temps en temps, il y a des chanteurs qui viennent pour faire des concerts dans tout le pays, mais une petite ville comme la mienne est souvent ignorée. Une fois par an, tous les clubs de musique classique s’y réunissent pour faire un concert à Noël. J’y suis allée une seule fois avec une amie. Les murs étaient fissurés, et tandis que je les regardais, un morceau est tombé.   
 Vous voyez, elle est très misérable.     
 La nuit, la mer du Japon, qui est d’ordinaire morose, devient belle uniquement pendant les nuits d’été. Des bateaux de pêche au calmar flottent comme des feux follets sur les vagues entre l’horizon violet s’estompant et la plage pâle et mouillée. Les lumières orange et rondes sont quand même jolies. J’ai l’impression de contempler des choses qui ne sont pas de ce monde.   
 Dans la montagne, il y a une centrale nucléaire qui a été construite quand je suis née. Plus exactement, ici, il y a tout ce que les citadins voudraient trouver à la campagne. Une centrale nucléaire, une prison, un centre de redressement et un hôpital psychiatrique. Et aussi une garnison de l’armée de défense. C’est pour ça que nous ne nous approchons pas de la montagne. Des couples de collégiens et de lycéens de la ville vont notamment à la galerie marchande, au grand magasin ou sinon à la plage.  Ah, au fait, en marchant dans la galerie marchande, je croise de temps en temps de vrais militaires. Le seul cinéma de la ville projette toujours deux films, il projette par exemple un film de romance hollywoodien et le dernier film de ‘’Fishing Fool’s Diary’’ en même temps. C’est du n’importe quoi.    Pour les tarifs, il est affiché :  
Adultes : 1800  
Étudiants : 1200  
Enfants : 800  
Militaires : 1400  
 Chaque fois que je les regarde, je me dis : « Ah ! Il y a une réduction pour les militaires ! ». Si je faisais l’armée au nom de la nation, pourrais-je voir un film avec un tarif réduit ?  
 Mon chez moi se trouve au rez-de-chaussée d’un vieil HLM qui n’est pas loin du marché et de la gare. Mon frère et ses nombreuses affaires, livres, jeux vidéo et figurines que je ne comprends pas, occupent une pièce sombre qui se trouve au fond de chez nous. Ma mère et moi avions mis une table dans une cuisine relativement grande et la nuit nous préparions des futons. Nous vivions ainsi tous ensemble.  
 Si on me demande ce que je désirerais immédiatement, je répondrais :  ‘’ma propre chambre’’, sans aucune hésitation. Je voudrais avoir une pièce où je peux passer du temps seule.  
Pour ça, j’ai besoin de balles réelles.  
Cet été, j’ai eu treize ans et c’est tout ce à quoi je pensais.  
 Ce matin, lors de son premier jour, la nouvelle Mokuzu Umino a mis mes camarades K.O. avec une impression étonnante. Le groupe d’Eiko s’est approché de sa place craintivement, il a encerclé Mokuzu de toutes parts et l’a observée d’un regard curieux.   
 Mon voisin, Kanajima s’est retourné de temps en temps. Il a fait attention à elle puis il a fait claquer sa langue. Les autres garçons étaient aussi quelque peu agités. J’ai pensé qu’ils étaient bizarres mais plus tard je me suis rendu compte qu’ils réagissaient ainsi parce que malgré son excentricité, Mokuzu était aussi mignonne qu’une star de télé.  
 Elle qui venait d’une grande ville quelconque, était beaucoup plus raffinée que nous. Sa peau était blanche, transparente, fine et……  
« C’est que de la marque ! »  
 Eiko est revenue précipitamment car le premier cours allait commencer.   
Elle m’a poussée du doigt et me l’a murmuré :
« De la marque ?   
-   Ses stylos, son sac, sa serviette, ils étaient tous de marques super célèbres ! Rien que sa serviette doit coûter cinq mille yens !  
-   Alors que ce n’est qu’une serviette ?  
- Bah oui ! »  
…..Toutefois le nombre de filles qui se réunissaient autour de Mokuzu Umino diminuait à chaque pause de dix minutes du matin. À midi, il n’y avait qu’une ou deux filles, après les cours, il n’y avait plus personne. Mokuzu Umino elle-même semblait ne pas s’en soucier, une bouteille plastique à la main, elle buvait de l’eau sans cesse.   
«……Cinglée », a marmonné Eiko.  
 J’étais la seule fille qui était complètement indifférente à Mokuzu depuis le début. Il semblait qu’Eiko m’avait choisie comme auditrice, elle est venue à ma place et m’a dit :    
« Non seulement elle est cinglée, mais elle est aussi belliqueuse. Est-ce normal de parler de cette manière à quelqu’un qu’on connaît à peine ?  
-   Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?  
-   Hum, plein de trucs. »  
 Je lui dis « Ah bon. » et je me suis levée. Je m’en fiche.  
 Moi, Nagisa Yamada m’occupais de lapins depuis la cinquième. J’allais immédiatement au clapier après les cours, je franchissais la grille, je la nettoyais, je changeai l’eau, je leur donnais des carottes et des choux. Je prenais soin de ces créatures en cage, qui seraient mortes si je les avais abandonnés, avec une attention que je n'accorderai jamais aux humains et avec une sorte d’affection. Mais je n’ai jamais caressé leur tête, je ne leur ai jamais parlé. Ils ne comprendront pas ça, ce ne sont que des animaux.  Quelques instants plus tard, alors que je sortais de la cage et que je me suis mise à marcher vers les portes de l’école, quelque chose a touché mon occiput, cet objet est tombé par terre et a rebondi. J’ai mis ma main sur ma tête et j’ai regardé en arrière, l’objet tombé était une bouteille plastique d’eau minérale et la personne qui l’avait jetée était la nouvelle qui souriait toute seule en gardant la pose du lanceur.  
« ……Quoi ? Ça m’a fait mal.   
-   Qu’est-ce que tu as ?  
-   Ah ? »  
 Mokuzu Umino s’est approchée lentement de moi. Elle boitait de sa jambe gauche. Comme si elle avait mal quelque part.   
 Dans le conte de la sirène……  
 Dans mes souvenirs, la sirène avait mal à chaque pas comme si on lui plantait un couteau dans la jambe. « Ça fait mal, ça fait mal……! »  
 Arrivée à côté de moi, une grimace défigurant son joli visage, Mokuzu 
Umino a caressé sa jambe. Je me suis souvenu de ses bleus que j’avais vus ce matin lorsqu’elle était tombée. « As-tu mal aux jambes ?  
-   Je t’ai dit que j’ai mal !  
-   C’est pour ça que je te l’ai demandé. »  
 Elle ne me comprend pas……Mon Dieu.  
 Boitant, les épaules tremblantes et les bras maladifs, elle s’est mise à marcher à côté de moi. Je ne pouvais plus rien faire alors j’ai décidé de marcher avec elle. La vitesse de mes pas était beaucoup plus lente que lorsque je rentrais toute seule, ça m’énervait.  
« Qu’est-ce que tu as, toi ? me demanda-t-elle de nouveau.
- Quoi ?   
-   Qu’est-ce que tu as toi ! 
- Que tu veux dire !  
-   Pourquoi tu ne t’intéresses pas à moi ? » 
  Je me suis arrêtée.   
 Au milieu d’une route non goudronnée près des champs, dans l’odeur acide du fumier, nous nous sommes regardées.  
« ……Tu veux que je m’intéresse à toi ?  
- Non.  
-   Bien entendu, t’es une nouvelle extrêmement bizarre mais…… ».  
Je me suis moquée d’elle. Pour moi c’était tellement ridicule.  
« Mais tu n’es pas une balle réelle.  
- Une balle réelle ?  
-   C’est tout ce dont j’ai besoin. J’essaie de ne penser à rien d’autre depuis trois mois. »  
 Derrière Mokuzu, au loin se dressait une petite montagne. C’était le mont Nina. Au pied, il y avait un petit sanctuaire et aussi un chemin discret. De l’autre côté se trouvait une garnison de l’armée de défense. De temps à autre, selon la direction du vent, retentissait un bruit lourd.   
 Durant ces jours languissants, parmi les jeunes de cette ville, notamment ceux qui ont un problème familial, certains s’enrôlaient dans l’armée. Ils sont payés, la vie est gratuite, ils peuvent être embauchés sans diplôme, de plus, par rapport aux autres métiers ils peuvent être indépendants et adultes plus tôt.   
 C’est une balle. La véritable force qui peut contribuer à la vie.  C’est tout ce à quoi je pensais durant l’été. Mais si j’en parlais à cette nouvelle qui avait une serviette à cinq mille yens dans son sac, c’est certain qu’elle me dirait un truc du genre « Mange de la brioche s’il n’y a pas de pain. » J’ai fermé la bouche et je me suis remise à marcher.  Mokuzu marchait à mes côtés.  Elle boitait d’un air douloureux. Ce bruit m’énervait.  
« C’est quoi ? T’as une ampoule au talon ?  
-   C’est à cause d’une sorcière.  
-   Ah ?  
Lorsque j'ai quitté la mer pour vivre sur terre, elle m’a ensorcelée pour que mes jambes me fassent mal à chaque pas. C’est du harcèlement. Et si je ne peux pas réaliser mon rêve, je suis obligée d’être une ordure de la mer. Je deviendrai de l’écume et je disparaîtrai.  
-   T’es bête. »  
 J’ai dit ces mots d’un ton méprisant et j’ai accéléré le pas. Mokuzu s’est montée la tête et m’a suivi en boitant.  
« Donc je dois réaliser mon rêve. Comment tu t’appelles ?  
-   Nagisa Yamada. Et alors, c’est quoi ton rêve ?  
-   C’est un secret.  
-   C’est pas ce que tu disais ce matin ? Le truc comme quoi les humains sont idiots etc…..  
- C’est un mensonge ! »  Mokuzu a ri.  
« Je me suis dit que ça ferait rire tout le monde mais en fait, non. Ça n’a pas du tout marché.  
-   C’est normal.  
-   Bon, je te dis mon secret », dit-elle en écarquillant ses yeux immenses.  « En vrai, je suis venue ici pour me faire un ami, un ami important.  Quelqu’un qui fera tout pour moi. Si je ne trouve pas cette personne, je serai une ordure de la mer.  
-   Hum……Ah bon. J’espère que tu en trouveras un.  
-   Nagisa Yamada, j’espère que ce sera toi.
- Pourquoi ?  
-   T’es la plus mignonne de la classe. Mais t’es maussade……Mais bon, comme je suis là, à partir de demain, tu seras la deuxième fille la plus mignonne. »  
 Et elle m’a dit d’un ton sérieux : 
 « Deviens mon amie.  
-   ……Tu m’as dit ‘’Meurs’’ ce matin, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que je puisse être amie avec une personne qui me dit un truc comme ça. Non, je ne veux vraiment pas.  
-   C’est ma façon de montrer mon affection.  
Idiote. »  
 Tout étonnée de sa réponse, je le lui ai dit ces mots avec mépris. Mokuzu souriait toujours. J’ai décidé de lui expliquer plus sérieusement.  
« Non, c’est de la haine, tu comprends ? »  
 Une nouvelle qui n’arrive pas à distinguer l’affection de la haine ! Mokuzu a écarquillé ses yeux avec étonnement. Ensuite elle a baissé la tête, l’air blessé.  
 J’ai eu peur parce qu’elle ne m’a plus rien dit. Elle a ouvert la bouteille plastique qu’elle tenait à la main et a bu de l’eau à grandes gorgées. Elle me faisait peur.  
 Derrière elle, des rizières s’étendaient à perte de vue et au-delà je voyais la mer du Japon. Comme il n’y avait ni autoroute ni immeuble, je pouvais voir la mer très nettement malgré cette distance. Dans le bleu sombre, peut-être que les vagues sont hautes aujourd’hui, je voyais des embruns blancs s’y emmêler et grouiller.  
 Le vert vif et la couleur de la mer sombre. Le crépuscule s’approchant allait petit à petit teinter les champs et la mer d’une autre couleur.   « …..Désolée, je n’ai pas le temps. »  
 Mokuzu a fini de vider la bouteille et elle l’a jetée vers le champ. J’ai été sidérée, elle m’a regardé dans les yeux et m’a dit : 
 « Je dois en trouver un avant que la tempête arrive.  
-   …..La tempête ? »  
 C’était une soirée humide. J’entendais des chants d’insectes. Un mirage se levait vaguement sur la route non revêtue. Une odeur tiède de terre, comme si on réchauffait de la paille, venait de la montagne. C’était une odeur de terre mélangée à celle des feuilles et de l’humidité.  J’ai essuyé la sueur sur mon front.  Mokuzu m’a dit ;  
« Les gens de cette ville ne se rendent pas compte… 
- Oui ?  
-   Dans ce port, tous les dix ans, une grande tempête imprévisible arrive. » 
 J’ai tout à coup eu mal à la poitrine comme si de grandes mains l’agrippaient. J’ai retenu mon souffle et j’ai transpercé son profil du regard. 

Mokuzu fixait son regard sur les feuilles vertes qui s’agitaient dans le champ.  « Je dois donc en trouver un avant que la tempête n'arrive.  
-   ……  
-   La sirène n’a pas de sexe, mais c’est une créature féminine. Elles sont toutes nées dans cette mer et elles se dispersent partout dans le monde, mais tous les dix ans, à la saison des amours, elles reviennent coûte que coûte. À ce moment-là, une tempête imprévisible arrive. C’est la saison des amours des sirènes. La tempête a aussi eu lieu il y a dix ans. Mais je ne pense pas que tu t’en souviennes.  
-   …….Mais si. »  
 Mokuzu a continué de parler comme si elle n’avait pas entendu ma voix basse.   « Cette année, la tempête arrivera le 3 octobre. Nous n’avons qu’un mois. Si je ne trouve pas ce que je cherche, je devrai retourner en mer. Parce que je suis la seule princesse, je devrai rentrer.  
-   Je n’ai pas oublié cette tempête. Je ne l’oublierai jamais. », ai-je dit d’une voix basse.  
 Mokuzu et moi nous sommes tues. Quelques instants plus tard, le chemin traversant les champs prit fin. Nous nous sommes séparées et avons pris des chemins différents. Je me suis dirigée vers mon HLM. Mokuzu est allée vers le quartier résidentiel de luxe où des maisons somptueuses s’alignaient.  J’ai continué à marcher d’un pas assuré en me décidant à ne plus jamais parler avec elle.    
 Dès que je suis rentrée chez moi, j’ai entendu la voix de mon frère, Tomohiko, au fond du studio. Sa voix était sans intonation, comme s’il lisait quelque chose à voix haute, comme s’il récitait un soutra.  Ma mère n’était pas là. Elle travaillait en tant que caissière au supermarché jusqu’à tard.
Nous vivions du salaire de ma mère et avec un peu d’aide sociale. Mais non, on ne peut pas appeler ça une vie. Je ne pouvais jamais acheter ce que je voulais. Il n’y a personne qui embaucherait un collégien dans cette ville, si bien que je ne peux pas travailler.  Dès que j’ai timidement ouvert la porte, mon frère a levé la tête.  Il a relevé ses longs cheveux brunâtres. Un visage efféminé et exotique est apparu. Mon frère est un homme incroyablement beau. Il est grand et mince, ses yeux mouillés sont rêveurs. Il est extraordinairement intelligent, mais il est incapable de faire quoi que ce soit.  
 Mon frère lisait un livre incompréhensible qui s’intitulait l’encyclopédie des formules magiques, un truc comme ça. Il récitait quelque chose avec sérieux.   
« Qu’est-ce que tu fais ?  
-   De la magie.  
-   Il me semblait bien. »  
 Je me tenais debout dans la cuisine et j’ai commencé à préparer le dîner pour trois personnes. Un plat au soja avec une soupe miso et une salade.   J’ai lavé le riz. Mon frère récitait encore des formules élégamment, il ne s’est même pas levé. Mon frère se levait uniquement pour aller aux toilettes ou prendre un bain environ une fois par semaine. Il se levait aussi quand des trucs bizarres qu’il avait commandés sur Internet arrivaient à la maison.  Tomohiko est beau et élégant, de plus il était très intelligent et il avait d’excellentes notes. Après la mort de mon père, ma mère comptait sur lui. 
C’était le fils dont elle était fière. Elle croyait qu’il était comme une canne magique qui pourrait nous sortir de cette vie, mais seulement jusqu’au milieu de sa troisième. Maintenant une voisine dit, en parlant de lui : « Tomohiko, il est, voilà, le genre de personne dont tout le monde parle récemment, ah je me souviens plus, hi, hi…..hi…….. ».  
« Hikikomori[3], tu veux dire ! », ai-je pensé mais je ne le lui ai pas dit. C’est mon frère tel qu’il est actuellement. Mais même dans ma tête, je ne l’appelle jamais comme ça.   
 Je pense que mon frère est un noble de l’époque contemporaine.  Sans travailler, sans se soucier de la vie, il lit uniquement des choses qui l’intéressent, pense, parle et vit. Pour preuve, ça fait trois ans qu’il a cessé d’aller au collège, il n’a pas passé l’examen d’entrée du lycée, il n’est même pas sorti de chez nous une seule fois, mais il est beaucoup plus beau qu’avant. Il a une apparence physique comme sorti d’un rêve. Ma mère et moi avons l’impression de nous occuper d’une belle créature en la dissimulant au gouvernement. Nourrir mon frère qui vit en ermite coûte vraiment cher pour nous qui vivons dans la réalité.  L’aide sociale, le salaire de ma mère, l’indemnité d’assurance de mon père, tout disparaît comme un rêve et n’est dépensé que pour des choses incompréhensibles qu’il achète en ligne.  
 Mon frère, qu’il le sache ou non, il ne dit rien. Il commande ce qu’il veut sans se soucier de nous. Et il s’enferme dans sa chambre.   
 ……Dès que j’ai fini de préparer le dîner, j’ai gardé une part pour ma mère et j’ai mis une autre part pour mon frère sur une assiette. L’assiette est chère et les baguettes laquées. J’ai attentivement arrangé le plat au soja et la salade de façon à ce qu’elles semblent bonnes. J’ai mis du riz et de la soupe miso dans les bols et je suis entrée dans la chambre de mon frère. Après avoir admiré sa tête pâle aux yeux fermés, alors qu’il était en train d’écouter de la musique, j’ai doucement mis le plateau sur la table. J’ai négligemment mis mon repas sur la table ronde de la cuisine, j’ai allumé la télé et j’ai commencé à dîner.  
« ……Nagisa. »   J’ai entendu une voix claire comme le son d’une clochette. J’ai levé la tête. Mon frère, qui utilisait des baguettes si élégamment qu’on ne pourrait croire que c’était le même repas que le mien, me souriait.   
« Nagisa.   
-   Oui ? »  
 Je me suis penchée en avant.  
« Quand tu auras fini le collège…… »  
 Le sourire de Tomohiko est devenu plus large.  
« Quand tu auras fini le collège, tu deviendras soldat ?  
-   Oui, je le deviendrai. »  J’ai hoché la tête.  
 J’ai tout à coup failli pleurer.
 J’ai hoché de nouveau la tête.  
« Je dirai aussi à mon professeur que je n’irai pas au lycée. Et je vais m'enrôler dans l’armée de défense.   - Il y a aussi des filles ?  
-   Récemment oui. J’ai demandé à l’armée de défense, elle m’a dit qu’il y en a cinq, qu’elles viennent toutes de cette ville. Leurs conditions de travail sont les mêmes que pour les garçons, on n’a pas besoin de diplôme, je serai toute de suite payée.  
-……payée ? »  
 Tomohiko a fait la grimace comme s’il avait entendu un mot vulgaire.  Puis il a hoché la tête.  
« C’est le truc que tu aimes, Nagisa. 
- Oui.  
-   La balle réelle.  
-   Oui…… »  
 J’ai avalé de la sauce soja et dit :   
« Frérot, je m’occuperai de toi toute ma vie.  
-   Oh. »  
 Tomohiko a souri avec élégance.  
…..Ni moi ni ma mère ni les amis de Tomohiko ne connaissons la raison pour laquelle il a soudainement refusé d’aller à l’école. Mais la seule chose que je comprends, c’est que Tomohiko qui était très populaire auprès des filles à cette époque-là avait eu quelques problèmes avec une fille qui était entrée par effraction dans sa chambre. Elle était très nerveuse, elle avait l’air bavarde et elle était folle de Tomohiko. Mais quelque chose s’est produit.  Depuis lors, cette fille n’est jamais revenue et Tomohiko n’allait plus nulle part.  
 Lorsque j’étais écolière, je l’ai rencontrée dans la rue. Dès qu’elle m’a vue, elle a souri et dit : Ah. Ensuite elle a ri avec ses amies en disant « C’est la sœur de Yamada. ». Elles ont ri et elles sont parties.  Quelque chose avait eu lieu. Ce n’était peut-être pas grand-chose mais on ne pouvait rien faire, c’est ainsi qu’une personne change.   
Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, si le temps peut résoudre son problème ou non, je ne sais pas non plus ce que je peux faire pour l’aider. J’imagine que Tomohiko lui-même ne le sait pas alors qu’il est très intelligent.  Pendant que je mangeais, il m’a demandé comment était ma journée à l’école, comme il le fait depuis trois ans. La seule chose qui liait Tomohiko au monde extérieur comme un fil très fin, c’était mes rapports avec les autres. Il imagine virtuellement mes journées à l’école et il les repasse encore et encore dans sa tête. Mais ce jour-là, je ne lui ai parlé de rien d’autre que de la nouvelle étrange, Mokuzu Umino.  
« Masachika Umino……? »  
Tomohiko a incliné la tête.  
« Ah, c’est lui. Le chanteur……  
- Oui. »  
 J’ai hoché la tête.  
 Si Masachika Umino était le plus connu de cette ville maritime minable, c’est parce que le groupe qu’il avait fondé quand il était lycéen avait débuté et avait eu du succès à Tokyo, même après qu’il a perdu sa popularité. Seul Masachika Umino continuait de paraître à la télé en tant qu’acteur. Récemment il jouait un rôle de yakuza dans un film. Il y avait une période où ses paroles excentriques, (paisible comme un cosmo etc) étaient nommées ‘’Le monde d’Umino’’ et les gens s’en amusaient. Mais il y a quelques années il a été arrêté pour possession de drogue, depuis lors il a disparu des écrans.  
 En bref, l’homme qui avait autrefois été populaire mais qui fut oublié de tous, c’est Masachika Umino.   
« Ah bon…… »  
 Tomohiko a hoché la tête puis il a souri très élégamment. Alors que j’étais en colère contre Mokuzu, il m’a dit :   « Elle est mignonne, hein.  
-   Quoi ? Comment ça ?  
-   Elle est, comment dire…’’une balle en sucre’’.  
- Eh ?  
-   Nagisa, tu voudrais tirer des balles réelles, n’est-ce pas ? Autrement dit, une force qui influence directement le monde, une force substantive. Mais ce que cette fille tire à tort et à travers, ce sont des balles fictives. »    Il a souri en relevant ses longs cheveux.   
« Il y a longtemps, un homme a tué une personne avec des balles faites de sel. Il a très fortement comprimé le sel et en a fait une balle. Il a tiré sur la victime à côté d’une cheminée. A un tel endroit, le cadavre s’est réchauffé. Le sel dans son corps a fondu sans laisser aucune trace.  
-   Hum…… »  
 Je me suis penché en avant.  
« Mais alors, ce type n’a pas été arrêté ? Mais s’il n’avait pas été arrêté, tu n’aurais pas pu connaître cette histoire. A-t-il été arrêté ? Quand ? Comment ? »  
 Tomohiko a haussé les épaules.  
« Un excellent détective est venu et il a deviné le truquage.   
-   ……Ah bon. »  
 J’ai été déçue. En jetant un coup d’œil sur la pile de romans policiers qui ne pourraient pas servir de balles réelles, je lui ai dit :  
« Ce n’est pas une histoire vraie.  
-   Ne fais pas cette tête, Nagisa. Tu dois apprendre à t’amuser des mensonges.   
-   Oui. Mais les mensonges de Mokuzu Umino m’énervent.  
-   Elle tire aveuglement des balles en sucre. Ce sont des balles qui fondent dans le corps. De ton point de vue, elles ne serviront à rien mais Nagisa….. »  
 Tomohiko a déposé ses baguettes d’une manière gracieuse.   
« C’était très bon. Merci.  
-   Je t’en prie. »  
 Dès que j’ai entendu sa voix nonchalante, j’ai soupiré et je me suis levée.   Et j’ai murmuré.  
« C’est comme un bonbon ?  
-   Oui, peut-être, Nagisa. »  
 Tomohiko a remarqué que je serrais les lèvres d’un air mécontent et il a étouffé son rire. Tout à coup, il a repris son air sérieux, il s’est mis un casque sur les oreilles et il a commencé à se concentrer sur son film. Une fermeture brusque mais j’y étais habituée. Sidérée, j’ai pris son plateau et je suis revenue à la cuisine.     
  
 
 
 Maintenant je marche.  
C’est le matin du 4 octobre.   
 Je monte un sentier loin du chemin menant au mont Nina.  
Le chemin est couvert de mousse, il y a des pierres dures par-ci par-là. Il y a également beaucoup de toiles d’araignée, cet endroit est affreux. J’ai mal aux jambes. J’ai glissé plusieurs fois sur la mousse et j’ai failli tomber. Je continue toujours à marcher.  
 J’ai un pressentiment. Je suis très inquiète.   
 La brume blanchâtre du matin brouille ma vue. Quelques instants plus tard, un vent froid s’est mis à souffler.  En marchant dans ce paysage……  Je me souvenais d’une chose.  
 …..Je n’arrive pas à croire qu’un mois seulement s’est écoulé depuis cet incident.   
 Le temps que je ne pourrais jamais récupérer.  
 Depuis un mois, elle continuait à tirer des balles en sucre.  
 
 
   
 Le lendemain et aussi le surlendemain, la conduite excentrique de la nouvelle, Mokuzu Umino, s’est fait remarquer. Je l’ai vue en train de faire quelque chose devant la statue d’une femme nue dans la cour. Plus tard, je me suis rendu compte qu’en réalité, elle lui parlait. De plus, elle ne lui parlait pas arbitrairement, il semblait qu’elle dialoguait avec la statue. Un autre jour, elle marchait dans le couloir en chantant une chanson bizarre.  
Une fois quand une alarme incendie a sonné, j’ai vu Mokuzu Umino s'enfuir d’un air gêné.  
 La mélancolie et la distraction de cette bourgeoise étaient incompréhensibles pour moi. De jour en jour, le nombre de filles qui parlaient à Mokuzu a diminué, en revanche, diverses rumeurs sur les  Uminos circulaient parmi les filles.  Après, quand il n’y a plus eu de filles autour d’elle, des garçons ont tenté de s’en approcher timidement. Quand ils lui passaient des feuilles ils en profitaient pour lui dire quelques mots ou ils lui disaient l’endroit où se trouvaient les balais.  Cela semble anodin mais j’ai vu quelques scènes où ils faisaient le maximum pour être proche d'elle.   Mokuzu ne leur parlait pas ou elle leur répondait des choses étranges ou encore elle ouvrait une porte différente alors qu’ils lui avaient indiqué la bonne porte…….C’était vraiment un sacré phénomène.  
 Lors d’une pause, l’air hésitant, mon voisin Kanajima m’a adressé la parole ;  
« Dis donc, Yamada.  
-   ……Quoi ? Tu veux regarder ma note de préparation ?  
- Oui. »  
 Il a pris ma note puis il a dit en copiant les éléments importants :   « Euh, non. J’ai effectivement besoin de ta note mais Yamada, tu t’entends bien avec elle, non ? »  
 J’ai cru qu’il parlait d’Eiko. Je lui ai dit :  
« Oui, c’est vrai. Mais pourquoi ? »  
 Comme il ne répondait pas, j’ai levé la tête. L’air mécontent, Kanajima gardait le silence.   
« ……Euh, qu’est-ce qu’il y a ?  
-   Avec toi et Umino, euh, peux-tu lui demander ? Euh, donc, comment dire…avec moi, tous les trois, ça te dit d’aller au cinéma ?   - Quoi ? Moi, Umino, Eiko et toi ?  
-   Eiko ? »  
 Nous nous sommes regardés pendant un moment.  
 J’ai enfin aperçu mon erreur.   
« Ah, tu parlais de Mokuzu Umino et pas d’Eiko ? Mais non, je ne m’entends pas vraiment avec elle. Je ne lui parle même pas.  
-   J’ai vu que vous rentriez toutes les deux ensembles.  
- C’est parce qu’elle m’a jeté une bouteille plastique. »  
 J’ai poussé un soupir.  
   
 En regardant la tête maussade de Kanajima, je suis aussi devenue ronchonne. Je lui ai dit :  
« ……Elle n’est pas vraiment mon amie. Ce serait mieux que tu demandes ça à quelqu’un de plus mondain. Eiko, par exemple.  -
Mondain ! »  
Il a étouffé de rire.  
« Hahaha, Yamada. Tu dis des trucs drôles parfois.  
-   Quoi ?  
-   Hahaha. »  
 Après avoir ri, il s’est tu. Et il ne m’a plus parlé de Mokuzu. Le cours a commencé, en prenant des notes, je me suis finalement rendu compte que Kanajima avait pris son courage à deux mains pour aborder ce sujet avec moi. J’ai eu mal à la poitrine. J’ai regardé son profil du coin de l’œil…… Ah, il dort. Je me suis sentie découragée.  
Je me suis ensuite retournée en arrière pour regarder Mokzuzu Umino qui était au fond. Elle mettait un portemine sur sa lèvre supérieure. Les lèvres saillantes, elle avait l’art incompréhensible de le tenir sans les mains. Sa tête était très rigolote. Dès que nos regards se sont croisés, gardant toujours la même tête, elle m’a fait un clin d'œil. Toute déconcertée, j’ai poussé un soupir.  
 Le troisième jour après l’arrivée de cette nouvelle, aussitôt que je suis sortie de la classe, j’ai traversé la cour pour me rendre à la cage aux lapins. J’ai entendu des bruits de pas léger derrière moi. La personne responsable de ces bruits semblait boiter. J’ai deviné aussitôt qui c’était, je me suis penchée sur la droite.  Une bouteille plastique d’eau minérale a effleuré le côté gauche de mon corps. Elle est tombée et de la poussière s’est soulevée.  
 J’ai regardé en arrière. Mokuzu Umino en pose de lanceur se tenait debout d’un air gêné.  
« ……Quoi ?  
-   Le mec au crâne rasé m’a demandé d’aller au ciné avec vous deux.   - Ah bon. »  
 J’ai cligné des yeux. Le fait que la tête de cette personne est rasée signifie qu’il est membre du club de base-ball. Il y en a quelques-uns dans ma classe mais c’était probablement Kanajima. J’ai murmuré encore « Ah bon. » en admirant son courage d’avoir adressé la parole à Mokuzu. « Vas-y sans moi. Ce qu’il veut, c’est un rendez-vous avec toi. »  Je voulais faire la tête ou plus simplement je m’en foutais. Je l’ai taquinée exprès de manière étrange.
En boitant, elle m’a suivi et m’a dit :  
« Mais il m’a dit ‘’tous les trois’’.  
-   Il n’arrivait pas à te demander d’y aller ensemble.  
-   Eh oui. Parce que toi et moi, nous nous entendons très bien. »  
 J’ai fait la grimace. Mokuzu hochait la tête comme si elle en était persuadée.  Autour de nous, qui traversions la cour, le bruit que faisaient les membres du club de base-ball, celui des garçons du club de foot qui couraient, les dribbles du club de basket et la musique venant d’un coin du bâtiment se mélangeaient.   
 J’ai senti un regard sur moi et j’ai levé la tête. Un des garçons du club de base-ball me regardait. Il joignait les mains comme s’il me suppliait de quelque chose. Était-ce Kanajima ? Je n’arrivais pas à le reconnaître avec son uniforme et sa casquette de base-ball.  Déconcertée, j’ai dit à Mokuzu : « Alors, allons-y tous les trois.  
-   Youpi !  
-   Mais qu’est-ce qu’on va voir ?  
-   Je ne sais pas. Le type au crâne rasé m’a dit qu’il achèterait des tickets pour trois personnes.  
-   Ah bon. »  
 Distraite, je me suis dit que Kanajima dépenserait tout son argent de poche. 
En marchant, j’ai demandé à Mokuzu qui ne se détachait pas de moi :  
« Dis donc, t’es une sirène ?  
-   Oui. »  
 Elle a hoché la tête.  
« As-tu déjà vu un film ?  
-   Non. », a-t-elle répondu brièvement puis elle m’a dit rapidement ;  
« Parce que j’étais toujours en mer. Les sirènes se sont dispersées partout à travers le monde. Je suis restée longtemps en mer de Chine. C’était amusant, pourtant je ne parle pas chinois. Je suis allée en Afrique aussi. Il faisait chaud là-bas. Mais tout le monde revient juste avant la tempête. Les sirènes reviennent toutes à l’occasion de cette tempête tous les dix ans et chacune pond un ou deux œufs. Et je suis l’unique ‘’ princesse’’ de ma génération. Parmi les œufs, il y en a un seul qui est rouge et c’est celui de la princesse. Faire éclore tous les œufs est son travail. Donc, si jamais je me trompe de quelque manière que ce soit, ils seront tous gâchés. En vérité, je n’ai pas le temps de visiter le monde des humains. Haha.  
-   ……J’en ai marre.  
-   Euh, mais je te raconte tout ça parce que tu m’écoutes.  
-   Je ne t’écoute pas. Bon. »  
 Mokuzu ne cessait de m’embêter mais je suis finalement arrivée devant la cage aux lapins. Tandis que je nettoyais l’intérieur de la cage, elle me regardait curieusement en se penchant sur la grille. Mais dès qu’on entendit un bruit sec et que quelques lapins blancs sortirent, elle a poussé un cri étrange.   J’ai levé la tête et je l’ai regardée. Mokuzu était pâle jusqu’aux lèvres, elle tremblait. Elle a tout d’un coup bu de l’eau minérale, et avait une respiration courte. Elle m’a dit ; 
« Qu’est-ce que c’est que ça ?  
- Quoi ? Ce sont des lapins.  
-   Qu’est-ce que tu fais avec eux ?  
-   Je m’occupe volontairement des animaux. Je nettoie leurs cages, je leur donne à manger.  
-   ……. »  
 Mokuzu est redevenue très calme. En me demandant ce qui lui était arrivé, j’ai regardé de nouveau son visage. Elle était collée à la grille comme une enfant, transperçant les lapins du regard.  
 « Quoi ?  
-   Connais-tu les ennemis des sirènes ?  
-   ……Bien sûr que non.  
- Ce sont les lapins.  
-   Pourquoi ? »  
 Elle a bu de l’eau à grandes gorgées.  
« Tu connais l’histoire du lièvre d’Inaba ?  
-   Oui. C’est la légende de cette ville. Le lapin essaie de duper un requin féroce pour traverser la mer, mais le requin se rend compte de son mensonge et il le dépouille, c’est ça ? Mais à ce moment-là, un Dieu apparaît et lui donne des médicaments……Et alors ?  
-   Ce requin féroce était en réalité une sirène. Notre ancêtre a eu l’expérience très désagréable d’être dupée par un lapin. C’est pour ça que le lapin est notre ennemi. Grrr. »    Mokuzu a grogné sur les lapins. J’étais stupéfaite. En l’ignorant j’ai sorti du foin, du chou et des carottes. Alors que je m’en occupais gentiment, Mokuzu me regardait comme si je faisais quelque chose d’incompréhensible.  
« C’est amusant ? 
-   Je ne sais pas.  
-   Nagisa Yamada s’occupe d’animaux. », a-t-elle murmuré.  
« ……T’occupes-tu d’autres animaux ?  
 ……N, non. »  
 Au bout d’un moment, je suis sortie de la cage. Le soir venait, la lumière orange du soleil couchant tombait sur la cour. C’était éblouissant.  Les membres du club de base-ball, de foot, de basket et de concerts étaient encore là.  
 Je me suis mise à marcher en balançant mon sac. J’ai passé les portes et marché sur un chemin campagnard. Mokuzu m’a suivi en boitant.  La mer qui s’étendait au-delà des champs prenait petit à petit une vive couleur violette depuis l’horizon. C’était le crépuscule. À cause de l’effet du soleil couchant, la couleur de la mer paraissait effrayante.   
 Je me suis dit que je devais rentrer vite et j’ai accéléré le pas. Pendant ce temps, la distance entre Mokuzu et moi se creusait petit à petit. Quand j’ai tourné à un coin, elle avait disparu.  
 Derrière l’horizon, le violet de la mer devenait de plus en plus intense, les vagues allaient et venaient.   
 La nuit du lendemain.  
 Ma mère est rentrée du travail en pleine forme. En me demandant « Quel est le dîner de ce soir ? », elle a jeté un coup d’œil à travers la porte de la chambre de Tomohiko comme à son habitude. Après avoir soupiré et enlevé ses chaussures, elle m’a tout à coup fredonné la chanson de Masachika   Umino ;  
« Je regardais la mer dans le ciel embrasé……»  
Surprise, je lui ai dit :
« Qu’est-ce qu’il y a ?  
-     Eh, quoi ? »  
 Je ne sais pas pourquoi mais ma mère était de bonne humeur. Elle a mis de la nourriture qu’elle avait reçu gratuitement de son supermarché dans le frigo. Dès qu’elle a vu le curry et l’oignon de Chine que j’avais mis sur une assiette, elle m’a dit :  « Tu savais que Masachika Umino est originaire de cette ville ?  
- Oui.  
-     J’ai entendu dire qu’il est revenu récemment. Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? On m’a dit qu’il compose et écrit des chansons. Ah, en plus il semble avoir un gros chien de race. Hum… »  
 Elle marmonnait toute seule. Après avoir fini la moitié de son curry, elle a levé la tête.  « Il a aussi une fille. Une très jolie fille qui ressemble à sa mère.  
-     …..Elle est dans ma classe.  
-     C’est vrai ? Comment est-elle ?  
-     C’est une cinglée.  
-     Es-tu son amie ? »  
 D’un air curieux, elle approchait sa tête de la mienne. Étant donné que j’étais en train de faire mon devoir à table, sa curiosité m’ennuyait.  
« Euh……  
-     Es-tu son amie ou pas ?  
-     Ce dimanche, je vais au ciné avec elle.  
-     Alors tu es son amie ! »  
 J’étais sûre que demain elle dirait fièrement à ses collègues :« Ma fille est une amie proche de la fille de Masachika Umino. » Ça me saoule.   Ma mère qui a fini son dîner s’est levée et est allée dans la salle de bain. J’ai fait la vaisselle et j’ai continué mon devoir. Après que ma mère est sortie de la salle de bain, je lui ai demandé par curiosité : « Masachika Umino, comment est-il ?  
-     Quelqu’un de bizarre ! », a-t-elle dit en riant. Puis elle s’est renfrognée.  
« Oui…..Il était vraiment unique.  
-     Tu le connaissais personnellement ?  
-     Il était mon aîné au lycée. Mais je ne le connaissais pas. Comment dire…..Excentrique ? Hum…… »  
 Ma mère a trouvé le journal du soir, et en l’étalant, elle a secoué la tête à plusieurs reprises.  
« Hum……Mais il est certain que ce n’est pas quelqu’un de très généreux. Ce serait fatiguant s’il était près de toi. Ce type de personnes est intéressant uniquement quand on les regarde de loin.   
-     Ah bon…… »  
 Le samedi de cette semaine.  
 Je suis allée au supermarché où travaillait ma mère. Je devais faire des courses. En pensant à des choses qui n’ont pas de rapport direct avec ma vie (acheter du riz la prochaine fois parce que mon sac est lourd. Espérer que les tomates seront bon marché, parce que c’est facile de faire une salade de tomates etc.), j’ai essayé de passer l’entrée du supermarché.  
 Soudain, un grand bruit a retenti. J’ai levé la tête, un homme grand et mince levait sa longue jambe et donnait un coup de pied à un chariot. Le chariot a roulé à grande vitesse, il est passé juste à côté de moi au niveau de l’entrée et il a heurté un mur en faisant un grand bruit. Après avoir tremblé, il s’est finalement arrêté.  Un gardien d’âge mûr est venu.  
« M, monsieur, avez-vous un problème ?   
-  Ce putain de chariot bouge pas ! »  
 Toute étonnée, j’ai contemplé cet homme maigre. Poussé par son coup de pied, le chariot bougeait très facilement tout à l’heure…..C’est vrai que l’équipement de ce supermarché était vieux et parfois difficile à utiliser mais ce n’était franchement rien.  
 L’homme a fait claquer sa langue et a dit ;  
« Je ne reviendrai jamais dans ce magasin !  
-  Monsieur…….? »  
 Distraite, je me tenais debout puis mon regard a croisé le sien.  
 Il était violent,   Détraqué quelque part,   Mais très vulnérable.  
Ses yeux émettaient un éclat désagréable. Ma poitrine s’est remplie d’un sentiment de rejet. Je me suis dit que je ne l’aimais pas, qu’il me faisait peur. Et je me suis rendu compte que je connaissais ce visage.  
 ……Ah.  
 C’était en fait Masachika Umino. Je regardais souvent ce visage à la télé.  
 Il était plus maigre, avait l’air plus violent que le chanteur Masachika Umino dans mes souvenirs. Seuls ses regards étaient plus perçants qu’avant.  
 J’étais pétrifiée. Il semblait qu’il avait cessé de s’intéresser à une collégienne inconnue, après avoir fait claquer sa langue, il est passé à côté de moi. Derrière lui……  Une fille……  
Elle marchait craintivement.  
Le bas de sa robe noire s’étendait doucement. La dentelle de sa poitrine la faisait paraître plus adulte. Les jambes blanches, fines, et ses petits genoux se montraient. Sa robe devait être celle d’une grande marque quelconque et chère. Elle portait aussi des mules d’un design délicat comme celles des adultes. Sa tenue était chic.  
 Peut-être qu’elle a senti mon regard, car elle a levé la tête.  
 Sur le visage de Mokuzu Umino, un sentiment d’étonnement et une sorte de désespoir se sont esquissés.   
 J’ai compris que c’était en réalité Mokuzu. Je me suis sentie désolée pour elle. Elle m’a quitté des yeux et elle est passée à côté de moi d’un pas rapide. J’ai senti son parfum frais et sucré. Elle a couru jusqu’à une voiture étrangère dans laquelle était brusquement monté son père mais il a fermé la porte et a crié quelque chose. « Toi ! Rentre à pied ! Je rentre tout seul ! »  
 En faisant un grand bruit, la voiture étrangère et voyante de Masachika Umino est partie en laissant sa fille.  
 La robe de Mokuzu qui restait debout s’agitait doucement.  
   
 Je l’ai regardée pendant un moment. En fin de compte, j’ai tourné les talons et j’ai essayé de l’ignorer et d’entrer dans le supermarché. À ce moment-là, j’ai entendu des sanglots derrière moi. J’ai finalement changé d’avis et je suis retournée en arrière.   Debout au milieu du parking, Mokuzu Umino éclatait en sanglots.  Elle était comme une enfant qui criait après avoir été grondée par ses parents.  
J’ai acheté une petite bouteille d’eau minérale à un distributeur à côté de l’entrée du supermarché. Avec cette bouteille, je suis allée au parking et je l’ai jetée dans le dos de Mokuzu. La bouteille s’est envolée puis elle a atteint son dos comme je l'avais prévu. Elle s’est retournée et après avoir frotté son dos, elle a pris la bouteille tombée à terre.  Elle a bu 500 millilitres d’eau d’un coup et a reniflé.  
 Ensuite, elle m’a transpercée du même regard que quand j’avais vu les dessous de sa jupe le premier jour. Elle a ouvert la bouche. 
« Meurs.  
- ……Je ne meurs pas. Ferme ta gueule.  
- Alors, deviens mon amie.  
-   T’façon, demain on va au ciné.  
-   ……Ça te dit d’y aller ensemble en laissant le rasé ?  
-   Il s’appelle Kanajima. Tu dois retenir son nom. Et je ne veux pas le laisser tout seul. Sinon, il sera triste.  
-   Zut ! »  
 Mokuzu et moi sommes restées debout pendant un petit moment au milieu du parking. Mais il semblait que nous gênions des voitures qui entraient. Nous nous sommes déplacées vers l’ombre de l’entrée et nous nous sommes assises par terre.  
« L’homme de tout à l’heure, c'est ton père ?  
-   ……. »  
 Mokuzu ne m’a pas répondu.  
« T’es venue pour acheter quoi ?  
-   Une serpe.  
-   ……Une serpe ? », ai-je dit d’une voix étrangement aiguë.   
« On n’a pas le temps.  
-   Mais qui va utiliser une serpe ? Pourquoi ?  
-   Mon père va l’utiliser pour démembrer un cadavre.  
-   ……Ah bon. »  
Je me suis gratté la tête. Je ne pige rien. Euh, ah, mais……  
« Alors c'est ton père.  
-   …….  
-   Masachika Umino.  
-   ……O, oui. »  
 Mokuzu l’a admis à contrecœur.  
Un silence s’est abattu sur nous.   
 Après avoir longuement réfléchi, comme si elle allait me livrer un secret important, elle a approché ses lèvres fades de mon oreille.  Et elle a murmuré ;  
« J’aime beaucoup mon père.  
-   Ha !  
……Quoi ? Pourquoi tu dis ‘’ha’’ ?  
- Je ne sais pas.  
-   Aimer, c’est un désespoir. Tu ne penses pas ?» Je n’ai pas compris ce qu’elle m’a dit.  
 Le vent tiède de la fin de l’été a soufflé.  
 J’ai senti un regard venant de la caisse du supermarché à travers la vitre.  J’ai tendu le cou, ma mère me regardait tout en s’occupant des clients. Elle communiquait grâce à l’expression de son visage ; Nagisa, que fais-tu ici ? Il fait chaud aujourd’hui, hein ? 
…..Ah, qui est cette fille ? Elle est très jolie. Ah, c’est elle, la fille de Masachika Umino ? Laisse-moi la regarder. Zut, j’ai trop de clients et je ne peux pas sortir. Tu ne peux pas l’amener jusqu’ici ? Non ?   Froide.  
 En gros, elle me disait ça. Mokuzu a aperçu mon regard et elle a aussi levé la tête. Elle a trouvé la caissière qui faisait une drôle de tête et s’est mise à rire. Pendant un moment, elle a comparé ma tête et la sienne.  
« Tu lui ressembles !   
-   ……..  
-   C’est ta mère ?  
-   …….O, oui.  
-   Elle semble être une mère ordinaire. », m’a-t-elle dit d’un air admiratif.  Par ces mots, j’ai compris que la mère de Mokuzu Umino ne semble pas être normale.   « Et ta mère ?  
-   ……Elle est à Tokyo. 
- Ah ouais ?  
-   Elle n’est plus du tout populaire. Elle n’apparaît que dans des navets.  
-   Ah bon……  
-   Ah, elle a joué aussi le rôle de la deuxième victime dans une série à suspense récemment. »  
Alors, elle doit être vraiment impopulaire, me suis-je dit. D’un visage vraiment haineux contrairement à celui qu'elle avait quand elle parlait de son père, elle a ajouté ;  
« C’est une salope.  
-   Pourquoi ? 

- Parce qu’elle n’est plus du tout populaire. Elle est désespérée. En plus, elle n’est plus jeune. Elle était jadis une belle femme mais au visage fissuré aujourd’hui.   
D’ailleurs elle a abandonné son mari.  
-   Pourquoi elle l’a quitté ?  
-   Elle dit qu’il est fou.  
-   …….Hum.  
-   Ma mère et moi, nous nous sommes disputées et j’ai gagné. C’est pour ça que je suis avec mon papa. Personne d’autre ne peut vivre avec lui. »  Le vent a soufflé.   Ce vent tiède a fait trembler la jupe de Mokuzu. Le bas a flotté et j’ai vu de nouveau ses cuisses blanches. Sur sa peau se dispersaient toujours de multiples traces de coups de poing de couleur violette, verte et rose sombre.   
Elle s’est rendu compte que je les regardais et elle m’a dit de nouveau ;   
« Meurs. »  
 Mais je ne lui ai pas répondu.   
 Dès que je me suis levée, elle m’a suivi lentement.  
« Si tu veux acheter une serpe, il faudrait que tu ailles à un autre magasin. Un magasin qui vend des outils agricoles et du bois.  
-   Comme Hands ?  
-   Qu’est-ce que c’est que ce ‘’Hands’’ ?  
-   Euh, c’est un grand magasin. »  
 Je lui ai dit le nom du magasin qui vendait des serpes et qui se situait sur le chemin de retour. Elle m’a pourtant répété qu’elle ne comprenait pas. J’ai décidé d’acheter de la sauce soja, des tomates et du poulet plus tard, et j’ai amené Mokuzu à ce magasin.  
 Après avoir cherché parmi les peintures, les tuyaux et le bois, nous avons enfin trouvé des serpes. Il y avait plusieurs tailles mais Mokuzu a choisi la plus grande sans aucune hésitation. Elle coûtait très chère mais à la caisse Mokuzu a brutalement sorti une carte.   Le nom de son père « Masachika Umino » était marqué dessus, elle était dorée. C’était la première fois que je voyais une carte dorée.  
Huuuuum…… Mokuzu qui a fait un tel achat sans réfléchir, a porté la serpe sur son dos. Avec les jolies mules qui l’embêtaient pour marcher, elle s’est mise à chanceler.  Le soleil était éblouissant.  
 Le mont Nina semblait être plus grand que d’habitude. Le soleil tapait fort. Les épis de riz étaient bleus et touffus, le vent qui soufflait de temps à autre écrasait une partie du champ et en fonçait la couleur. Comme si un titan invisible laissait des traces, la couleur changeait par ci, par là.  
 En essuyant la sueur sur son front avec sa main, elle m’a dit :
« Que fait ton père ? »  
 J’ai hésité un instant. Et je lui ai dit faiblement ;   «……Il est mort. »   
 L’air intriguée, Mokuzu inclinait sa tête.  
« Il est mort il y a dix ans. Mon frère a épuisé l'argent de l'assurance il y a trois mois et c’est pour ça que j’ai décidé de travailler au lieu d’aller au lycée.  
-   Il y a dix ans……? », m’a-t-elle demandé en chancelant.
« La tempête a aussi eu lieu il y a dix ans.  
-   …….Oui, donc, c'est à cause de cette tempête.  
-   C’est-à-dire ?  
-   Il prenait un bateau. Il était pêcheur. Ici, pas mal de gens deviennent marins après les études à l’institut océanographique. C’était aussi le cas de mon père. Alors que la météo disait qu’il ferait beau, une tempête qui n’apparaissait pas sur la carte s’est levée, beaucoup de bateaux ont chaviré. Et il est mort.  
-   Comment il s’appelle ?  
-   Eiji Yamada……Pourquoi ?   
-   Ah, je le connais. », a-t-elle dit nonchalamment.   
 J’ai eu un mauvais pressentiment.  
 Je ne voulais pas qu’elle profite de ma famille par ce mensonge, d’après le terme de Tomohiko ‘’la balle en sucre’’. Ça me faisait mal. Et ce sentiment se transformait en colère. Mais Mokuzu a facilement transgressé cette règle. D’un ton insouciant, elle a continué ;  
« Je l’ai vu au fond de la mer. Il avait l’air heureux. Entouré de piles de trésors et de belles femmes, il s’amusait sans s’inquiéter de ce qui se passait sur terre. Tous les marins morts en mer sont comme ça. Ils sont heureux. C’est bien. »  Je me suis tue.   Mokuzu marchait toujours à ma gauche. À ce moment-là, un camion est  passé sur ce chemin non revêtu. Je me suis penchée à droite et je lui ai dit ;  « Ferme ta bouche, s’il te plaît.  
-   Il s’amusait à danser et à boire. La mort, ce n’est pas quelque chose de triste. Donc, reprends tes forces, Nagisa Yamada. Et….   
-   Tais-toi !   
-   La vie au fond de la mer est joyeuse, les sirènes sont toutes gentilles. De plus… »   Alors qu’elle faisait la sourde oreille, elle n’arrêtait pas de me bredouiller obstinément toutes ces choses.  
 Au bout du compte, nous sommes arrivées à un embranchement. Sans se rendre compte de ma mauvaise humeur, elle m’a dit : « Merci pour la serpe, Nagisa Yamada.  
-   …….  
-   À demain. »  
 Elle m’a fait un grand signe de la main puis elle est partie, toujours en chancelant.    Je regardais son dos avec un sentiment amer.  
-   À ce moment-là, je ne savais pas encore que c’était le dos d’une pauvre fille qui portait une grosse serpe pour démembrer un cadavre plus tard.  
 Le lendemain, le dimanche, quand je suis arrivée à l’arrêt de bus sur le chemin campagnard à treize heures, seul Kanajima était là ; il était assis d’un air ennuyé.  
Kanajima et moi avons attendu Mokuzu sans vraiment nous parler.  
 Mokuzu n’est pas venue.  
 Vingt minutes après l’heure qu’on avait fixée, Mokuzu est arrivée d’un pas nonchalant sans avoir l’air de se presser. Elle m’a fait un signe de la main en buvant de l’eau minérale. Kanajima était apparemment soulagé. Elle ne semblait pas s’y intéresser. En fixant son regard sur moi, elle m’a adressé un sourire : « J’ai t'ai trouvée Nagisa Yamada ! »  
 Le bus qui nous amènerait au centre-ville est arrivé au bon moment. On aurait pu y aller à pied ou en vélo, toutefois Kanajima avait proposé de prendre le bus ce jour-là. Marcher longtemps ou prendre le vélo semblait pour lui hors de question. Nous sommes montés dans le bus qui venait du fin fond de la chaîne de montagne Chûgoku et chacun de nous a pris son ticket.  
 Une fois que le bus a démarré, le mont Nina qui remplissait la fenêtre s’est éloigné rapidement. La mer qui s’étendait devant nous s’approchait petit à petit. Nous nous sommes mis sur le siège large du fond. Mokuzu au centre, Kanajima s’est assis à gauche, et moi à droite.  
 Mokuzu ne cessait de tourner et retourner son ticket chiffré en le transperçant du regard.
Kanajima était tendu. J’ai commencé arbitrairement à lui enlever des points en pensant cela : il est trop pétrifié, alors que c’est un badin quand il est à côté de moi à l’école.
Ce serait mieux qu’il soit comme d’habitude.  
 Vu que Mokuzu ne quittait pas des yeux son ticket, Kanajima lui a dit ;  
« Qu’y a-t-il ? » Elle l’a ignoré et m’a dit :   
« C’est quoi ça ?  
-   ……C’est un ticket.  
-   Pourquoi un ticket pour le bus ? »  
 Mon Dieu……  
 D’après les informations que Kanajima et moi avons tirées de Mokuzu suite à bien des efforts, il semblerait que le bus que Mokuzu connaissait – elle a dit le bus ‘’Vagues de la mer’’ mais en réalité c’est sans doute l’autobus circulaire de Tokyo – avait un tarif unique quels que soient les trajets, et les passagers devaient régler à la montée. Nous avons poussé un soupir d’admiration.   
C’était un choc culturel. Kanajima m’a dit :   
« C’est parce que le bus urbain ne vient pas de la montagne.  
-   ……Ça doit être ça. »  
 Le bus de cette ville venait d’un village isolé qui se situait en haut de la chaîne de montagne Chûgoku. Les personnes qui montent à l’arrêt de départ sont dans le bus plus longtemps que les autres, alors, c’est injuste si le tarif est le même que pour ceux qui sont montés en ville. C’est ce qui explique l’écart des tarifs de deux cents yens à mille cinq cents yens. Comme nous étions montés à un endroit non loin de la ville, notre tarif était environ trois cents yens. Et pour prouver à quel arrêt on était monté, il fallait prendre un ticket chiffré et le rendre quand on payait à la descente.  
Nous sommes finalement arrivés aux alentours du cinéma devant la gare.  On descend !  Dès que Kanajima et moi nous sommes levés et dirigés vers la porte de devant, Mokuzu s’est aussi précipitamment levée et elle nous a suivis en boitant. Nous avons payé et nous sommes descendus. Quand nous nous sommes retournés, Mokuzu était en train de montrer quelque chose au chauffeur.  
 C’était quelque chose de semblable à une carte d’étudiant. Pour une raison inconnue, le chauffeur a retenu son souffle un instant, puis il a hoché la tête. Après avoir payé, pendant que Mokuzu descendait, ce chauffeur d’âge mûr regardait fixement son dos. Elle descendait les marches en faisant trembler ses épaules. Quelques instants plus tard, alors que nous l’attendions distraits, il s’est aperçu de notre présence et s’est mis tout à coup en colère.  
« Elle est votre amie, hein ! Aidez-la ! »   
Q…..quoi ?  
 Tout étonnés, Kanajima et moi nous sommes dévisagés. Nous ne comprenions rien. Le chauffeur, qui était devenu complètement rouge de colère a lancé la flèche du Parthe : « Les jeunes de nos jours sont terribles ! ». Puis il a violemment fermé la porte et le bus est parti.  Tandis que nous regardions le bus s’éloigner avec étonnement, Mokuzu semblait s’en ficher. Elle a imité le chauffeur : « Les jeunes, de nos jours, sont terribles ! » et elle a éclaté de rire toute seule.  
   
 Le cinéma était désert. J’avais l’impression qu’il y avait surtout des personnes âgées. Plus tard j’ai su qu'au programme de ce jour il y avait un nouveau film d’action hollywoodien avec plein d’explosions et un vieux film noir français qui les rendait sûrement nostalgiques.   
 Sitôt que le film d’action a commencé, Mokuzu s’est profondément endormie. Elle s'est vraiment endormie en un clin d’œil. Pour ma part, c’était l’œuvre de Kanajima, de plus, comme je ne pouvais venir au cinéma que très rarement, je me concentrais sur l’écran avec ardeur. Mokuzu était assise à ma gauche et Kanajima était assis à côté d'elle. Il semblait indifférent vis-à-vis de Mokuzu qui dormait. En mangeant du popcorn, il était fasciné par ce film plein de paillettes. Un peu plus tard, après que le premier film s’est terminé et que le vieux film à suspense a commencé, contrairement à tout à l’heure, Kanajima a poussé un faible soupir puis il a perdu connaissance comme une bête féroce qui a reçu une balle anesthésique.   
Mokuzu s’est réveillée en remuant et a gémi ; « Ah. »  
« Dis donc, Nagisa Yamada. Cette femme qui erre, elle est belle.  
-   C’est Jeanne Moreau. 
-   Qui ?  
-   Une vieille actrice française. Mon frère connaît bien.  
-   Pourquoi elle a l’air gênée ? »  
 Je lui ai résumé l’histoire jusque-là, et à ma grande surprise, elle a manifesté une certaine curiosité et a hoché la tête à plusieurs reprises.  
« …….Sérieux ? 
-   Chuuut !   
-   Elle est enfermée dans l’ascenseur ? Comment elle peut sortir ? 
-   Elle ne peut pas. 
-   Lourdaude.   
-   Elle n’est pas lourdaude. Alors si tu étais à sa place, comment tu pourrais en sortir ?  
-   Eh, c’est facile ! »  
 En regardant l’écran avec admiration, Mokuzu a murmuré faiblement. « Je suis une sirène.  
-   Tu recommences.  
-   Les sirènes peuvent se transformer en écume. Et donc hop ! Je deviendrais une bulle et je sortirais. De la même manière, je peux m’enfuir d’une pièce fermée. Je pourrais jouer avec la police parce que je suis toujours libre. Hi, hi. »  
 J’ai ignoré cette connasse et j’ai continué à regarder le film. Mokuzu était gonflée. Parfois elle me poussait du doigt.  
« ……Arrête.  
-   Tu ne me crois pas ?  
-   Bien sûr que non. Personne ne peut sortir d’une pièce fermée.  
- Ah bon ?  
-   Mon frère me l’a dit.  
-   Bon, peut-être que ton frère a raison, mais il s’agit uniquement d’humains, non ? »   Mokuzu a répété son mensonge avec fierté.   
   
 On est sorti du cinéma, Kanajima qui s’était profondément endormi tout à l’heure a dit du premier film : « C’était super intéressant ! » et il a dit pour le deuxième : « J’ai bien dormi ! ». Ensuite nous nous sommes reposés au café. Tandis qu’il nous expliquait son programme pour la journée -on allait ensuite aller à pied à la plage-, Mokuzu et moi nous disputions sur un sujet qui semble tellement ridicule quand j’y repense calmement : une personne peut-elle sortir d’une pièce fermée ? 
« Je peux disparaître !  
-   C’est impossible !  
-   Je te jure que je peux ! »  
 Stupéfait, Kanajima se grattait la tête.  
« Moi, je m’en fiche…… »  
 Mokuzu s’est mise à marcher toute seule, elle a agité largement ses bras et bu de l’eau à grandes gorgées. Elle a continué à parler vigoureusement. 
« Je te promets, je peux devenir une bulle. Parce que……   - Alors montre-moi.  
-   O…..oui. »
 Elle a hésité un instant.  Puis elle s’est reprise :  
« Alors, la semaine prochaine….. 
-   Non. Maintenant, tout de suite. 
- Eh ?  
-   Tu m’as dit que tu pouvais. »  
De mauvaise humeur, je l’ai défiée. Elle serrait fermement les lèvres mais quelques instants plus tard, elle a hoché la tête :  
« ……Oui ! »  
 Et elle nous a demandé de la suivre.  
 Nous avons marché lentement sur le chemin que l'on avait fait en bus. Nous étions silencieux tous les trois. De temps en temps, un camion-benne nous dépassait en tremblant. De la bouse mélangée à de la paille avait été écrasée et elle recouvrait finement l’asphalte. Les rayons du soleil de l’été étaient éblouissants. Dans les environs d’un beau quartier résidentiel, quelques voitures qui avaient l’air luxueuses passaient.   En fin de compte, nous sommes arrivés devant une grande maison blanche située dans ce quartier. C’était une maison sans décor ressemblant à une pierre découpée et carrée. Je ne sais pas si c’est ce qu’on appelle le style moderne. Les fenêtres étaient toutes petites et elles étaient toutes en haut. Devant la maison, il y avait une haie vive plutôt petite, des fleurs de fraisiers s’épanouissaient fièrement.   « C’est quoi, ça ?  
-   C’est chez moi. »  
 Kanajima a murmuré discrètement :   « Mon Dieu »  « Et alors, c’est donc la maison de Masachika Umino ? Mon Dieu !  
- Je vais disparaître dans cette maison.  
-   Comment ?  
-   En me transforment en écume. »  
 Ennuyée, j’ai poussé un soupir. J’ai regretté de m’être disputée avec elle.   Mais elle semblait s’amuser. Elle a dit en regardant sa montre :  
« Exactement une minute après que je serai entrée dans la maison, je vais devenir une écume et disparaître, pour prouver que je suis une sirène authentique.  
-   Hm…… »  
Elle a approché sa tête de la mienne et m’a murmuré :  
« Au premier arrêt de bus dans une demi-heure.   
-   ……Quoi ?  
-   Je vais t’attendre. »  
 Mokuzu a jeté de nouveau un coup d’œil à sa montre puis elle s’est mise à marcher vers le perron, pas à pas. Une fois arrivée, elle a ouvert la grande porte blanche. C’était vers le soir mais il faisait encore chaud. Nous étions debout sous les forts rayons du soleil. Il m’a semblé qu’il était cinq heures.  
 J’ai entendu la sirène de la mairie au loin. La porte s’est fermée.  Kanajima et moi, nous nous sommes dévisagés.  Nous avons naturellement regardé nos montres.  
 Une minute s’était écoulée.  
……J’ai cru avoir entendu un bruit imperceptible. Nous nous sommes regardés de nouveau. 
 « ……Hé, comment on peut vérifier ?  
-   Je ne sais pas. »  
 Je me suis craintivement approchée de la porte des Uminos, j’ai frappé à la porte avec réserve.  Personne ne venait.  
 L’air gêné, Kanajima m’a dit :  
« Elle croit donc que ça peut être la preuve ? C’est une gamine ou quoi.  D’ailleurs, elle clame toujours qu’elle est une sirène, j’en ai marre de cette folle. 
- Mais tu en es amoureux.  
-   J’sais pas moi. Peut-être que non. », a-t-il murmuré d’un air ennuyé.  
« Elle m’énerve de plus en plus, a-t-il dit.  
-   …....Enfin ? C’est pour ça que tout le monde l’évite. »  
 J’ai discrètement sonné à l’interphone mais personne ne m’a répondu. J’ai appelé plusieurs fois mais le résultat était le même. Je m’énervais de plus en plus et j’ai crié :  
« Hé, Mokuzu Umino ! Tu m’entends ? Reviens, s’il te plaît ! »  J’ai tendu ma main vers la poignée, la porte s’est ouverte.  
 Le regard de Kanajima s’est arrêté au seuil. J’ai inconsciemment suivi son regard.  « Ah……? », ai-je murmuré.  
 Sur le seuil, il n’y avait aucune chaussure.  
 J’ai regardé Kanajima.  
« Elle est entrée dans la maison avec ses chaussures ? m’a-t-il dit. 
- Je, je ne sais pas. »    
 Il y avait un vase contenant des fleurs dans l'entrée. Elle était déjà si spacieuse qu’on pourrait y vivre. Un grand couloir brillant s’allongeait vers le fond. Kanajima et moi avons crié : « Umino ! », « Hé, Mokuzu ! ». Après avoir doucement enlevé nos chaussures et dit : « Bonjour », nous avons avancé dans la maison. Il y avait une grande cuisine, dans le salon étaient posés une immense télé et un piano. Une bouteille de liqueur occidentale était sur le comptoir.   
-  Personne n’était dans cette maison.  
 Il semblait qu’il n’y avait pas de porte de service, on pouvait passer uniquement par la grande porte de tout à l’heure. Les fenêtres étaient toutes fermées à clé de l’intérieur.
Je n’ai pas trouvé de sous-sol. Kanajima a même examiné le toit et a murmuré d’un air intrigué : « Elle n’est vraiment nulle part. » et il est resté debout.  
 Je suis allée dans la salle de bain et j’ai senti une odeur étrange. Elle m’a rappelé celle des poissons. C’était une odeur de pourriture semblable à celle que je sentais au marché.    Dans la baignoire était posée une serpe.  
 C’était la grande serpe qu’on avait achetée ensemble la veille.  
 Kanajima est aussi venu. Il l’a trouvée et a dit :  
« C, c’est quoi ce truc ?  
-  Je ne sais pas. »  
 Kanajima a fait une grimace pleine de dégoût puis il est sorti dehors. Au moment où j’ai essayé de le suivre, j’ai aperçu quelque chose de rouge et sombre qui était collé dessus et je me suis arrêtée.  Je me suis agenouillée pour observer cette chose collée. « ……Du sang ? »  Oui, c’était en effet du sang.  
 Distraite, j’ai levé le regard et j’ai réfléchi.   
 Mais la réflexion ne m’a menée nulle part.  





 Je suis sortie de cette maison blanche qui n’était pas fermée à clé alors que personne n’était là ; Le vague à l’âme, j’ai dit au revoir à Kanajima qui ne semblait pas comprendre cette situation comme moi.
 Au moment où j’ai commencé à me diriger chez moi, je me suis souvenu tout à coup de ce qu’elle m’avait dit. Je me suis mise à marcher vers l’arrêt de bus auquel elle m’avait dit qu’elle m’attendait. Les épis de riz vifs agités et la mer d’un bleu sombre. L’asphalte durait à l’infini. L’arrêt de bus légèrement penché était là.
 Là-bas……,
 Mokuzu…….,
 Était assise.
 Je m’en suis rapprochée nonchalamment, elle a levé sa tête et m’a dit d’un air joyeux :
« Yo ! …….Mais tu es tard !
- Je te cherchais.
- Hi, hi.
- ……Dis donc, comment as-tu fait ? »
 Mokuzu riait toute seule d’un air heureux. Le vent a soufflé, et a agité ses cheveux noirs et lisses. Ses gros yeux étaient fixés droit sur moi. Elle a continué candidement :
« Le rasé, il est rentré ?
- Oui. Il faisait une drôle de tête.
- Alors, ça te dit d’aller quelque part ensemble ?
- …….Pourquoi. Je rentre chez moi. L’objectif d’aujourd’hui, le rendez-vous de toi et Kanajima s’est terminé. »
 Mokuzu est devenue si déçue que cela m’a surpris.
« Pourquoi. Alors qu’on a réussi à semer le rasé.
- Eh ? Dis, tu as fait ça pour le semer ? »
 Elle ne m’a pas répondu. Elle avait l’air gênée. Peut-être qu’elle s’est aperçue de ma colère, elle a fait la moue et a dit :
« P, parce que…….
- Tu ne le prends pas en pitié ?
- Mais moi, je lui ai dit oui parce qu’il m’a dit que Nagisa Yamada viendrait aussi. Il doit déjà comprendre ça. De plus, je ne pense pas que j’avais l’obligation de le satisfaire. »
 Tout à coup, elle a fait le raisonneur : ce qu’elle m’a dit me semblait à la fois raisonnable et arbitraire. Je ne savais plus quoi répondre et je me suis pris la tête entre les mains. En même temps, l’antipathie envers elle surgissait en moi. Je ne pouvais plus m’arrêter. En colère, je lui ai dit :
« J’en ai marre de toi. Tu ne fais que mentir, les sirènes, la pièce fermée…..
- Je, je n’ai pas menti ! »
 Le visage sérieux, elle m’a répliquée. J’ai senti dans son regard quelque chose de tendu auquel je ne devais pas lâcher ma garde et j’ai fermé ma bouche.
« Je n’ai pas menti. C’est normal qu’il y ait beaucoup de monde qui ne me croient pas mais au fond de la mer du Japon, il y a réellement une commune de sirènes et je suis leur princesse. Je vis dans un monde des humains en ce moment mais…..mais je ne mens pas. Je ne mens pas !
- …….Si, tu mens. Arrête, s’il te plaît.
- Tu te trompes. Tout à l’heure, j’ai disparu en me transformant en une écume. Exactement une minute plus tard après que je suis entré dans la maison. Parce que je mets une minute pour devenir une écume. C’est ainsi que j’ai disparu. Je ne mens pas.
- Tu ne fais que mentir. Mokuzu Umino est une sale mythomane !
- Nooon ! »
 De ses yeux noirs, elle a commencé à verser des larmes, la salive ou de l’eau minérale coulaient de sa bouche.
« Pourquoi tu ne me comprends pas ? Je ne mens pas, tout est vrai.
- Hier aussi, tu m’as dit des trucs bizarres, que tu cherchais une serpe parce que…… »
 Au moment où j’ai émis le mot ‘’serpe’’, son visage fut tendu.
« Parce que ton père voudrait faire un cadavre démembré. Pourquoi tu essaies toujours de faire des mensonges choquants ? T’es ridicule. C’est à ce point que tu veux attirer l’attention des gens ? En réalité, tu as déjà réussi. Tu te fais remarquer, tu es isolée et moquée par tout le monde.
- Euh, euh, euuuuuuuuh………. »
 Mokuzu s’est mise à gémir.
« Euh, je ne mens pas. Euh……… »
 En versant de grosses gouttes de larmes :
« J, je ne mens pas.
- Alors où est ce cadavre démembré ? Si c’est vrai, c’est un meurtre. Ton père sera arrêté, n’est-ce pas ? Ah, ou c’est toi qui a tué quelqu’un et ton père a dû cacher le cadavre pour toi ? Ou……. »
 Je me chauffais. Je n’étais pas tout à fait comme moi. Ce n’était vraiment pas moi. Aujourd’hui je n’ai trouvé aucune balle. Attrapée dans un monde plein de sucre de Mokuzu Umino, je semblais détraquée. Je me montais la tête, j’ai énuméré toutes les possibilités que je pouvais suggérer pour devancer ses mensonges.
« …….Ah, oui. Tu as un chien, n’est-ce pas ? Un gros chien. Celui qui a été tué est ce gros chien et pas un homme ? L’assassinat d’un chien ne sera pas une affaire, on a juste le risque d’être arrêté pour les services sur animaux. Mais c’est beaucoup moins grave par rapport à un meurtre. C’est ça, non ? Celui qui a été démembré est ce chien. Ou……
- Oui. »
 Mokuzu m’a dit sèchement.
 J’ai fermé la bouche.
« ……ha ?
- Je t’ai dit que oui. »
 Elle a indiqué le mont Nina du doigt. Le vent a soufflé et a agité les bas de nos jupes.
« Mon papa a tué Pochi qu’on affectionnait tant.
- …….Pourquoi ?
- Euh, il l’a battu avec un bloc de pierre.
- …….
- J’imagine que papa ne pensait pas qu’il serait mort. Parce que c’est un gros chien. Mais en réalité, il a épuisé toutes ses forces et il est mort. Puis papa a beaucoup pleuré. Il m’a proposé de faire sa tombe sur la montagne. Mais c’était difficile de le porter, on a acheté une serpe et on l’a découpé en quatre. Hier soir, nous sommes allés au mont Nina pour le jeter. Papa a écrit une lettre pour Pochi. ‘’Au revoir, Pochi.’’ Donc….. »
 Alors qu’au début elle parlait d’une voix monotone, au fur et à mesure, elle s’animait et devenait éloquente. Au final, elle a commencé à me raconter en agitant largement ses bras. J’en avais marre, je lui ai tourné le dos et je me suis mise à marcher. Je devais préparer le dîner chez moi.
 Elle a couru pour m’attraper. Le bruit sinistre que faisaient ses pas boîtant s’approchait.
« Je ne mens pas, Nagisa Yamada. »
 Je me suis arrêtée.
« ……Vraiment ?
- Oui.
- Tu me promets ?
- Oui.
- Si c’est un mensonge, tu me jures que tu ne mentiras jamais ?
- Euh……. »
 Mokuzu a hésité.
« ……O, oui.
- Alors, allons-y. »
 J’ai tourné les talons. J’ai commencé à marcher vers le mont Nina. Mokuzu a agité ses mains comme si elle paniquait :
« On va où ?
- Au mont Nina, pour voir la tombe de Pochi.
- N, Nagisa Yamada……
- Tu m’as dit que tu ne mentais pas. », ai-je dit fort d’un ton tranchant.
 En traînant Mokuzu qui manifestait fort son mécontentement, nous sommes entrées dans l’itinéraire d’excursions à pied du mont Nina. Mokuzu pleurnichait au début, dès qu’on s’est enfoncé dans la montagne, elle a commencé à pleurer.
« Noon !
- Pourquoi ? C’est le chien que tu aimais, non ?
- Je ne veux pas voir !
- Moi non plus……s’il est vraiment là. »

 Et maintenant, je monte le mont Nina que je suis allée avec Mokuzu à ce jour-là.
 C’est le matin du 4 octobre –
 Je me souviens de Mokuzu Umino épuisée, qui me suivait les larmes aux yeux.
 À ce moment-là, je m’énervais pour une raison incertaine. Je plainais Kanajima dont elle ne retenait toujours pas le nom et qu’elle l’appelait ‘’le rasé’’. Mokuzu qui marchait derrière moi en pleurant m’a dit : « Je vois. Tu es amoureuse de ce rasé. J’ai raison, non ? Nagisa Yamada. » et ça m’a encore énervée inutilement. La maison blanche et splendide des Uminos était aussi l’une des causes qui m’irritait. J’étais indignée contre Mokuzu qui n’avait aucune balle, contre moi qui étais impuissante devant elle.
 C’est ainsi que je l’ai traînée et monté cette montagne……

« Nagisa ? »
 La personne qui marche à côté de moi s’est aperçu de mon visage totalement pâle et m’a adressé la parole.
 Dans la brume matinale, son apparence disparaissait et surgissait. La brume blanche nous couvrait tel un voile fin puis nous libérait.
« Ça va ? Nagisa. »
 Cette personne m’a murmuré. Je me suis efforcée de hocher la tête.
« …….O, oui.
- Tu veux qu’on se repose un peu ?
- Non, ça va. », ai-je dit en secouant la tête.
« ……En plus, j’aimerais vite confirmer, je veux savoir.
- D’accord. On y va. »

 Le matin du 4 octobre –
 Je monte le mont Nina maintenant.

« Dis donc, ton frère est-il comment ? »
 Un certain moment plus tard depuis que nous nous sommes mis à gravir le mont Nina, en glissant de temps en temps sur la mousse mouillée et criant sur des toiles d’araignées, mon nouvel amie incompréhensible, Mokuzu Umino s’est reprise, elle est devenue tranquille, puis elle a bizarrement voulu bavarder avec moi. Alors que je me taisais d’un air maussade, Mokuzu ne cessait de me poser des questions. Elle répétait des choses qu’elle m’avait déjà dites et elle y répondait toute seule en imaginant autoritairement mes réponses.
« Dis, dis, dis….
- Arrête, s’il te plaît. »
 Le chemin de montagne était couvert de mousse. À mes pieds envahissaient des fougères et de mauvaises herbes que je n’avais jamais vues. Au-dessus de moi, il y avait des branches d’arbres et des toiles d’araignée. J’avais du mal à marcher. Je portais des sneakers mais Mokuzu couvrait ses petits pieds frêles des mules élégantes comme celles pour les femmes adultes, si bien qu’elle glissait souvent et elle a failli tomber plusieurs fois. De plus, elle criait beaucoup. Même dans une telle situation, elle ne cessait de me parler.
 Il me semble que Mokuzu craignait le silence. Elle avalait la salive sans cesse. Après avoir bu de l’eau minéral à grands traits, elle m’a dit :
« Réponds, ton frère est-il comment ? Il te ressemble ? »
 Le mont Nina était si silencieux que j’ai eu peur. C’est comme s’il n’y avait aucune créature autour de moi. La voix aigüe de Mokuzu retentissait jusqu’à loin. J’ai finalement cédé, gardant l’air maussade, je lui ai dit :
« C’est un ancien excellent élève. Il était beau et sympa. Maintenant, euh……c’est un elfe.
- Elfe ?
- Ouais. Chez moi est la forêt d’elfes. Et je suis la gardienne. »
 En balbutiant, je pensais à mon frère, le bel elfe, Tomohiko. Dans mon souvenir de l’enfance, Tomohiko était un garçon tout à fait ordinaire. Il était intelligent, lisait beaucoup. Parfois il se comportait bizarrement mais c’était le genre de comportements que font souvent les garçons de cet âge, une sorte d’imprudence incompréhensible pour les filles : escalader un arbre sans raison, tomber de là et se casser la jambe. Faillir noyer dans une rivière etc.
 Il y a trois ans, mon frère a tout à coup arrêté de vivre sa vie. Enfermé dans sa petite chambre, il réfléchissait diverses choses, il souriait, il prenait son repas au minimum……
 Mon frère est devenu un observateur.
 Il observe toutes les phénomènes —.

 Je pensais vaguement que c’est quelque chose qui ressemble au ‘’point de vue de Dieu’’. Un grand Dieu qui ne fait qu’observer d’au-dessus des nuages même si quelqu’un lui fait une prière ou si quelqu’un est agonisant. Tomohiko s’approchait petit à petit d’un tel être.
 C’était…….
 Ce n’était, plus, mon frère.
 Quand j’étais beaucoup plus petite, je me suis perdue dans une fête d’été. Il a couru partout pour me retrouver. À ce moment-là, il venait d’entrer au collège, j’étais encore petite. Pendant que je pleurais au département d’enfants perdus, Tomohiko est arrivé avec entrain comme le héros d’un manga.
 « Nagisa ! »
 Il m’a appelé d’une voix grave qui venait de muer et il a faiblement agenouillé devant moi en disant : « Tu étais ici. » Des adultes du département nous ont apporté du jus pour nous détendre. Tomohiko se reprochait de m’avoir perdue de vue, et il a toujours été morose ce soir.
 Autrefois, parfois Tomohiko m’a fait peur. Lorsque je touchais ses jeux vidéo ou que je mangeais du gâteau toute seule, il se mettait sérieusement en colère. Il était aussi méchant de temps en temps mais il était gentil.
 Maintenant Tomohiko n’est ni gentil ni méchant. Mon frère ne crierait jamais ni ne courrait pour moi. C’est ce que je sentais vaguement. Je n’avais ni père, ni frère, ni petit ami. Je me suis dit qu’il n’y avait aucun homme qui courrait pour moi. Une désespérance a déferlé sur moi.
« Ah, oui……
- Eh ? »
 J’ai tout à coup eu envie de poser une question à Mokuzu. Elle marchait devant moi puis m’a regardée. En essuyant la sueur sur son front, elle m’a dit :
« J’ai chaud. J’ai la flemme. Rentrons.
- Non. Au fait…… »
 Je me suis souvenu de la conversation que j’avais faite hier soir avec mon frère divin, Tomohiko. Il m’avait dit avec un sourire si grâce :
« Connais-tu un quizz qu’on ne doit pas gagner ? »
 C’était pendant le moment court du dîner, qui était notre presque seule occasion de discussion.
 Il m’a dit :
« D’accord, Nagisa ? Ne gagne pas ce quizz.
- P, pourquoi ?
- Jusqu’à présent, seule cinq personnes ont gagné ce quizz. »
 Il cherchait à me faire peur. Tandis que j’étais gênée, il a continué en agitant ses longs cheveux d’un air amusant.
« Un homme est mort d’un accident ordinaire. Il avait une femme et un enfant. À ses funérailles, un de ses collègues a assisté. Ce n’est peut-être pas une occasion pertinente, mais en tous cas, ce collègue et sa femme se sont plus l’un et l’autre. En bref, ils sont tombés amoureux. Mais ce soir, son enfant laissé a été tué. L’auteur du crime était sa femme. Elle a tué son enfant de ses propres mains. Et d’après toi, pourquoi ?
- P, pourquoi……? »
 J’ai clignoté les yeux en me disant que je n’en avais aucune idée. L’air satisfait, Tomohiko a hoché la tête et m’a dit :
« Tu sembles être perdue, ma sœur.
- Oui, bien sûr.
- Alors, tu ne comprends pas ?
- ……..Tant pis pour toi. Je n’en ai aucune idée.
- Hum. »
 Avec un plein sourire, il m’a dit d’un ton joyeux :
« D’après une théorie, cette question est utilisée pour l’expertise psychiatrique des auteurs mineurs du meurtre sexuel. Les 99, 999 pourcent des gens ne savent pas y répondre correctement. Jusqu’ici, seules cinq personnes ont donné la bonne réponse. C’est…….. »
 Tomohiko a énuméré les noms des auteurs mineurs de meurtres sexuels connus qui ont eu lieu dans ces décennies. Alors que je le regardais d’un air perdu, il m’a dit :
« Bon, le quizz qu’on doit rater, c’est fini. Ma sœur est normale. À plus, Nagisa. »
 Et il a fermé la porte en me laissant toute seule.
 - Je me souvenais donc de cela. J’ai eu envie de poser la même question à Mokuzu qui marchait à côté de moi. Elle a hoché la tête à plusieurs reprises en buvant de l’eau, puis elle m’a dit :
« …….Pourquoi ?
- Je ne sais pas.
- Pourquoi l’enfant est mort ? Eh, c’est la femme qui l’a tué ? …….Je n’y comprends rien. Euh……pourquoi ? »
 Ce matin, quand j’avais apporté le petit déjeuner à la chambre de Tomohiko, en profitant de son état endormi, j’avais tiré la bonne réponse de sa bouche. Toutefois à ce moment-là, comme j’avais envie d’être méchante avec elle, je ne lui ai pas donné cette réponse.
« Tu peux y répondre en une seule phrase.
- Eh, combien de mots ? Combien de mots ?
- Euh, un, deux, trois, quatre…..cinq.
- Euuh, en hiragana ? Ou en kanji ?
- Ça ne change pas le nombre de mots. Tu ne comprends pas ?
- ……Nooon. »
 Elle a fait la moue.
 J’étais rassuré car je croyais que j’ai pu prouver qu’elle était aussi ordinaire. Mais en même temps, j’étais un peu déçue. Elle n’est qu’une gamine un peu menteuse et rien de plus, me suis-je dit. Je me suis sentie un petit peu découragé.
 Mokuzu devait être quelqu’un de beaucoup plus normale que l’on ne le pensait. Sans doute, elle aimait juste attirer l’attention des gens. Elle devait être gênée de ne plus pouvoir rectifier les mensonges qu’elle avait faites juste pour étonner les gens. Maintenant elle devait réfléchir comment elle pouvait s’excuser sur le fait qu’il n’y pas de cadavre du chien sur cette montagne.
 La pente devenait de plus en plus abrupte. Nous commencions à souffler un peu.
 Un certain moment plus tard, la vue s’est dégagée. Nous sommes sorties sur un endroit avec moins d’arbres où un seul banc vieux en bois était mis. Nous pouvions dominer la ville en tout bas et la mer du Japon sombre qui s’étendait à l’infini. Mokuzu a gémi. Dans un quartier de la ville s’agglomérait des immeubles relativement hauts et la gare était au centre. Le toit presque cassé de la galerie arcade fine. À part cela, il y avait un asphalte long, des champs et des maisons parsemées.
 Un vieux navire ancré à la plage. Une ligne de camions.
 C’était un monde tellement petit. On dirait un jardin miniature démodé.
 Je me suis sentie bizarre comme si quelqu’un serrait ma poitrine. Je m’énervais et j’avais honte que la nouvelle qui venait de la grande ville, la fille d’une célébrité avec ses mules élégantes regarde ce paysage.
 À ce moment-là, en s’étirant elle a murmuré : « Euuh, c’est bien joli, n’est-ce pas ? »
 J’ai ouvert la bouche pour lui répondre, mais je n’ai pas pu trouver de bons mots. Avec un sentiment étrange qui ressemblait à la fois à celui de dépit et de soulagement, ou d’autres choses, j’ai fermé la bouche sans rien dire.
 Sans se soucier de moi, elle a tout de suite oublié le paysage, en repensant au quizz de tout à l’heure, elle marmonnait : « Je ne comprends toujours pas……Mais bon. » Ensuite, elle a commencé à m’interroger sur mon frère.
 En lui répondant distraitement à ses questions, j’ai senti que l’image de Tomohiko se concrétisait petit à petit dans l’esprit de Mokuzu.
 Cela m’a donné un malaise inexplicable.
 En bref, je ne voulais pas qu’elle ait pitié de moi.
 Cette fille unique d’une célébrité, qui pouvait utiliser librement la carte d’or de son père, avec une belle tête ressemblant à sa mère, devait commencer à comprendre ma situation, que je vivais toujours à la campagne, que je n’avais ni avenir ni père, de plus mon frère sur lequel je voulais compter était un véritable hikikomori. J’avais honte. J’avais peur que ce sentiment d’admirer mon frère s’effondre facilement à cause de son seul mot.
 Mokuzu m’a murmuré en marchant :
« Je ne sais pas car je ne l’ai jamais rencontré…
- …….
- Ton frère semble être quelqu’un de très gentil. Tu es aussi une bonne fille. Tu penses toujours à ta famille. Je pense que tu t’entends très bien avec ton frère. Il doit être quelqu’un de vraiment bien. J’en suis sûr, Nagisa Yamada. »
 J’étais déconcertée. Je me suis concentrée à regarder le profil pâle de Mokuzu Umino, qui essayait de me le persuader. Son expression était littéralement désespérée. Il me semblait qu’elle mitraillait de bonnes balles même si elles n’étaient pas réelles pour me galvaniser. 
 J’étais sidérée mais en même temps j’apercevais l’aspect dissimulé sous sa peau excentrique. J’ai continué à marcher en me disant cela toute seule.
 Il y a quelques jours, lorsque je lui ai parlé de mon père mort dans une tempête, elle n’a cessé de me dire qu’il menait une vie heureuse au fond de la mer alors que je lui demandais d’arrêter. Peut-être que cette fille bizarre m’a inventé cette histoire pour me consoler de sa manière.
 C’est ce que j’ai pensé. Sa gentillesse était complètement dérivée et c’était honnêtement embêtant. De plus, cela me gênait qu’elle parlait de Tomohiko qu’elle ne l’a jamais vu. Mais en tous cas, j’ai continué à avancer la bouche fermée sans m’énerver de ses balles en sucre.
 Mokuzu devenait aussi silencieuse. Le soleil s’inclinait de plus en plus. En essuyant la sueur sur nos fronts et dégageant des toiles d’araignée, au final —.
 Nous sommes arrivées à un endroit étroit et isolé qui se trouvait à la fin de ce sentier. C’était un terrain sombre et mouillé sur lequel on pourrait peut-être bâtir une petite maison.
 Il y avait une petite colline de feuilles mortes.
 Au sommet était mis quelque chose.
 Cet objet était partiellement rouge et noir.
 Qu’est-ce que c’est que ça ?
 L’air triste, Mokuzu a indiqué cet objet rouge noir du doigt et a dit :
« …….Pochi ! »
 Je me suis finalement rendue compte.
 C’était le cadavre du chien démembré par une serpe.

 Je me suis agenouillée sur place, j’ai vomi.





 Je monte le mont Nina.
 Je monte et emprunte le même chemin que ce jour-là. Sauf qu'alors le soleil se couchait, et que maintenant c’est le matin juste avant que le soleil se lève. Mais j’ai un étrange sentiment de déjà-vu dans cette pénombre. J’accélère le pas, mes épaules tremblent, je continue à gravir le mont.
 Les vestiges du brouillard nocturne font luire la mousse. J’ai glissé et failli tomber. 
 L’herbe est aussi mouillée et glissante. 
 Les feuilles mortes qui tombent reflétant la lumière et une petite fleur blanche qui vient de s’épanouir.
 Quelques moments plus tard, je suis parvenue à cet endroit dégagé. Je dominais mon jardin miniature face à la mer et la petite ville sale. Le seul banc, vieux, était penché, il me semblait qu’il était déjà à moitié pourri.
 La mer – 
 La mer émet une lumière pâle, illuminée par le soleil levant.  Je la trouve belle.
«     Ça     va,     Nagisa     ?     » 
J’entends une voix.
 J’ai levé la tête : Tomohiko qui marchait à côté de moi me regardait, c'est lui qui m'avait posé cette question.
 J’ai respiré profondément.
« O, oui…… »
 J’ai hoché la tête vers le profil de mon frère inquiet. J’ai accéléré encore le pas.
 
 Et,
 Je me souviens 
 De la chose que j’avais vue ce jour-là.

 Pendant que je ne cessais de vomir, l’air paniquée, Mokuzu me disait : « Je suis désolée, je suis désolée, Nagisa Yamada. Je suis désolée…… ! » Elle caressait mon dos, elle hoquetait, s’attachait à mon bras et elle abreuvait ma tête de son eau minérale.
 Les parties noires étaient d’un poil court et lisse, c’était un beau chien comme un chien de velours. Les parties rouges formaient une coupe tout le long. Le chien avait été brutalement coupé en quatre. Ses morceaux étaient soigneusement entassés à un même endroit. Au sommet, la tête était posée.
 Les grosses oreilles tombantes.
 La langue longue pendait comme une autre créature.
 De grosses mouches grouillaient en bourdonnant. 
 Mokuzu Umino était troublée et elle a bredouillé très vite :
« Mais c’est toi qui m’as dit de le montrer. C’est Pochi. Il était vivant jusqu’à hier. Jusqu’à trente minutes avant que je te rencontre au supermarché. Papa l’a frappé avec un bloc de pierre, alors sa cervelle est sortie et il est mort, en gros c'est comme ça que ça s'est passé. Papa a essayé de le soulever mais comme il est gros, il n’a pas du tout bougé. Papa est quelqu’un d’impulsif mais il n’a pas de force. Nous sommes sortis ensemble pour chercher une serpe. Parce qu’on ne peut pas laisser un animal dont la cervelle est sortie du crâne, n’est-ce pas ?
-  Euh…….Euh………
-  Nagisa Yamada, ressaisis-toi ! »
 J’ai pleuré et pleuré et pleuré. Mokuzu pleurait aussi. Elle ne cessait de me demander pardon.
« Je suis désolée, désolée, désolée…… !
-  ……….Euh. Dis donc……. »
 J’ai finalement pu me lever. En soufflant, j’ai regardé le visage de Mokuzu. Ses gros yeux noirs me regardaient tout droit. Les gouttes transparentes de larmes tombaient sans cesse. Nous nous sommes regardées devant le cadavre démembré du chien. « Aimais-tu ce chien ? »  Mokuzu a incliné la tête d’un air intrigué. « Ouais. Je m’en occupais depuis qu’il était chiot. - Il avait quel âge ?
-  Il est mort à deux ans. Il était très jeune. »
 Après m’avoir murmuré ces mots, elle m’a souri en pleurant.
 D’un pas chancelant, je me suis approchée de cet objet rouge-noir.
 Un papier sur lequel il était écrit « Au revoir, Pochi » était posé dessus. L'écriture était très brutale mais émotionnelle. 
 Je restais debout, sans un mot. «
……Pourquoi ? »
 J'ai regardé en arrière et je lui ai dit ces mots.
 Elle était complètement immobile. Parfois, elle faisait semblant de ne rien entendre.  Je lui ai dit à nouveau : « Pourquoi ? »
 Mais elle ne m’a pas répondu. J’ai tourné les talons et je me suis mise à courir. Je devais descendre cette montagne. Derrière moi, Mokuzu a aussi couru en boitant, pour me rattraper.
« Nagisa Yamada ? Pourquoi tu cours ? Dis donc, pourquoi tu me fuis ? »
 Je ne lui ai pas répondu. Dans ma tête, la troisième partie du tube de Masachika Umino « L’os de la sirène » se répétait. La troisième partie. La troisième partie. Oui, en effet, le problème est cette troisième partie. Les paroles qui font penser à un meurtre sexuel. La chanson dans laquelle un homme démembre une sirène et la mange crue. Ce groupe ancien chantait cette chanson étrange comme une ballade sentimentale. 
 Pour une raison inconnue, Mokuzu s’est mise à crier d’un air effrayé. 
« C’est pas moi ! C’est pas moi ! - Quoi !?
-  C’est mon papa. C’est mon papa. C’est pas moi qui l’ai fait. C, c’est pas moi. C’est pas moi……. ! Crois-moi, s’il te plaît……. ! »
 Je, je le sais !
 J’ai arrêté de courir : j’ai décidé de descendre d’un bon pas. J’ai senti que Mokuzu marchait désespérément derrière moi en glissant et tombant. Elle a crié : « Ah ! Je me suis prise dans un trou ! » Elle a chanté aussi une chanson bizarre.  « Ah, un fantôme ! Regarde, là-bas ! » 
 J’ai continué à marcher en l’ignorant.
 Au final, Mokuzu fut découragée. Elle me suivait d’un air déconcerté.
 Le soleil s’inclinait de plus en plus. La température baissait. « Nagisa Yamada, j’ai froid. 
-  ……Tu veux mettre ça ? »
 J’ai sorti de mon sac un cardigan que j’avais pour le cas où le climatiseur soit trop fort au cinéma et je le lui ai donné. Elle a reçu ce cardigan noir et bon marché respectueusement comme si c’était un trésor. Avec elle, même ce cardigan semblait être chic et luxueux. L’air contente, elle me dit : « Dis donc, je peux garder ce vêtement ?
-  ……Non !
-  Zut. »
 Mokuzu a fait la moue.
 Et elle a bu de l’eau minérale à grandes gorgées.
 Pour la première fois, je me suis rendu compte qu’elle était plus malheureuse que moi.   Qu’elle est pauvre, ai-je pensé. La répulsion, le fait que j’essayais de la penser comme une fille riche et heureuse, que je décidais que cette fille ne comprendrait jamais mon sentiment : ce genre de barrière s’est effondré d’un coup. Et pour la première fois, j’ai pensé qu’elle était mon amie.
 Mais un sentiment douloureux ressemblant à de la culpabilité a déferlé sur moi et m’a torturée. Mon sentiment d’affection envers Mokuzu Umino était mêlé à ma conscience tordue, et c’est ce que je n’aimais pas. Moi……
 Ce que j’avais vu à ce moment-là.
 Le sentier du mont Nina que j'avais précipitamment descendu.
 En me souvenant de tout cela, je continue à monter sans rien dire.
 La surface de la mer qui brille d'un reflet blanc reflète le soleil du matin. Les feuilles mortes et mouillées étaient écrasées, émettaient un bruit désagréable. La mousse devenait de plus en plus dense. Les rochers couverts de rosée matinale émettaient une lumière sombre. 
 C’est le matin du 4 octobre – 
 Tomohiko qui marche à côté de moi a soudainement ouvert la bouche, alors qu’il se taisait jusque-là.
« Nagisa. - Eh ?
- Nagisa, connais-tu ‘’le syndrome de Stockholm’’ ? »
 J’ai secoué la tête.
 Tomohiko s’est mis à parler calmement.
« Il s’agit d’un état psychologique particulier, quand des gens sont enlevés ou pris comme otage. Ce nom vient d’une affaire réelle qui a eu lieu à Stockholm. Par exemple, la victime d’un enlèvement…… »
 D’une voix flegmatique, il s’est mis à parler d’enlèvement pour une raison inconnue.  La forêt était mouillée de rosée matinale. Murée dans un silence profond, j’avais un peu froid.

 ……..J’ai descendu le mont Nina comme si je roulais. Enfin, je suis arrivée sur une route en asphalte fissuré, éclairée par le soleil couchant. Sans répondre à Mokuzu qui poussait des cris étranges derrière moi, je suis entrée dans un vieux magasin qui se trouvait au bord de la route, ressemblant à la fois à une supérette et à un magasin de saké ; j’ai acheté du jus et j’en suis sortie. Mokuzu a acheté aussi une bouteille d’eau minérale. Pendant qu’elle la buvait à grandes gorgées en renversant le menton, j’ai ouvert la cannette, le cœur battant la chamade, j’en ai bu un peu.  Je me suis un peu calmée.
 Sans lui adresser la parole, debout au bord de la route, je me concentrais à apaiser ma soif. Un certain moment plus tard, le soleil s’est baissé, il faisait petit à petit noir. À la fin d'un soir d’été, le mont Nina s’élevait comme d’ordinaire, sous la lumière orange du soleil crépusculaire. 
 Je me suis mise à marcher lentement. Je devais préparer le dîner chez moi. Mais cette balle réelle me paraissait loin. Dîner ? Devrai-je cuisiner après avoir vu cela ? comme ça.   Au loin, un vélo s’approchait de moi dans l’obscurité. La tête rasée avec un T-shirt, un jean usé et des chaussures épuisées. ……C’était Kanajima. Il a pris du temps pour se rendre compte de notre présence, mais au moment de nous croiser, il nous a finalement aperçues et a dit : « Eh ? »
 Et il a freiné et il s’est arrêté.
 Ensuite, l’air intrigué, il a comparé nos têtes.
« Qu’est-ce que vous faites ? »
 Sans pouvoir lui répondre, les épaules tremblantes, je regardais son visage. Il m’a dit :
« Tu m’avais dit que tu rentrais, hein ? » 
 Puis en regardant Mokuzu :
« Pourquoi……t’es là ? »
 Devant nous qui ne pouvions pas répondre, son visage devenait de plus en plus sévère. Le vent tiède a soufflé et a agité nos cheveux et le bas de nos jupes. Quelques instants plus tard, il a dit d’un air énervé : 
« Vous êtes toutes les deux des canailles.
-  Eh…… ?
-  Vous vous êtes mises d'accord pour me tromper, n’est-ce pas ? L’histoire de l’écume aussi, ça me fait chier ! »  Je lui ai dit précipitamment :
« Kanajima ! Non……»
 Toutefois à ce moment-là, il pédalait déjà et s’éloignait de nous. J’ai essayé de lui dire quelque chose, mais je n’avais plus de force. Je ne pouvais que regarder son dos qui s'éloignait : il était en colère, blessé et il m’avait mal comprise.   « Oh là là, il a finalement deviné. »
 En riant, Mokuzu a murmuré ces mots d’un air étrangement joyeux.
 Lorsque je suis arrivée chez moi tout épuisée, la porte d'entrée était ouverte, on livrait un colis quelconque à ce moment-là. Tomohiko recevait un colis gros mais qui avait l'air léger, il a brutalement mis sa main dans sa poche et a sorti des billets de 10,000 yens. Après les avoir comptés, il en a donné trois au livreur. Tomohiko, qui n’avait pas de carte de crédit, qui ne pouvait même pas en créer car il était chômeur, payait toujours à la livraison. La même somme que les frais de nourriture de la famille disparaissait dans le portefeuille du livreur contre le gros colis léger. Tomohiko m’a aperçue en relevant ses longs cheveux, il m’a dit : « Tu es rentrée, Nagisa…. », puis il a observé mon visage.
« ……Mouais. Je prépare tout de suite le dîner.
- Nagisa ? »
 Tomohiko était agité pour une raison inconnue, il a jeté le gros carton léger qu’il venait de recevoir dans sa chambre depuis le vestibule. Il a poussé les épaules du livreur et il l’a expulsé de manière très violente. Et il a mis ses mains sur mes épaules, il a relevé de nouveau ses cheveux, et m’a regardé fixement dans les yeux. « Qu’y-a-t-il, Nagisa ?
-  En fait, aujourd’hui, euh, euh…… »
 Je perdais mes mots. Il semble que j’ai tout à coup été détendue lorsque j’ai regardé le visage de mon frère, j’ai recommencé à ouvrir et fermer la bouche, j’ai respiré, essuyé mes larmes, puis je me suis effondrée contre sa poitrine mince et dure. Mon corps s’est mis à trembler. Tomohiko m’a étreinte fortement, et il s’est immobilisé.  Je suis enfin devenue calme. Je me suis mise à lui parler de ce qui s’était passé ce jour-là, il s’est assis sur la chaise de sa chambre, l’expression sévère, il m’a écouté en hochant la tête. Alors qu’il se comportait toujours à sa façon, il n’a ni interrompu la conversation, ni mis son casque, ni fermé la porte, ni dit « Bonne soirée, Nagisa ». En regardant mon visage, il m’écoutait sérieusement.
 Au bout d’un moment, j’ai terminé mon histoire. 
« Cette histoire du chien est affreuse, m’a-t-il dit d’une voix tranquille.
-  ……Oui.
-  C’est anormal et terrifiant. C’est normal que tu sois bouleversée.
- O, oui. »
 En caressant ma tête, il a attendu jusqu’à ce que je devienne tranquille. Au bout d’une demie heure, quand je suis enfin devenue calme et que le teint de mon visage s’est aussi amélioré, Tomohiko m’a dit d’une voix douce, l’air hésitant : 
« Nagisa. - Oui ?
-  Si tu me permets de te raconter…
- Oui ?
-  J’aimerais bien te parler de ‘’Psycological misdirection’’ » 
 J’ai essuyé mes larmes et je l’ai regardé.
 L’air inquiet, il me regardait aussi. Comme je n’ai pas bien compris, je lui ai demandé : « Eh, quoi ? Pyscological……. ?
-  Oui. Psycological misdirection. En    bref, c’est une sorte de ‘’truquage psychologique’’. »
 Tomohiko s’est levé, il a pris le colis qu’il avait jeté brutalement tout à l’heure, il s’est mis à l’ouvrir. Il a sorti des objets incompréhensibles tels qu’une canne, un haut-deforme et des œufs. Alors que j’étais étonnée, il a souri avec grâce et m’a dit : « Pendant que j’étudiais la magie, je me suis intéressé aussi à ce domaine. Dans l’antiquité, les sorciers étaient les gens qu’on appelle magiciens aujourd’hui. La différence réside dans le fait de révéler le truquage ou de duper les gens en prétendant qu’il s’agit de magie. Nagisa, ce que ton amie a utilisé est aussi un truquage psychologique. C’est une technique rudimentaire de prestidigitation. Si elle a eu cette idée au moment où tu lui as demandé de disparaître, personnellement, je la trouve intéressante et originale. »
 Tomohiko a pris un mouchoir et l’a froissé. Ensuite, il me l’a montré et il a toussoté une fois. Puis, à mains jointes, il a prononcé une sorte de formule magique. Il a ensuite détaché les mains, puis les a serrées de nouveau et m’a dit : « Selon toi, le mouchoir se trouve dans quelle main ?
-  Eh ? Je, je ne sais pas.
-  Devine. »
 J’étais gênée.
« Euh, peut-être celle-ci ? », ai-je dit en indiquant sa main droite. 
 Il a tranquillement ouvert sa main. Elle était vide.
« Alors, la gauche ? »
 Il a ouvert aussi la main gauche.
 Le mouchoir ne s’y trouvait pas non plus.
 Il a souri et a montré l'espace qui se trouvait derrière moi du doigt. Le mouchoir était tombé sur le sol. L’air sidérée, je l’ai regardé.
« Te souviens-tu que j’ai toussoté juste après t’avoir montré le mouchoir ? À ce moment-là, je l’ai jeté derrière toi. Quand j’ai joint mes mains, il était déjà ailleurs.
-  Ah, ah…… »
 Ensuite, il a mis la main dans sa poche, et il a sorti une pièce de monnaie de cinq cents yens.
« Je vais la faire disparaître par magie. »  En toussotant de nouveau, il l’a déplacée de sa main droite vers sa main gauche. Lorsqu’il l’a ouverte après avoir prononcé des formules magiques, la pièce avait disparu. J’ai indiqué sa main droite du doigt et lui a dit : « Elle est ici, n’est-ce pas ? » Et alors, il a ouvert aussi sa main droite. Elle était vide. « Eh ? Où est-elle ? 
-  Je l’ai cachée ici. »
 Il a sorti la pièce de la manche droite de sa chemise.
 Alors que j’étais sidérée, il m’a dit :
« C’est donc du psycological misdirection. 
-  Tomohiko……Désolée, je ne comprends rien.
-  C’est le truquage qui vise le point aveugle de la psychologie. On l’utilise souvent dans la prestidigitation. En fait, on n’utilise pas forcément le truquage au point zéro, lorsqu’on déclare qu’on va faire un tour de magie. Au point zéro, le truquage est déjà fini. À ce moment-là, le mouchoir qui doit se trouver dans l’une des mains est déjà déplacé au loin. Au moment où la pièce est censée disparaître de la main gauche, elle est déjà dans la main droite. Pendant que tu regardes ma main gauche, je cache la monnaie dans la manche droite de ma chemise. Évidemment, mes tours de prestidigitation ne sont pas grand-chose. C’est ma première démonstration.  - Est-ce vrai ? Tu joues très bien, frérot !
-  Merci, Nagisa. »  Il a souri. 
 Et il a caressé ma tête et a dit :
« L’astuce pour ne pas être deviné, c’est de prévoir de prononcer des formules magiques pour qu’on fasse attention au point zéro, et de détourner l’attention du spectateur au moment d’utiliser un truquage, comme lorsque j’ai toussoté tout à l’heure. C’est donc ce que ton amie a fait. »  Je me suis tue.
 À ce moment-là……
 Mokuzu Umino insistait : « Je vais disparaître une minute après être entrée dans la maison ». Elle a regardé sa montre à plusieurs reprises. Et elle y est entrée, une minute s’est écoulée. On l’a cherchée, mais il n’y avait personne dans la maison. 
Tous les endroits sauf le vestibule étaient fermés à clef de l’intérieur.
« Au moment où elle y est entrée, quelque chose a dû avoir lieu. Nagisa, tu peux t’en souvenir ? »  Oui….
 C’était à cinq heures piles du soir, la sirène s’était mise à sonner. Mokuzu s’était retournée un peu dans sa direction. Un instant, Kanajima et moi aussi avions regardé vers le ciel lointain.
 Et lorsque nous nous étions retournés vers le seuil, la porte s’était fermée en faisant du bruit. 
 Ensuite, nous avons attendu une minute.
« …….Je, je vois. 
-  Oui. La sirène joue donc le rôle du toussotement. Elle attendait sans doute cinq heures précises où la sirène sonne en regardant sa montre. Ensuite, elle a ouvert la porte et a écouté la sirène. Vous avez détourné les yeux. Tu m’as dit qu’il y a une haie devant la maison, c’est ça ? Elle a secrètement détaché sa main de la porte, et s’est cachée derrière la haie. Sans que personne n’entre dans la maison, la porte s’est fermée toute seule. Ce n’était pas une minute plus tard. Le truquage était déjà mis en place avant le point zéro auquel vous avez fait attention. C’est ce que je pense, Nagisa. C’est sûr. »
 Tomohiko a laissé s'échapper des rires étouffés.
 Tandis que j’étais encore choquée, il a étreint ma tête contre lui, et m’a chuchoté : « Tu te sens un peu mieux ?
-  O, oui….. »
 À vrai dire, je ne comprenais pas bien. Je ne savais pas si j’étais soulagée ou déçue après avoir pris connaissance de ce truquage.  Je sentais qu'elle s'était jouée de moi.
 J’éprouvais une étrange irritation.
 J’ai gémi et je me suis couchée sur le sol de sa chambre. L’air sérieux, Tomohiko s’est mis à faire sortir une fleur de sa canne qu’il venait de recevoir.  Couchée sur le sol, je me suis dit que je devais préparer le dîner. Le dîner, le dîner…..Je me suis levée d'un coup, je suis allée à la cuisine. Je me suis mise à couper des légumes plus vite que d’habitude. 
  

Chapitre II  Toute seule avec la balle de sucre  

 
« Nagisa, as-tu déjà entendu parler du ‘’syndrome de Stockholm’’ ? »   J’ai secoué la tête. 
 Tomohiko s’est mis à parler tranquillement. 
« Il s’agit d’un état psychologique des victimes kidnappées ou prises en otage. On l’a nommé comme ça à cause d'une affaire qui a réellement eu lieu à Stockholm….. »  D’une voix calme, il s’est mis à parler de cet enlèvement pour une raison inconnue.  La forêt était mouillée de rosée matinale. Dans le silence total, j’avais un peu froid. La pente était abrupte, les fougères et les racines d’arbres s’emmêlaient sur le sol, j’ai failli tomber plusieurs fois. Au-dessus de la forêt, les rayons blancs du soleil matinal tombaient du ciel. Dans l’air mouillé, je sentais l’odeur serein et quelque peu néfaste du matin.  
 C’est le matin du 4 octobre -. 
 Tomohiko continue à parler en marchant. 
« Par exemple, les victimes d'un enlèvement sont privées de liberté, elles ne peuvent même pas penser. Dans une pièce étroite, elles doivent souvent passer des journées avec l’auteur du crime….. 
-  Oui…… » 
 Tomohiko et moi marquons des pas réguliers tout en accélérant en cadence. 
 J’écoute l’histoire de Tomohiko dans un état second. La voix de mon frère est cristalline et fraîche à mon oreille.  
« Et alors, Nagisa, c’est en fait le même système que le séminaire de l’autoédification ou la formation des jeunes employés d’entreprises. À ce moment-là, de nouvelles idées peuvent remplacer le contenu vide privé de pensées. Le dogme d’une religion, un nouveau point de vue sur soi ou la fidélité à une entreprise etc……  - Oui….. 
-  En cas d’enlèvement ou de prise en otage, la compassion ou la fidélité vers lecriminel correspondent à ça. Plus la victime est emprisonnée longtemps, plus elle essaie de défendre le criminel même après avoir été sauvée, elle ne cesse de le justifier même au procès. »
 De petits oiseaux ont gazouillé. 
 Petit à petit, le soleil du matin arrive à la forêt, il s’éclaircit de plus en plus. Je sens l’odeur de la terre et des feuilles tombées en train de pourrir. Il n’y a aucun nuage dans le ciel. Il est haut et limpide à l’infini. 
« Dans une affaire qui a eu lieu aux États-Unis, la fille d’un millionnaire a été kidnappée par un groupe de terroristes. Quelques mois plus tard, une vidéo dans laquelle elle se comportait violemment en tant que membre de cette organisation criminelle a été diffusée dans le monde entier et ça a fait scandale.  
-  Ah bon…… »   J’ai regardé le visage de Tomohiko en me demandant pourquoi il parlait de ça. L’inclinaison de la montagne est devenue un peu abrupte, je réalise que l’on s’approche petit à petit de cet endroit.  
 Le visage de Tomohiko semble s’éloigner peu à peu de ce visage gracieux et noble que je lui connaissais. En montant le mont Nina, il commençait à changer sans s’en rendre compte.  Il continue : 
« D’après moi, les enfants qui sont victimes de mauvais traitements montrent des symptômes qu’on peut comparer à ceux du ‘’syndrome de Stockholm’’. La 
séquestration qui dure pendant une longue période et les sévisses. Et l’agresseur n'est autre que leurs parents qui sont censés les aimer et être aimés. Que se passe-t-il ? Les enfants commencent à s’attacher tristement à leurs parents beaucoup plus que ceux qui ne subissent pas de mauvais traitements. Ils n’en disent jamais du mal. Au contraire, il se peut qu’ils se fassent à eux-mêmes des reproches. C’est pour ça que ce genre d’affaires est difficile à découvrir. À cause d'un dysfonctionnement du cerveau, ils éprouvent de l’affection envers leurs parents malveillants. C’est ce qui est tragique. »  J’ai lentement levé la tête vers le profil de Tomohiko. 
 De petits oiseaux font retentir leurs chants depuis les branches d’arbres au-dessus de nous. 
 La forêt est mouillée, sombre et couverte de mousse. 
« O, oui…… » 
 J’ai hoché la tête. 
 Vaguement…..j’ai commencé à comprendre ce que me disait Tomohiko.  Les oiseaux ont crié de nouveau. 
 J’ai marché sans rien dire un certain moment. J’ai réfléchi, marché, réfléchi et marché, puis j’ai dit à Tomohiko d’une voix faible. 

« Frérot.....

- Oui ?

- Je vois de qui tu parles »

 
 
 Depuis le jour où j’ai vu le chien démembré par une serpe et vomi, même si je voyais Mokuzu à l’école, je lui disais uniquement bonjour et je m’en tenais à distance. Ce n’était pas de sa faute, je n’étais pas en colère contre elle, mais…..en bref, j’étais choquée. 
 Je n’ai jamais rien dit ni à ma mère ni à mon frère ni à mes amis, mais comme j’avais beaucoup de causes de mécontentement à propos de ma situation, sans m’en rendre compte, ces insatisfactions voire le malheur étaient devenus l’une de mes caractéristiques ou l’image que j’avais sur moi-même. Penser que je suis malheureuse, que je suis pitoyable me soutenait et cette vision m’influençait sur tout, jusqu’au projet de mon avenir.  
 Pour moi, pleine de pessimisme, l’existence de Mokuzu Umino qui était peut-être beaucoup beaucoup plus malheureuse que moi – elle avait un drôle de nom depuis sa naissance, son père était un chanteur célèbre, c’était aussi une très jolie fille – menaçait quelque chose en moi. Mais ce n’était pas de sa faute. Elle était toujours bizarre : elle buvait de l’eau minérale à grands traits : même si parfois ses camarades qui avaient entendu parler de la présence de la fille de Masachika Umino étaient venus la voir de temps en temps et même s’ils chuchotaient « Elle est belle, cette fille… », elle restait toute seule sur son siège, au fond, l’air indifférente. Environ tous les deux jours, elle jetait une bouteille plastique d’eau minérale sur mon dos alors que je rentrais.  Dès que je sentais un choc, je me retournais, je prenais la bouteille tombée sur le plancher ou sur le sol de la cour, j’avançais vers Mokuzu et la lui donnais, puis je faisais demi-tour et recommençais à marcher. Alors que je continuais ainsi, septembre touchait à sa fin.
Un jour, après les cours, aussitôt que Mokuzu a reçu une bouteille que j’ai rendue, elle a tiré une balle pleinement sucrée dans mon dos. « Nagisa Yamada, il y aura un orage. 
-  ……Non. » 
 Je l’ai dit sans me retourner. Mokuzu s'est approchée et a montré sa tête. Elle a dit en boitant : 
« Il y aura réellement un orage. Du soir du trois octobre jusqu’au lendemain matin. Ce sera un grand orage. Un orage qui ne sera pas annoncé au bulletin météo. C’est l’orage qui arrive tous les dix ans. Les bateaux sombreront, les lignes côtières seront déformées, de toutes les mers du monde, mes compagnons reviendront. Parce que je suis leur princesse….. 
-  Arrête ! Ne parle pas de bateau ! » 
Fâchée, je me suis tournée vers elle. Elle était ahurie. « Pourquoi tu es en colère Nagisa Yamada ? », a-t-elle murmuré, sur le point de pleurer. Je voulais lui expliquer combien profiter de la disparition de mon père et de son bateau pour en faire un mensonge me blessait, mais j’ai eu l’impression que ça ne servirait à rien avec elle, donc je me taisais. Cependant, en regardant le visage de Mokuzu sur le point de pleurer, cherchant toujours à tirer des balles de sucre, je me suis dit sans raison qu’elle était mon amie. En lui tournant le dos, je me suis remise à marcher. Quand je l’ai regardée de nouveau après un certain moment, elle sanglotait comme une enfant. 
Je lui ai dit : 
« Hé ! Tu aimerais bien t’occuper des lapins avec moi ? 
-  ………………………………Oui ! », a-t-elle crié, et elle s’est mise à courir en  boitant puis elle s’est arrêtée devant moi. Elle souriait toute seule, l’air contente.  Devant la cage des lapins, Mokuzu plissait les paupières d’un air intrigué, elle contemplait les lapins qui mangeaient du chou. Après avoir renversé des choses et être tombée en essayant de nettoyer comme moi, elle s’est pris la tête dans les mains et a gémi : « Ahh……………… ». 
« Qu’est-ce qu’il y a ? 
-  Les lapins sont mignons mais ils puent. 
-  Les humains sont aussi mignons mais ils pueront s’ils ne prennent pas de bain. 
-  Euh…… 
-  Tomohiko……mon frère ne prend son bain qu’un jour par semaine, mais il pue pas du tout. 
-  C’est vrai ? C’est un frère incroyable. Il ne pue pas ! 
-  Du tout du tout. Il a l’air toujours frais. On dirait un prince. » 
 Mokuzu hochait la tête en regardant un lapin blanc et duveteux. Puis elle a levé la tête. 
Du même air que lorsqu’elle observait le lapin, elle m’a dit : 
« Nagisa Yamada aime s’occuper des lapins. - Oui. 
-  Peut-être que ton frère aussi. 
-  O, oui….. 
-  Nagisa Yamada s’occupe des animaux. » 
 Je me suis sentie agitée. Puis j’ai continué à nettoyer sans rien dire. Les lapins, sans me prêter attention, crottaient, mangeaient des carottes et s’endormaient dans les coins.   Après avoir tout terminé, je me suis levée. Et je suis sortie de la cage avec Mokuzu. 
L’air intriguée, elle regardait le cadran de la serrure.  
« Au fait, Mokuzu, ai-je dit en fermant la porte, Tomohiko a deviné ton truquage. 
-  Truquage ? m’a-t-elle demandé l’air perplexe. 
-  Le truquage que tu as utilisé pour te transformer en écume. 
-  L’écume n’est qu’une écume, Nagisa Yamada. 
-  Mais non.  Il y avait un truquage. Tomohiko disait que tu es une fille charmante. 
Ilsemble qu’il t’aime bien. 
-  Moi, j’l'aime pas. C’est quoi ça ? »   En rougissant d’indignation ou de jalousie, elle a donné des coups de pied aux cailloux. J’ai dit en riant : « Psychological misdirection. Il m’a dit que tu as sans doute utilisé un truquage psychologique. 
-  Hahaha, hahahahahaha. »  Elle s’est mise à rire. 
  Après avoir ri en se cambrant, les pas traînants, elle a quitté la cour. Le bruit que faisaient les membres du club de baseball et leurs voix retentissaient depuis le centre.
Tout à coup, j’ai senti un regard et je me suis retournée. La casquette, l’uniforme de baseball et les chaussures à crampons, un garçon à la tête rasée me regardait fixement. 
C’était peut-être Kanajima. Mais j’sais pas. Je me suis sentie mal.   Mokuzu m’a dit en riant : 
« Le frère de Nagisa Yamada regarde peut-être le même site que moi. - Site ? 
-  De nos jours, si on veut être érudit, c’est vers Internet qu'il faut se tourner. NagisaYamada, dis à ton frère... 
-  Q, quoi ? 
-  La prochaine fois, je ne le laisserai pas deviner. Je me transformerai réellement en écume. » 
 Elle me l’a dit d’un ton exagéré comme un prestidigitateur qui lance un défi à son spectateur. Puis elle a regardé mon visage et a souri toute seule. 
  
 C'est le lendemain matin qu’une série d’incidents bizarres s'est produite. Je suis allée à l’école avant le début du cours pour voir les lapins. Pendant que je traversais la cour, j’ai vu un garçon en uniforme d’été qui se tenait debout devant la cage. Il avait la tête rasée. Au fur et à mesure que je m’en rapprochais, j’ai compris que c’était Kanajima. La tête brumeuse du matin, j’ai marché vers lui. J’ai pensé à lui dire : 
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as un entraînement du matin ? ». 
Kanajima tenait quelque chose à la main.  C’était blanc. 
 Je me suis rendu compte que c’était une fourrure duveteuse. J’ai donc pensé qu’il avait un lapin à la main. Quelle manière grossière de porter un lapin ! me suis-je dit et j’ai accéléré le pas. Puis, je me suis aperçu que la forme de ce lapin était bizarre.   Il était blanc, rond et duveteux.  Mais il lui manquait la tête.  
 J’ai poussé des cris. J’ai couru vers Kanajima, puis j’ai regardé la situation catastrophique de la cage. La serrure était déverrouillée et la porte était ouverte.  L’intérieur était une mare de sang. Plusieurs lapins blancs étaient tombés, l’odeur tiède de sang remplissait tout l'enclos. Il y avait beaucoup d'empreintes de pas. Il semblait que Kanajima avait été dedans. « …….Seul celui-ci n'a plus de tête. »  J’ai entendu la voix rauque de Kanajima.  
 Dès que j’ai tourné la tête, le visage complètement pâle, le garçon rasé, le voisin de mon siège me regardait de haut. En soulevant le corps du lapin qu’il agrippait, il a dit :  
« J’ai cherché, mais seul celui-ci n'a plus de tête, Yamada…… » 
 Sans pouvoir répondre, je regardais toujours le visage livide de Kanajima.  
  
 On nous a envoyés à la salle d’accueil à côté du bureau du directeur. L’infirmière de l’école, le professeur de la classe, le directeur nous ont interrogés ; on leur a répondu, et pendant ce temps la cage des lapins a été couverte de housses bleues. Le cours du matin a commencé sans nous.  
 Kanajima était silencieux. Il a dit qu’il était venu à l’école plus tôt que d’habitude pour faire un entraînement de baseball et qu’il avait trouvé ce truc. Il ne cessait de répéter «
Il n’avait pas de tête. Rien que lui, il n’avait pas de tête ». J’ai failli verser des larmes, mais je les ai retenues. Stupéfaite, j’étais assise à ses côtés. 
 À la pause du midi, ils ont enfin dit que nous pouvions rentrer en classe. Au début Kanajima était toujours silencieux, mais dès qu’il est entré dans la classe, il a été entouré par Eiko et ses amies qui avaient entendu la rumeur ; il a répondu à leurs questions ; il s’est assis à son siège ; il a regardé en avant dans un état second, puis……  Il s’est levé soudain.  Et il s’est retourné.   « Hé, Umino. » 
 Sa voix était basse. 
 C’était rare que Mokuzu se tienne debout à côté de la fenêtre. L’air mélancolique, elle appuyait son menton sur sa main. Les épis d’une couleur vive et la longue route vieille en asphalte s’étendaient à l’extérieur. Au loin, les vagues de la mer d’un gris sombre déferlaient et descendaient comme d’habitude.  
 Mokuzu, qui regardait ainsi la mer, s’est rendu compte que l’on avait appelé son nom un moment plus tard. L’air perplexe, elle s’est retournée lentement. 
« Hé, la folle, là », a dit Kanajima d’une voix basse et lourde. 
 J’ai été étonnée. J’ai essayé de retenir Kanajima. Mais il m’a repoussée violemment et a dit : 
« Umino. C’est toi qui a fait ça, hein ? »    La classe a murmuré.  « Je t’ai vue ce matin. Alors que tu arrives toujours à peine à l’heure ou en retard, t’es arrivée très tôt, hein ? » 
 Mokuzu a froncé les sourcils. Kanajima a marché vers Mokuzu à grandes enjambées. « Hier tu regardais Yamada verrouiller la cage, pas vrai ? Tu savais donc comment ouvrir la serrure. T’es venue tôt ce matin, t’as ouvert la porte, puis t’as tué le lapin. C’est pour attirer l’attention de Yamada. Non ? Tu fais n’importe quoi pour attirer l’attention de Yamada. » 
 Je me suis approchée des deux. Le visage de Kanajima était tout rouge de colère et d’impatience. Au contraire, Mokuzu était calme. En regardant de haut Kanajima comme s’il était un idiot, elle a dit : « Pourquoi tu es en colère ? 
-  …….Tu m’énerves. 
-  Alors tu n’aurais pas dû me demander d’aller au cinéma. » 
  La classe a murmuré de nouveau. Comme je l’avais pensé, Mokuzu ne pouvait pas distinguer ce qu’elle pouvait dire de ce qu’elle ne devait pas dire. J’ai essayé de calmer Kanajima. À ce moment-là, Mokuzu a dit : 
« J’ai retenu ton nom. Shôta Kanajima. Je connais aussi ton anniversaire. C’est le 27 mai, n’est-ce pas ? » 
 Un instant Kanajima a retenu son souffle.  
 Il a rougi en murmurant « Ah… » ou « Euh… », puis il a perdu ses mots. Mokuzu restait calme. D’une voix sans expression, elle a dit : 
« Nagisa Yamada est amoureuse de Shôta Kanajima. Parce que moi, j’ai fait des recherches hier. Je me suis demandé s’il y avait un garçon dont l’anniversaire est le 27 mai dans la liste de la classe. Tu sais pourquoi ? La serrure de la cage des lapins, c’est…… » 
 Mokuzu, arrête, s’il te plaît……!  
Elle avait l’air triomphale.  
« Le numéro du cadran était 527. Je pense que c’est Nagisa Yamada qui l’a choisi. Je ne comprends pas trop pourquoi tu lui as demandé de faire l'entremetteuse pour sortir avec moi, mais bon, si Shôta Kanajima s’était rendu compte des sentiments de Nagisa Yamada, évidemment, tu devais aussi savoir le numéro de la serrure. Shôta Kanajima, tout le monde parle de toi, dit que la cage était pleine d’empreintes des pas du découvreur et que ce type était ensanglanté. Ce sera chaud si la police intervient. 
- …….! » 
 Mokuzu avait un sourire haineux. Elle souriait de plus en plus largement. 
Contrairement à son apparence fine et faible, elle paraissait très sournoise. Tout à coup, Kanajima a grincé des dents, puis il a soulevé son bras long et musclé qu’il avait fortifié en pratiquant le baseball. 
 Un bruit sourd a retenti. Mokuzu s’est effondrée immédiatement.  
 Kanajima s’est mis à califourchon sur Mokuzu qui était tombée. Il a agrippé le col de son uniforme avec la main gauche, il l’a secouée violemment. Il a soulevé de nouveau son bras droit. Le poing serré, deux, trois, quatre fois…en se laissant emporter par la colère, il a giflé le beau et pâle visage de Mokuzu. 
 Les cris aigus d’Eiko ont retenti dans toute la classe. 
 Je ne pouvais pas bouger. À cause de l’humiliation et de la honte qui me faisaient penser que je ne pouvais plus revenir à l’école, et aussi de la colère envers Mokuzu, mais plus que tout, j’étais paralysée par la terreur du changement de Kanajima. Je ne l’avais jamais vu se comporter ainsi….non, je n’avais jamais vu une personne agresser quelqu’un si violemment. Bien sûr, j’avais déjà regardé plusieurs fois des scènes cruelles dans des animés et des films, j’avais aussi entendu parler de la guerre dans un pays lointain et de meurtres sexuels à la télé. Mais si près de moi, de cette manière……  J’ai entendu mes dents craquer. 
 La frange noire de Mokuzu s’agitait. J’ai vu ses grands yeux s’écarquiller. 
 L’air triste, elle regardait dans le vide. Pour une raison inconnue, elle avait perdu la force de résister. Comme une poupée pâle cassée, elle laissait tomber ses membres.  Je m'en suis rendu compte.  Mokuzu –  
 Elle semblait attendre la fin de ces vagues. 
 Elle ne cherchait pas à résister et à s’échapper, mais elle attendait que Kanajima soit satisfait et qu’il arrête naturellement ses mains. Mokuzu savait que la violence avait une fin. Et elle comprenait que si la violence ne se terminait pas, elle mourrait.   J’ai regardé Kanajima. Il avait un drôle de regard. Les forces de ses bras qu’il soulevait se renforçaient de plus en plus. Il n’avait pas du tout l’air de se satisfaire et d’arrêter. Ma malédiction a été brisée. J’ai crié et sauté sur son dos pour le maîtriser, puis j’ai été étonnée par la différence trop importante de nos forces. Dès que j’ai compris que je ne pouvais pas l’arrêter, en criant, je me suis introduite entre Kanajima et Mokuzu. « Arrête ! Arrête ! Tu vas la tuer ! » 
 J’ai serré Mokuzu anéantie dans mes bras. En tremblant de peur, j’ai tourné la tête vers Kanajima. Plutôt qu’à celui de mon voisin avec qui je m'entendais bien, son visage rouge et noir ressemblait plus à celui d’une statue du dieu Kongô machin que j’avais vue dans un manuel scolaire.  Le poing soulevé, il a essayé de frapper ma tête qui lui faisait obstacle, puis il a eu l’air perplexe et finalement, il a descendu lentement son bras.  
« Kanajima….. » 
 J’ai commencé à pleurer. 
 Il a doucement relevé ses mains, puis d’un geste faible comme une fille, il en a couvert son visage.  
 Kanajima pleurait aussi. Je l’ai su par ses sanglots bas et le liquide salé qui tombait sur moi à travers ses doigts. On a entendu un bruit de pas. Peut-être que quelqu’un avait appelé. Le professeur de la classe est arrivé. Eiko lui bredouillait quelque chose. 
 En pleurant, j’ai dit : 
« Kanajima…..Pourquoi. Pourquoi ? » 
 Ses sanglots sont tombés sur moi lourdement.  
« Pourquoi tu gifles une fille que tu aimes ? Je ne comprends pas. Pourquoi tu oses faire ça ? Alors que tu aimes Mokuzu Umino. Pourquoi……? » 
 Le professeur a fait lever Kanajima brutalement. Il l’a amené quelque part. Kanajima tremblait des épaules. Avec quelques filles, j’ai soutenu Mokuzu, on a décidé de l’amener à l’infirmerie. Mokuzu a ouvert la bouche. Quelque chose semblable à une perle est tombé et Eiko l’a pris. C’était une dent. Puis de ses lèvres fades, du sang rouge a coulé. De son nez aussi, quelque chose comme du sang est tombé. 
 Pendant un certain moment, Mokuzu semblait avoir l’esprit embrumé et ne pas pouvoir parler. On a su qu’elle s’était fait blesser l’intérieur de la bouche. Assise sur le lit de l’infirmerie, il semble qu’elle a tout à coup eu envie de parler après que l’infirmière lui a dit de ne pas ouvrir la bouche car ça lui faisait mal. Elle a dit en regardant mon visage :  « C’est pas moi qui ai tué le lapin. 
-  Oui…… 
-  C’est Kanajima. C’est Kanajima qui a fait ça. Parce que Kanajima…… » 
 Elle s’est mise à dire du mal de Kanajima avec haine. Je lui dis seulement : « Mokuzu, ne parle pas ». En mettant ses mains pâles et tremblantes dans les miennes, j’ai attendu que le médecin que l’école a appelé arrive. 
 Par la suite, le médecin est venu. On a dit à Mokuzu de rentrer chez elle. Je suis allée prendre son sac dans la classe. Je suis entrée tranquillement dans la salle où le cours de l’après-midi avait déjà commencé. En sentant le regard de tout le monde, j’ai pris son sac, et le mien aussi ; après avoir réfléchi un instant, j’ai pris aussi celui de Kanajima et j’en suis sortie. 
 J’ai marché dans le couloir avec trois sacs, puis j’ai descendu l’escalier. 
 J’ai reniflé et j’ai regardé les alentours. Je me suis rendu compte qu’une odeur ne me quittait pas malgré la distance. Finalement, j’ai compris qu’elle venait des sacs que je tenais. 
 Ça sent le sang…..? 
 J’ai déposé mon sac. J’étais désolée mais j’ai ouvert d'abord le sac de Kanajima. Il y avait des manuels scolaires, un casse-croûte et ses vêtements de rechange.  
 J’ai essayé d’ouvrir celui de Mokuzu…… 
 Et je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de blanc. 
 J’ai hésité à l’ouvrir. 
 Finalement, j’ai arrêté de l’ouvrir, surtout parce que j’ai su que cet objet blanc était sans conteste l’oreille d’un lapin. Quand je suis revenue à l’infirmerie - peut-être qu’elle s’était détendue - Mokuzu dormait profondément. Debout à côté de son lit, j’ai regardé de haut le joli visage pâle comme un rêve de mon amie pitoyable et cruelle. Et j’ai pensé que je ne pourrais pas la détester, que je m’inquiétais pour elle même si elle était folle et terroriste de sucreries. 
  
  

 J’ai été convoquée parce que je connaissais bien la situation dans la salle du directeur où Shôta Kanajima était réprimandé. J’y suis allée avec le sac de Kanajima. Le directeur, le sous-directeur, le professeur en chef et le professeur de ma classe étaient là. Immobile, Kanjima restait debout.
 On m’a dit de raconter ce qui s’était passé. J’en ai dit le moins possible, j'ai expliqué que Kanajima avait dit à Mokusu « Celle qui a tué les lapins, c'est Mokuzu Umino » mais Mokuzu lui avait dit « C’est Kanajima » et qu’ils s’étaient disputés. Kanajima baissait la tête. Il paraissait très petit. Il ne semblait pas la même personne que tout à l’heure alors qu'il s'était mis à califourchon sur une fille et la giflait. Il a été obligé de quitter le club de baseball et a été renvoyé du collège pendant une semaine. Je suis sortie de la salle du directeur la première. Mon professeur lui a dit d’un ton improprement gai « Maintenant tu peux faire repousser tes cheveux, Kanajima, pas vrai ? » et le professeur en chef l’a averti. Alors qu’il était adulte, il ne savait toujours pas se comporter correctement.  J’ai marché le couloir d’un pas lourd. 
 À l’infirmerie, on m’a dit de rentrer à la maison toute seule. J’ai pensé que c’était possible que Mokuzu ne vienne pas à l’école pendant une longue période ; j’ai écrit le numéro de téléphone de chez moi et l’ai mis à son chevet. Comme j’étais l’une des rares personnes qui n’avaient pas de portable dans ma classe, j’embêtais mes amies en leur demandant d’appeler chez moi et de dire « Est-ce chez Yamada ? Puis-je parler avec Nagisa ? ». 
 Aimant m'occuper des animaux depuis ma naissance, pendant un an et demi depuis que je suis entrée au collège, j'étais en charge de la cage des lapins ; c'était comme mon support moral. Elle était maintenant couverte de housses bleues après que toutes ses créatures vivantes avaient trépassé.  Comme le sentiment de tristesse déferlait sur moi, je m’en suis débarrassée et j’ai marché. J’ai passé les portes de l’école, puis j’ai marché le long du chemin de campagne d’un bon pas. Le vieil asphalte était partiellement fissuré et bosselé ; de dessous poussaient de mauvaises herbes. En espérant vivre aussi vigoureusement que ça, j’ai mis légèrement mon pied sur les herbes. Ça ne semblait rien pour elles. 
 En faisant un grand bruit, un vieux tracteur m’a lentement dépassée. Un vieillard aux cheveux grisonnants qui était sans doute de l’âge à prendre sa retraite conduisait en fredonnant. La dépression économique frappait aussi les agriculteurs. La plupart des familles agricoles d’ici avaient souvent un autre travail. Les hommes dans la force de l’âge travaillaient pour la mairie ou la gare, les grands-parents et les épouses s’occupaient des champs.
 En marchant sur de mauvaises herbes, j’ai entendu le bruit de pas de quelqu’un derrière. Surprise, les épaules tremblantes, j’ai accéléré mes pas. 
 Cette personne qui courait vers moi m’a adressé la parole d’un air hésitant.
« ……Yamada. »
 Je me suis finalement arrêtée. L’air gêné, Kanajima était debout.
 Au loin, la sirène de la mairie a retenti. Il était cinq heures du soir.  Nous nous sommes mis à marcher côte à côte d’un pas lourd.
« Yamada, l’histoire de mon anniversaire, voilà. La serrure……
- Mokuzu a dit au hasard. J’ai mis juste un numéro sans penser à rien. 
-  Ah……Oui, c’est ce que je me disais ».
 Kanajima est peut-être idiot. Il l’a cru très facilement. Comme j’ai réussi à lui cacher mes sentiments ressemblant à un amour léger que j’éprouvais depuis que j’étais entrée au collège, je me suis sentie soulagée. J’ai eu de la chance que Kanajima soit un garçon insensible. 
 Après un long moment de silence, je lui ai enfin demandé faiblement :
« ……Pourquoi tu as fait ça ?
-  J’sais pas », a-t-il dit brutalement. 
Le feu noir de la colère s’est remis à osciller en lui.
« Pourquoi j’ai fait ça ? »  Il a secoué la tête.
« Umino…..C’est à cause d’elle. J’ai fait ça, c’est parce qu’elle me l’a fait faire. C’est à cause d’elle. Pas moi. »
 Il le répétait tout seul. Il a murmuré la même chose encore et encore. Puis il a dit : « Quand on était dans le bus aussi, elle m’ignorait alors que je lui parlais…… »  Sa voix était obscure.
 Le vent a soufflé et a fait trembler les épis d’un vert vif. Le parfum de la fin de l’été semblable à celui de la paille sèche flottait. L’asphalte desséché était sali de terre, de poussière et de déchets d’engrais organiques. Kanajima et moi, nous avons continué à marcher silencieux. 
 Au bout d’un moment, j’ai été soulagée parce qu’on est enfin arrivé à l’embranchement. Je ne savais plus quoi lui dire. 
 Au moment de nous dire au revoir, il m’a dit :
« Mais moi…… »
 Il regardait droit dans mes yeux.
 « Je pense que le tueur des lapins, c’est Umino.
-  ……Mokuzu m’a dit que c’est toi.
-  Ouais », a-t-il dit d’un ton sombre.
« J’imagine qu’Umino hait ce que tu chéris. Et c’est pour ça qu’elle a voulu t’enlever les lapins. En tout cas, c’est ce que je pense. 
-  Mokuzu dira peut-être la même chose de toi.
-  Haha……..J’espère que les lapins seront les seules victimes », a-t-il dit. L’air consterné, il s’est mis à partir. 
 La tête inclinée, je regardais son dos. 
 Qui a tué les lapins ? Mokuzu Umino ? Ou Shôta Kanajima ? 
 Ensuite, je me suis demandé si ce que Kanjima avait dit était juste et si Mokuzu Umino les avait tués, qui serait sa prochaine proie. M’enlever ce que je chéris ? …… De toute évidence, la prochaine cible était mon frère Tomohiko.
 Et j’ai pensé aussi à la possibilité que le tueur des lapins soit Shôta Kanajima. Il y a quelques heures, la cruauté inattendue de mon voisin nonchalant, Kanajima, m’avait abattue. Si Shôta Kanajima était l’auteur de ce crime, celui qui serait massacré après les lapins était clairement –  Mokuzu Umino.
 Ce soir, comme d’habitude, j’ai préparé le dîner et j’ai mangé avec Tomohiko, j’ai fait mes devoirs dans un coin de la cuisine et j’ai préparé les cours pour demain. Par la suite je regardais vaguement la télé qu’on laissait allumée. Ma mère est rentrée du boulot tard, j’ai réchauffé le dîner en attendant qu’elle sorte de la salle de bain et se mette à la table de la cuisine. Le menu d’aujourd’hui était du Yakisaba à la mode de Shanghai avec de la viande, des légumes et des nouilles chinoises sautées et du Morokyû. Ma mère est sortie de la salle de bain en imitant la pose d’un super-héros au moment de la transformation. L’air contente, elle a souligné une chose déjà claire : « Quand je réfléchis bien, Nagisa, tu t’occupes de la maison parfaitement alors que tu n’as que treize ans. Tu es vraiment une personne de tête. »
 Je me suis sentie gênée et j’ai crié : « Eh ! ». À ce moment-là, le téléphone a sonné. Ma mère a arrêté la pose de super-héros et a tendu son bras vers le récepteur.
« Allô, allô. C’est Yamada……. »
 Ensuite elle a gémi une fois. Elle m’a dévisagée l’air étonnée. En paniquant, elle a continué :
« Oui, elle est là. Je l’appelle maintenant. »  Elle m’a passé le récepteur. L’air trop joyeuse, elle a dit d’une voix basse :
« C’est Umino. Une fille. Une fille. Peut-être que c’est la fille de Masachika Umino, n’est-ce pas ? Je regardaiiis…La meeer…Dans le ciel embraséeee….. Tu t’entends bien avec elle. C’est impressionnant. Voilà, Umino, Umino.
- Arrête, maman……..Allô ? Mokuzu ? »  Au-delà du fil, Mokuzu grognait.
« ……On n’a pas besoin de chanter !
- Ah, tu l’as entendue ?
- Bien sûr ! »
  Comme Mokuzu Umino m’a dit d’une voix très triste : « Voyons, Nagisa Yamada. Il y aura bientôt un orage », bien que ça m’énervait qu’elle me parle encore d’orage, j’ai mis mon porte-monnaie dans une poche, je me suis chaussée et je suis sortie. Elle me demandait de se voir à la plage pour une raison inconnue. J’ai cherché un vélo tout terrain que mon frère utilisait avant. J’ai gonflé les pneus et pédalé de toutes mes forces jusqu’à la plage. Elle était loin si on allait à pied, mais en vélo je suis arrivée tout de suite. 
 La plage était obscure. Parmi les innombrables ordures, certaines semblaient arriver de la péninsule coréenne au-delà de la mer. Il y avait des cannettes vides sur lesquelles des noms de produits étaient écrits en coréen. On sentait l’odeur de la mer partout. En plus, il n’y avait personne. Tandis que je regardais les alentours, sur le sommet d’un tétrapode pâle qui paraissait incroyablement haut, Mokuzu Umino se tenait d’un équilibre délicat en balançant ses bras. 
« Mokuzu……? »
 Dès que je l’ai appelée faiblement, elle a tourné la tête vers moi.
 Sur son visage qui se dessinait vaguement sous le clair de lune étaient dispersés des bleus rouges et noirs que l’on voyait à travers sa frange s’agitant. C’est Shôta Kanajima qui a fait ça. Le garçon à la tête rasée que je croyais nonchalant, que je croyais quelqu’un de tout à fait ordinaire, Shôta Kanajima a fait ça. 
 L’air ennuyée, Mokuzu a dit :
« Il n’y a persooonne ! 
-  C’est normal. Bientôt ce sera la fin de l’été. En plus, c’est la nuit maintenant.
-  ……hihi »
 Elle a ri comme une enfant. Puis elle a sauté soudain du tétrapode et elle est tombée dans la mer noire de la nuit la tête la première. L’apparence de Mokuzu qui disparaissait dans le noir de la mer dont on percevait à peine la borne avec l’obscurité ressemblait à un suicide brusque. Je criais inconsciemment : « Ah ! ». Mokuzu portait une robe noire et simple d’un design raffiné. Le bas de la jupe qui se gonflait doucement au niveau des genoux a éjecté de l’air, puis elle s’est immergée. 
 Mokuzu plongeait. Assise sur la plage en serrant les genoux, j’attendais qu’elle refasse surface en me demandant ce que j’en ferais de cette amie bizarre. Une, deux puis trois minutes…..peut-être quatre minutes se sont déjà passées. J’ai vu l’image de Mokuzu immergée au fond de la mer obscure, le bas noir s’étendant comme un cauchemar. Je me suis levée. 
« Mo, Mo, Mokuzu ? »
 ……Elle est peut-être morte.
 J’ai précipitamment enlevé mes sneakers et mon porte-monnaie et ma montre. Après avoir respiré profondément, je suis aussi entrée dans la mer. 
 Elle devenait de plus en plus profonde. D’abord mes genoux, puis mes reins et ma poitrine sont entrés dans l’eau……Et au final, je me suis immergée entièrement. De l’eau de mer froide et agréable a couvert mon corps. Juste après, j’ai senti qu’elle était un peu trop froide. Au bout d’un instant, j’ai enfin trouvé quelque chose qui ressemblait à Mokuzu. Sa hanche ou sa tête que j’ai prise a remué dans la mer comme si elle était étonnée. J’ai sorti ma tête de l’eau. Devant moi, les cheveux noirs de Mokuzu, le bas de sa jupe flottaient comme une algue. Peu après des bulles d’air sont montées vers la surface.
 Un moment plus tard, Mokuzu a sorti sa tête en riant.
« Huh, c’est agréable, Nagisa Yamada.
-  …….Je t’ai cru morte !
-  Moi ? En mer ? »
 Mokuzu Umino a souri toute seule comme si elle avait entendu une drôle de plaisanterie.
« Alors que je suis une sirène ?
- Ah ouais », ai-je soupiré.
 J’ai nagé en m’éloignant d’elle, et j’ai dit :
« Mais tu as été dans l’eau pendant longtemps quand même.
-  Je suis une sirène. Même si je vis sous une forme humaine, je peux retenir marespiration sans problème », a-t-elle dit en riant.
 Mokuzu et moi flottions un long moment sur la mer comme de vraies sirènes. Elle me disait des mensonges et je m’amusais à lui dire que ce n’était pas vrai. Après, tout épuisées, nous sommes retournées à la plage et nous avons mis nos pieds sur les vagues et nous nous sommes amusées à faire jaillir de l’eau. Mon T-shirt et mon jean étaient entièrement mouillés et lourds. La robe noire de Mokuzu l’était aussi et collait à son corps fin. Elle m’a prêté sa serviette. C’était la serviette de marque dont Eiko m’avait dit qu'elle coûtait cinq mille yens. Je me suis essuyé le visage et les cheveux avec ça. 
 Mokuzu a tenu le bas de sa jupe et l’a tordu. 
 J’ai vu ses jambes, trop blanches, trop fines et faibles jusqu’aux cuisses. 
 Comme je l'avais imaginé, des traces de coups de poing de diverses tailles étaient dispersées dessus. D’ailleurs, sur sa poitrine aussi, il y avait de nombreuses égratignures et contusions qu’on ne pouvait pas voir lorsqu’elle portait l’uniforme.
 Éclairées par le clair de lune – 
 Transparaissant à travers sa peau fine et pâle – 
 Les traces de violence si terrifiantes qu’elles paraissaient même être des mensonges.  Comme si j’étais attirée par ces blessures, je ne pouvais pas les quitter des yeux. Mokuzu qui tordait de toutes ses forces sa jupe s’en est rendu compte, elle m’a regardé fixement.
« Mokuzu……
-  Ça, ce ne sont pas des blessures, a-t-elle bredouillé soudain.
-  Eh ?
-  Ce ne sont pas des blessures.
-  Alors, c’est quoi ? »
 Le clair de lune bleuté éclairait son visage, ses cheveux mouillés, les blessures rouges et noires de sa poitrine. L’air désespérée, elle m’a encore menti : « C’est de la pollution »  La mer de la nuit sombrait en noir ; le vent de la fin de l’été en agitait de temps en temps la surface. C’était calme. En regardant le visage de Mokuzu, j’attendais ce qu’elle allait dire ensuite. J’étais paralysée en sentant beaucoup de choses en même temps, la répulsion que provoquaient en moi ses mensonges, son charme bizarre et l’irritation…etc. Je respirais difficilement.
« Po, llution…….?
-  Oui », a-t-elle dit en hochant la tête.
 Elle a tordu un mouchoir et en a fait une ficelle et l’a entrée dans son oreille gauche. En nettoyant son oreille pour une raison inconnue, elle a continué rapidement : « Euh, les sirènes répètent toujours la même vie depuis quelques centaines d’années mais la civilisation humaine change tout le temps, pas vrai ? Maintenant la mer est polluée à cause de la modernisation. Les effluents d’usines, les égouts, les ordures, les bateaux qui ont sombré font aussi couler de l’huile et salissent la mer de leurs alentours. Donc, nous, les sirènes, souffrons toutes de maladies de peau. Les nouveau-nés ont très souvent des allergies, et c’est affreux. C’est aussi mon cas. Je suis comme ça parce que j’ai grandi dans une mer polluée. - Mais ça ressemble à des contusions ?
-  C’est la sottise humaine de regarder les choses ainsi, a-t-elle dit avec un sourire triomphal. En fait, le poison qu’on a accumulé depuis qu’on était bébé est apparu en prenant une forme semblable à des contusions. C’est du poison. La peau des sirènes est fragile.
-  Ah, ah bon…… »
 Sans pouvoir répondre, j’ai hoché la tête. L’air persuadée, Mokuzu a fait une expression semblable à celle de quelqu'un qui a été un peu blessé.
 Par la suite, nous sommes sorties de la mer. Pendant que je traînais le vélo de Tomohiko, Mokuzu marchait à côté de moi. Le chemin du retour était long. Le mont
Nina, en s’obscurcissant, s’élevait sous le ciel nocturne.
 Quand on s’est approché de chez Mokuzu, elle m’a dit : « Je vais me reposer trois jours. Et je reviendrai à l’école », puis elle est partie. Nous avons agité nos mains à l’embranchement et j’ai aussi essayé de rentrer chez moi. Cependant, je me suis rendu compte que je gardais toujours sa serviette. Je me suis dit que je devais la lui rendre tout de suite comme cela semblait coûter cinq mille yens. J’ai rebroussé chemin. J’ai pris le vélo et je l’ai poursuivie. 
 Les routes du quartier résidentiel luxueux étaient très bien entretenues. Les maisons qui s’étendaient à mes côtés avaient aussi l’air bourgeoises, je me suis sentie intimidée. Je me suis perdue un peu parce que je n’étais venue qu’une seule fois. À cause de tout ce temps que j'ai perdu, Mokuzu n’était plus là quand je suis enfin arrivée, j’ai pensé qu’elle était sans doute déjà entrée dans la maison. En me souvenant du chemin, j’ai enfin trouvé le bâtiment blanc et carré des Umino et je me suis tenue devant.
 Mais il est très tard maintenant……J’ai hésité à sonner à l’interphone. J’ai décidé de rendre la serviette une prochaine fois. En faisant demi-tour, j’ai essayé de rentrer.
 Des cris stridents ont retenti.
 Je me suis retournée.
 Ces cris venaient de cette maison blanche et luxueuse à laquelle je me demandais tout à l’heure si je devais sonner. C’est la voix de Mokuzu, ai-je compris immédiatement. Elle criait de toutes ses forces encore et encore. « Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! »
 Ensuite je l’ai entendue crier « Je ne le ferai plus », « Désolée », « Papa » etc.
Quelque chose est tombé sur le sol, une succession de bruits sourds et des cris aigus.
Stupéfaite, je restais immobile. Je me suis souvenue de ce que Mokuzu m’avait dit.
« Moi, j’aime beaucoup mon papa. » 
 Les cris ne cessaient pas.
« Aimer, c’est un désespoir. »
 Un homme d’un certain âge, peut-être un habitant de ces environs, est passé lentement à côté de moi. La tête baissée, cet homme qui marchait avec un paquet de cigarettes s’est arrêté dès qu’il s’est aperçu de ma présence. Puis il a levé la tête vers la maison blanche.
 Après m’avoir donné un coup d’œil alors que j’étais sur le point de pleurer, il est parti.  Je ne pouvais rien faire. La serviette serrée dans ma main, j’ai marché vers chez moi. Mes vêtements qui étaient entièrement mouillés s’étaient mis à sécher petit à petit. Une fois arrivée chez moi, j'ai vu ma mère en train de parler avec quelqu’un au téléphone. Le dos courbé, elle était éprise de la conversation. Elle murmurait de temps en temps :
« Ah », « C’est vrai ? » etc. Un certain moment plus tard, quand je suis sortie de la salle de bain, elle a raccroché et m’a dévisagée. 
« …….La fille des Umino, elle va bien ? », a-t-elle dit aussitôt qu’elle a ouvert la bouche.
 Le timbre de sa voix était sombre comme si elle accusait quelqu’un. J’ai dit « Eh ? ».  Ma mère, contrairement à l'air nonchalant qu'elle avait avant que je sorte, avait une expression sérieuse.
« Parce qu’on m’a dit qu’il y a une rumeur dans les environs, que c’est possible qu’elle soit bientôt tuée par son père. »
 Déconcertée, je me suis assise sur place. Même si on me parlait de ça, je n’avais aucune idée de ce que je pouvais faire. Je ne suis que Nagisa Yamada, collégienne, l’amie de
Mokuzu, soignante des animaux et c’est tout. Que puis-je faire ?  Qu’est-ce que je peux faire pour Mokuzu ?
 Je comprenais déjà très bien que mon malheur n’était que la pauvreté incomparablement banale et ordinaire par rapport à celui de Mokuzu. Je l’admettais moi-même. Mais mon malheur médiocre et le malheur anormal de Mokuzu avaient un point commun. Nous avions treize ans, nous étions mineures et nous devions terminer l’enseignement obligatoire. Nous n’avions pas encore les forces d'affronter le destin. On était obligé de vivre sous la protection de nos protecteurs. D’ailleurs les enfants ne peuvent pas choisir leurs parents. Je faisais semblant d’être adulte plus tôt que tout le monde en vivant en faisant le ménage et en m’occupant de mon frère, et je laissais paraître ma faiblesse uniquement dans mon cœur. Si elle le pouvait, Mokuzu partirait aussi quelque part peut-être après qu’on est devenu adulte et libre. Mais à l’âge de treize ans, on ne pouvait aller nulle part.
« On m’a dit que, quand ils étaient à Tokyo, quelqu’un les a signalés à l’association de la protection de l’enfance, quelque chose comme ça et que c’est peut-être pour ça qu’ils ont déménagé ici. Pourtant je pense que ce sera la même chose même dans cette ville……. »
 Le menton dans les mains sur la table ronde, elle avait l’air sombre. Sans rien dire, je contemplais le mur en m’essuyant les cheveux. « Tu savais qu’elle a un certificat d’invalidité ?
-  …….Eh ?
-  Ah moi, je croyais que tu le savais déjà. Tu vois, elle boite quand elle marche. Tout le monde sait ça parce que ça se remarque. On m’a dit que, quand elle était bébé, elle a été traitée très violemment et sa hanche s’est déformée. Du coup, elle ne peut pas marcher correctement. En plus, comment dire…elle ne peut pas du tout écarter les jambes. Elle ne va pas au cours de gymnase, n’est-ce pas ? »
 Elle me parlait en faisant la pose d’un exercice d’assouplissement. Je la regardais sidérée, puis je me suis souvenu que lorsqu’on est sorti tous les trois, avec Kanajima et Mokuzu, elle montrait quelque chose ressemblant à un agenda au chauffeur du bus.  À ce moment-là aussi, Mokuzu descendait du bus en boitant. Le chauffeur du bus avait l’air étonné par cette sorte d’agenda qu’avait montré cette belle fille sophistiquée. Alors que nous attendions dans un état second que Mokuzu descende, il nous a dévisagés d’un regard plein de colère et a crié : « C'est votre amie, hein ? Aidez-la ! »  J'ai serré les lèvres.
 Je voulais m’excuser auprès de quelqu’un.
 Parce que je ne savais pas qu’elle était handicapée. Je croyais qu’elle faisait semblant. C’était difficile de chercher des vérités de la mer de mensonges. Je me disais toujours que Mokuzu faisait ça pour attirer l’attention de tout le monde…… « Ce n’est donc pas un handicap de naissance, c’est un handicap dû à un accident après sa naissance », a murmuré ma mère.
 Alors que j’étais sur le point de pleurer, elle a ensuite indiqué son oreille gauche l’air très curieuse.
« En plus, l’une de ses oreilles est sourde. 
-  C’est vrai…….?
-  Le tympan a été brisé et elle n’entend plus. Du coup, elle ne répond pas quand on lui parle de la gauche. Tu vois, Eiko. En fait, c’est sa mère qui m’a raconté tout ça, elle m’a dit qu’Eiko a testé cette rumeur avec ses amies. Elle lui a dit que Mokuzu ne tournait jamais la tête quand on lui parlait de la gauche, qu’elle ne s'en rendait pas compte quoi qu’on dise. Et Eiko semble avoir dit plein de choses méchantes de la gauche.
-  ……… »
 Je me suis levée pour mettre ma serviette de bain dans la machine à laver. 
 Encore et encore, je me suis rappelé les fois où je m'étais énervée contre elle.  Je me suis souvenue aussi de la fois où Kanajima s'était fâché parce qu'elle l'avait ignoré. 
 Lorsque je lui ai demandé d’arrêter de parler de bateaux, que Kanajima lui a adressé la parole dans le bus, on lui parlait toujours de la gauche. Mes nombreux souvenirs où je m'étais énervée parce qu’elle feignait de ne pas entendre ce qu’elle ne voulait pas ont pesé sur moi. Je n’avais jamais pensé que l’une de ses oreilles était sourde. 
 Mokuzu courait toujours après moi en boitant, mais comme elle ne pouvait pas me rattraper, elle me jetait une bouteille plastique d’eau minérale pour m’arrêter. Et une fois qu'elle me rattrapait, elle gardait mon côté gauche et continuait à marcher en chancelant. 
 Elle me tournait toujours l’oreille avec laquelle elle entendait bien. 
 J’ai détaché mes mains de la serviette devant la machine à laver, puis j’en ai couvert mon visage comme Kanajima avait fait. De grosses larmes sont tombées. J’étais attirée par Mokuzu. Une fille pitoyable, irritante, jolie et sale……
 Le visage toujours couvert, j’ai enfoncé ma tête dans la machine à laver et j’ai pleuré en étouffant mes sanglots. Mokuzu, Mokuzu. Jusqu’ici, elle tirait des balles de sucre, et moi des balles réelles, avec lesquelles nous chargions nos pistolets instables et faibles. Désormais je ne pourrais plus rien abattre. 
 Tous les enfants sont des soldats. Et ce monde est un jeu de survie. Et……
 Mokuzu, que deviendra-t-elle……? 
 
 
 
 
 La tempête a secoué le bâtiment avec violence, comme si l’imagination de Mokuzu avait explosé, en teintant le ciel en noir, elle a duré jusqu’au soir. Le vague à l’âme, Mokuzu et moi nous tenions debout dans la classe, nous attendions qu’elle faiblisse jusqu’à ce que nous puissions sortir dehors. La tempête est finalement passée vers sept heures du soir. Les sirènes de tous les pays devaient se réunir dans la mer du Japon,
elles devaient attendre le moment où elles pondraient des œufs. Main dans la main, je suis sortie de la classe avec Mokuzu. Nous avons couru dans le couloir obscur, descendu un escalier. Enfin, nous sommes sorties dans la cour boueuse. 
 Le ciel obscur emportait violemment les nuages de pluie au loin. Le beau ciel nocturne de couleur indigo apparaissait petit à petit. En marchant le long du chemin de campagne, nous nous sommes rendu compte que la route devenait de moins en moins boueuse.
Finalement nous sommes arrivées sur un chemin sec comme s’il n’y avait jamais eu de pluie. La tempête semblait avoir recouvert uniquement notre école, l’avoir secouée, puis être repartie. Nous avons marché sur le chemin sec. « Je dois faire mes bagages.
-  Tu as raison, Nagisa Yamada. Mais qu’est-ce que tu vas apporter ?
-  Mon portefeuille…….? Et, euh……un sèche-cheveux, peut-être »
 Une fois entendue ma réponse, Mokuzu Umino a ri le menton levé. Devant le seuil de mon HLM, je lui ai dit : « Attends un peu ici. Je reviendrai tout de suite ». Sans rien dire, Mokuzu a hoché la tête. Je suis entrée toute seule dans la maison, puis j’ai commencé à mettre dans mon sac mes vêtements de rechange, un sèche-cheveux, mon portemine préféré etc. Une porte s’est ouverte sans bruit. Lorsque j’ai tourné la tête, Tomohiko fixait son regard sur moi.
« Nagisa…….tu vas quelque part ?
-  Je, je vais fuir », lui ai-je dit.
Ses joues rougirent légèrement.
« Ah bon. Hum……J’aimerais aussi aller quelque part », a-t-il dit et il a fermé brusquement la porte. Un bruit sec a retenti. J’ai sursauté comme si une main avait agrippé mon cœur. Ensuite, j’ai pris mon sac et je suis précipitamment sortie de la maison. Je ne reviendrai jamais. Je ne préparerai jamais plus le dîner. Je n’ai plus une seule balle réelle. 
 J’ai franchi le perron. Mais il n’y avait personne. « …….Mokuzu ? » ai-je appelé craintivement. Personne ne m’a répondu. 
 Le vent a soufflé. J’ai senti le parfum de la nuit. L’asphalte mouillé brillait. Le vent a fait tomber des gouttes d’un fil électrique et elles ont mouillé mon visage.
« Mokuzu !
-  Hihihi ».
 Mokuzu a sorti sa tête de l’ombre. Elle m’a regardée l’air contente alors que j'avais failli pleurer.
En souriant toute seule, elle a regardé dans mon sac.
« Nagisa Yamada. Qu’est-ce que tu as mis dedans ?
-  Mes vêtements de rechange, un sèche-cheveux, un porte-mine et un savon……
- Ah oui ? C’est un choix bizarre ». 
 Par la suite, main dans la main, nous nous sommes dirigées vers le quartier résidentiel luxueux où il y avait la maison de Mokuzu Umino.
 
 La maison blanche de Mokuzu avait l’air vide comme d’habitude. Elle semblait déserte. Après m’avoir chuchoté « Attends ici », elle a marché toute seule vers le seuil. Je me suis rendu compte que je me tenais au même endroit que quand Mokuzu nous avait trompés Kanajima et moi avec son tour de magie. Inconsciemment, j’ai fixé mon regard sur Mokuzu qui arrivait à la porte. Cette fois la sirène n’a pas sonné, Mokuzu ne s’est pas arrêtée non plus. Dès qu’elle a ouvert la porte et qu’elle est entrée dans le vestibule, elle s’est retournée vers moi et a agité légèrement la main dans ma direction. Elle m’a adressé un sourire innocent. Elle avait l’air vraiment joyeuse et contente. Je me suis aperçu que c’était la première fois que je la regardais sourire du fond du cœur, pas le sourire bête de d'habitude. 
 Ce sourire s’est éloigné petit à petit derrière la porte qui se fermait. Je restais toujours debout au même endroit. Je rêvais du monde où j’irais avec Mokuzu. Ce devait être un endroit qui n’était pas ici. Mokuzu et moi devions être libres. Oui, là-bas, il y aurait ça. Ce truc que ni elle ni moi ne connaissions. Ce truc dont nous ne savions pas qu'il était vraiment nécessaire.
Ce truc……  Il y aurait la sécurité. 
 Trente minutes, puis une heure se sont écoulées. Mais Mokuzu n’est pas revenue. Alors presque deux heures s'étaient écoulées et que j’allais pleurer, la porte du seuil s’est ouverte calmement. J’ai failli crier « Mokuzu…….! », mais je me suis retenue. 
 Celui qui est sorti était Masachika Umino.  Masachika Umino, il pleurait.
 Je n’avais pas vraiment vu un adulte pleurer depuis longtemps. Pas depuis que j’ai vu ma mère pleurer la nuit de la tempête il y a dix ans. Masachika Umino a marché en sanglotant de la même manière que sa fille. Il allait vers le garage. Il ne semblait pas avoir fermé la porte à clef. Allait-il partir quelque part ? Pourquoi ? Il traînait une petite valise. Après l’avoir mise dans le coffre en pleurant, il est monté sur le siège du conducteur. Puis il a démarré en faisant ronfler le moteur. Avec sa chic voiture étrangère, il a disparu.
 J’ai regardé la maison blanche.
Deux heures étaient déjà passées. C’était absolument bizarre. Craintivement, je me suis approchée du seuil. Comme ce n’était pas fermé à clef, en me demandant où Masachika Umino était partie, j’ai ouvert la porte.  
  Il y avait une seule chaussure.
 C’était la chaussure de cuir noire que Mokuzu portait tout à l’heure.
« Mokuzu……? », l’ai-je appelée.
 Il n’y a eu aucune réponse.
 J’ai enlevé mes chaussures, puis je suis entrée dans la maison. J’étais inquiète à l'idée que Masachika Umino rentre, mais j’ai couru dans le couloir et j’ai cherché partout dans la maison. Mokuzu ? Mokuzu ? Où es-tu ? Je me souvenais du moment où Mokuzu m’avait dit avec défi :
« La prochaine fois, je ne le laisserai pas deviner. Je vais me transformer réellement en écume. »  Était-ce la deuxième version de son tour de magie ? S’amusait-elle à un tel moment ? J’ai cherché partout dans la maison, mais Mokuzu n’était nulle part. Puis tout à coup, je me suis demandé si elle s'était cachée à côté du perron, et si elle était sortie lorsque je suis entrée. Je suis revenue précipitamment dans le vestibule, cependant sa petite chaussure noire était toujours là. Je me suis remise à la chercher. Beaucoup de temps s'est écoulé, j’ai erré dans cette maison immense, mais je n’ai pas réussi à la retrouver. 
 Dans la salle de bain, j’ai senti une odeur étrange. J’ai trouvé quelque chose que j’avais déjà vu avant dans la baignoire. 
 C’était une serpe.
 Elle brillait à cause de la graisse. 
 La salle de bain entière était mouillée.
« …….Mokuzu ? »
 Soudainement, j’ai eu l’impression que Mokuzu était là. J’ai regardé les carreaux, puis le plafond. J’ai promené mes yeux sur les alentours. « Mokuzu ? Mokuzu ? »
 La tête entre les mains, j’ai dit :
« Mokuzu !
-  …….Qu’est-ce que tu fais ? », a dit une voix basse.
 J’ai crié et je me suis retournée. Sans que je m'en sois rendu compte, Masachika Umino était debout. Je criais toujours, mais l’air gêné de Masachika Umino m’a fait retrouver mon calme. 
« Mokuzu, elle n’est pas là ?
-  ……..Non. Qu’est-ce que tu fais chez moi ?
-  Mais j’ai vu sa chaussure. Je l’ai vue entrer dans la maison tout à l’heure.
-  Pas moi. Rentre chez toi. Je le dirai à Mokuzu dès qu’elle sera rentrée. »  Il m’a prise par le bras, et je suis sortie de la salle de bain des Umino. J’ai trébuché. Au moment où j’ai levé la tête, j’ai vu une larme couler sur le profil de Masachika Umino. À cet instant, j’ai eu un mauvais pressentiment et j’ai frissonné.
 Je dois dire quelque chose, je dois demander quelque chose, ai-je pensé dans la panique. Il me traînait fort pour m’expulser de la maison. On a avancé dans le couloir, le seuil s’approchait de plus en plus. J’ai vu la chaussure noire de Mokuzu.
 À ce moment-là, j’ai eu une idée.
« Ah, euh…… », ai-je dit d’une voix tremblante.
 Mes dents ont craqué. Masachika Umino tournait son regard sans expression, en versant des larmes. 
« Euh, euh…….C’est une énigme que mon frère connaît.
-  Une énigme ?
- Oui. »
 D’une voix tremblante, les dents craquant, je me suis mise à parler de l'énigme qu’on ne doit pas pouvoir résoudre.
« Il y avait un couple. Ils menaient une vie heureuse. Mais un jour, le mari meurt.
-  ……Pourquoi ?
-  Je ne sais pas. Un accident ou une maladie. Euh, ce n’est pas très important.
-  Ah bon. Et ?
-  Oui. Ce couple avait un enfant. Et aux funérailles de ce mari, un de ses collèges est venu. Etl’épouse, désormais veuve, et cet homme se sont plus l’un à l’autre. En bref, ils étaient attirés l'un par l'autre. Mais, cette nuit, la femme a soudainement tué son enfant. Vous savez pourquoi ? »  Une fois entendue cette énigme que la plupart des gens ne savent pas résoudre correctement, il a hoché la tête à plusieurs reprises. Et il a dit :
« ‘’Because I miss you’’.
- Eh ?
-  ‘’Parce que je voulais te revoir’’, n’est-ce pas ? », a-t-il répondu avec aisance. 
 C’était la bonne réponse.
 
 La bonne réponse à cette énigme est ‘’Parce que je voulais te revoir’’.
 S’il y avait d’autres funérailles, je pourrais revoir cet homme, a pensé cette femme et pour cette raison, elle a tué son enfant. ‘’Elle voulait revoir cet homme’’, c’est la bonne réponse.
 La troisième partie de sa première chanson, « L’os de la sirène », s’est mise à se répéter dans ma tête. Une chanson sentimentale. Une ballade douce. Seule la troisième partie était étrange.
 Arrivés au vestibule, j’ai brutalement été expulsée comme si on me jetait. La porte se fermait petit à petit. J’ai crié vers Masachika Umino : « Qu’est-ce que tu as fait à
Mokuzu ? »  Il ne m’a pas répondu.
 Il versait tranquillement des larmes.
« Dis !
- ……..Elle est devenue... écume... de la mer », a-t-il dit brièvement, puis il a fermé la porte. Je me suis collée à la porte et ai crié : « Menteur ! Menteur ! »
 Maintenant le vestibule était tout à fait calme. Même si je criais fort, la porte ne semblait pas se rouvrir. J’ai dû renoncer. J’ai couru de toutes mes forces et je suis revenue chez moi.
 Sur le chemin du retour obscur, je rêvais que Mokuzu me saute soudain dessus et me dise « Yo! », mais elle n’est pas apparue. A bout de souffle, je suis arrivée chez moi et j’ai ouvert la porte.
« ……Ah »
 Ma mère a levé la tête.
« Tu es enfin rentrée. Alors que ton professeur est là. »  Il y avait des chaussures d’hommes dans le vestibule.
 L’air tendu, mon professeur était assis à la table ronde. Des gâteaux et un thé lui étaient servis. La télé avait été laissée allumée.  La porte du fond était fermée. 
 J’ai enlevé mes chaussures. En ignorant ma mère et mon prof, j’ai ouvert la porte. Tomohiko, qui regardait avec un casque le DVD d’un film de science-fiction qui avait l’air difficile, a lentement tourné la tête. Dès qu’il s’est aperçu de ma présence, il a enlevé son casque et m’a dit : « Qu’est-ce qu’il y a, Nagisa ? »
« Frérot, peut-être. Ce n'est qu'une hypothèse, mais, peut-être…… - Nagisa ? »
 Ma mère et mon prof regardaient l’air tendus. La tête entre les mains, j’ai crié : « Mokuzu a été tuée par son père ! »
 J’ai repoussé ma mère et mon prof et j’ai couru jusqu’au commissariat. J’ai tout expliqué à des policiers. Mais personne ne m’a écoutée sérieusement. La rumeur de la violence quotidienne, des bleus sur le corps de Mokuzu. Une serpe mouillée dans la salle de bain et la fille disparue de sa maison. Le fait qu’elle m’avait déjà fait un tour de magie a provoqué un goulet d’étranglement, un des policiers m’a dit : « Peut-être que cette fille ne fait que te taquiner. Tu verras si tu la vois à l’école. »
 Ma mère et mon prof qui sont arrivés après moi m’ont dit la même chose. 
« J’ai entendu dire qu’il est connu que la fille de Masachika Umino est une menteuse, pas vrai ? », a dit ma mère en faisant référence à cette rumeur. 
« Yamada, tu es juste nerveuse à cause de ton orientation. C’est pour ça », a dit mon prof.  Ils se sont tenus à mes côtés pour me garder, puis ils m’ont traînée de force jusqu’à la maison. La nuit avançait et tout le monde était fatigué. Les champs d’épis s’agitant se plongeaient dans l’obscurité comme dans la mer nocturne. Dans la ville flottait encore un parfum froid, les vestiges de la pluie.
 Je suis rentrée à la maison en sanglotant. Je pensais toujours à la disparition de mon amie précieuse Mokuzu Umino dont moi seule étais sûre.
 J’ai ouvert la porte pour entrer dans la chambre de Tomohiko. Assise sur son lit, j’ai pris ma tête entre mes mains. Tomohiko écoutait tranquillement de la musique sur la chaise. Je restais immobile. Mokuzu n’est plus là ; cette conviction me capturait et tourmentait. Personne à part moi ne s’en était rendu compte. Mokuzu, elle est…….
 Une heure ou deux heures se sont écoulées. Tomohiko écoutait toujours de la musique sans rien dire. Tantôt miséricordieux et tantôt cruel, lui qui avait la sensation de Dieu, l’observateur du destin, il a incliné la tête et m’a regardée. « Nagisa.
-  …………..
-  Est-elle morte ? »  J’ai hoché la tête.
« ……..C’est ce que je pense. Pourtant personne ne m’écoute.
- Si tu le dis, je te crois » J’ai levé la tête.  Tomohiko fixait son regard sur moi.
« Nagisa, tu peux m’en parler ?
-  Oui…… »
 Et j’ai commencé à raconter ce que je pensais.
  
 L’image du chien démembré que j’avais vu au mont Nina ne me sortait pas de la tête.
Mokuzu m’avait dit que son père avait frappé leur chien avec un bloc, qu’il l’avait ensuite démembré avec une serpe car il ne pouvait pas le porter et qu’ils l’ont abandonné dans la montagne. Et tout à l’heure, Mokuzu Umino a disparu dans sa maison comme par magie. La seule personne qui est sortie de la maison était Masachika
Umino. J’ai cherché dans sa maison après qu’il est parti quelque part, mais Mokuzu n’était plus là. Dans la salle de bain, il y avait la même serpe qui avait l’air d'avoir été utilisée tout à l’heure. 
 À ce moment-là, Masachika Umino tenait une petite valise. J’ai cru qu’il fuirait quelque part. Mais il est revenu en peu de temps.
 La seule chose qui est sortie de cette maison à part Masachika Umino, c’est la petite valise.
 Et la serpe avait l’air d'avoir servi. 
Après avoir atteint ce point de mon histoire, je me suis sentie tout à coup mal. La tête sur les genoux de Tomohiko, j’ai perdu toutes mes forces. Il se taisait. J’arrivais à peine à respirer, je lui ai dit : « ………J’imagine que tu ne crois pas à mon histoire ?
-  …………………..
-  Aucun adulte ne m’a écoutée. Ils ne s’inquiètent pas pour Mokuzu. Ils disent qu’elle est menteuse,qu’elle est cinglée etc. Ils se moquent de moi aussi alors que je m’inquiète. Mais…… »
 Tomohiko avait l’air sérieux. Il n’était ni enfant ni adulte. Celui qui possédait le ‘’point de vue de Dieu’’, Tomohiko, me regardait de haut l’air inquiet, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Et, soudainement, il m’a dit de manière franche, ce qui lui était rare : « Nagisa, allons-y.
-  ………..Eh ? ai-je dit. Mais où ?
-  Au mont Nina. »
 Couchée sur ses genoux, j’ai regardé son visage. Il cherchait un élastique pour attacher ses cheveux. Aussitôt qu’il a lié ses cheveux longs et lisses, il s’est levé, puis il a ouvert la porte.  Il a traversé la cuisine et a cherché ses chaussures dans le vestibule. Il a trouvé des sneakers et a essayé de les mettre, toutefois il semblait que sa taille avait changé ; il a fait claquer sa langue et les a jetées. Il a trouvé une sorte de paire de sandales de plage et les a mises. Ensuite il a ouvert la porte.  Je suis allée après lui immédiatement.
 Il faisait encore noir. L’aube était encore loin.
 Après trois ans, Tomohiko a fait un pas à l’extérieur.
 Il a chancelé deux ou trois fois puis il a dodeliné de la tête. Dès qu’il a baissé les yeux, il a vomi brutalement comme une cascade. 
« Bleuuuurrrrp ! 
« F,f,f,f,f, frérot ?
-  …….Ça va maintenant »
 Tomohiko s’est mis à marcher en titubant.  Mais il s’est arrêté. Il a fait à nouveau : « Bleuuuuurrrp !
-  Ouiin, frérot !
-  …….Pardon. Maintenant je vais vraiment mieux. »
 En se retournant vers moi, il m’a dit ces mots avec un sourire inhabituel. À ce momentlà, j’ai cru croiser quelqu’un alors qu’il n’y avait personne, et j’ai regardé en arrière. 
 L’asphalte obscur. Le chemin mouillé en noir entre les champs d’épis. 
 Quelque chose s’éloignait. J’ai cru avoir vu quelque chose ressemblant à une brume rose. Elle se séparait lentement de Tomohiko et de moi.
 Mais j’étais la seule personne à y faire attention. Tomohuko s’est mis à marcher, en tournant le dos à cette chose intense et rose, d’un pas chancelant.
 La brume s’éloignait aussi de Tomohiko.
 Je suis restée sidérée un certain moment. Mais j’ai repris courage et j’ai couru après Tomohiko. 

Le dernier chapitre
Je ne pourrai plus revoir la balle en sucre
  C’est ainsi que le matin du 4 octobre est arrivé.
 Main dans la main, je monte toujours le mont Nina avec Tomohiko. Il a repris des forces depuis qu’il a vomi comme une cascade. Maintenant il gravit la montagne pas à pas de manière stable. 
 Je pense toujours, en espérant que ce ne sera pas réel. 
(Mokuzu……
 Mokuzu, j’espère qu’il n’y aura pas ton cadavre à l'endroit où le chien a été abandonné.   La tempête est venue, comme tu me l'avais dit. Ce serait encore mieux si tu redevenais une sirène, si tu pondais des œufs avec tes compagnes et si tu partais pour une autre mer en leur promettant de vous revoir dans dix ans.
 Ah, pourvu que ton histoire soit réelle……. !)

 La pente du mont Nina devenait abrupte et j’avais de plus en plus froid. C’était à cause de l’air brumeux et blanc qu’on pouvait qualifier de glacial. Alors qu’il faisait petit à petit clair, nous tremblions un peu.
 Au loin, j’ai pu apercevoir la mer. Les vagues se faisaient violentes ; l'écume blanche heurtait les tétrapodes et se dispersait.
 Tomohiko et moi, nous avons retrouvé notre calme. Au bout de dix minutes, nous suivions le sentier sans dire un mot. Finalement, nous sommes sortis sur l’endroit un peu dégagé que je reconnaissais. 
 J’ai eu l’impression de sentir une odeur semblable à celle d'une bête. Tomohiko s’est arrêté et il a reniflé le vent. Puis il a eu l’air sévère et m’a dit : « Nagisa, tu restes là. Je vais voir.
-  O, oui……. »
 Tomohiko a avancé lentement. Il a atteint un endroit qui ressemblait à une colline en feuilles, il n’est pas revenu avant un long moment. Le vague à l’âme, je l’attendais debout. Au bout d’un moment, il est revenu en marchant sur la terre en faisant un bruit régulier, puis il m’a regardée l’air très triste. « Descendons.
-  …….Descendre quoi ? »
 Il a secoué la tête.
« Descendons la montagne.
-  Pourquoi ?
-  Il faut le signaler à la police. »
 Tomohiko a tourné la tête vers la petite colline. Alors que j’essayais aussi de la regarder en tendant le cou, il a couvert mes yeux de ses mains.
« Une fille est là-bas, morte démembrée. - Mokuzu !
-  Peut-être que c’est elle. C’est une très jolie fille aux grands yeux avec les cheveuxnoirs. Mais maintenant elle a l’air affreuse. Il vaut mieux ne pas la regarder. Nagisa, ça……. »
 Tomohiko a tendu un papier l’air hésitant.
 Je l’ai reçu.
 C’était un papier dont le bout était trempé de sang ou d’un liquide bizarre, au milieu, il était écrit d’une mauvaise écriture : « Au revoir, Mokuzu ». J’ai poussé un cri. C’était la même écriture que celle du papier posé sur le cadavre du chien, disant « Au revoir, Pochi ». Je croyais vaguement que c’était Mokuzu qui l’avait écrit. Mais c’était faux. Cette écriture tremblante et enfantine était celle de l’auteur de la ballade du meurtre sexuel, Masachika Umino.
 Je me suis débarrassée de Tomohiko et j’ai couru.
 Les feuilles mouillées étaient tombées les unes sur les autres. Elles ont fait un bruit sourd sous mes chaussures.
 Des oiseaux gazouillaient quelque part.
 Et je me suis approchée de cet objet entassé ; je me suis arrêtée et j’ai perdu mes mots.  Ensuite, j’ai regardé mon amie immobile, démembrée et soigneusement entassée.
Mokuzu écarquillait les yeux. Le temps auprès d’elle s’était arrêté au moment où elle arborait une expression triste, à la fois effrayée et résignée. C’était une expression que j’avais déjà vue un jour.
 Une grosse mouche bourdonnait autour.
 « Tu es pleine de bleus. Umino……T’es sale.»
 La voix de Kanajima a résonné dans ma tête.
 J’ai revu le paysage dans la tempête d’il y a un jour et demi.
« Pourvu que tu sois aussi sale ! »
 Je me suis retournée vers Tomohiko. L’air inhabituellement désespéré, il me regardait. J’ai crié :
« Frérot ! Mokuzu Umino est morte ! Son fou de père l’a tuée ! »
 Main dans la main, protégée par Tomohiko, j’ai descendu la montagne. Nous nous sommes précipités dans le commissariat ce matin. Je pleurais et tremblais. Comme je ne pouvais plus parler, Tomohiko a expliqué à ma place en bégayant et rougissant à un policier qu’on avait découvert le cadavre.
 Il semblait que Tomohiko avait perdu sa capacité spéciale, ‘’ce point de vue de Dieu’’, qu’il a obtenue dans sa vie d’ermite depuis qu’il est sorti de la maison, qu’il a vomi et qu’il s’est mis à marcher. Il était misérable, il n’arrivait pas à parler normalement. De la sueur sur le front, il regardait à peine les yeux d’adultes qui arrivaient les uns après les autres.  Une femme-agent qui avait l’air gentille lui a servi un café. Il continuait à parler en me serrant contre son épaule. Une fois qu’il a terminé d’expliquer, il a hoqueté. À ce moment-là, de grosses gouttes de larmes sont tombées de ses yeux comme une cascade. 
 L’air précipité, des inspecteurs ont commencé à répartir des policiers en équipes. Tomohiko versait toujours des larmes comme s’il expiait ses sentiments endigués depuis trois ans. Mon frère pleurant était très joli et produisait un immense impact sur l’instinct maternel. De jeunes femmes-agents sont venues une par une ; elles ont essuyé ses larmes, caressé ma tête ; chaque fois elles ont laissé une tablette de chocolat à la fraise, des bonbons, des chewing-gums, du senbei à sésames etc. Tomohiko, qui n’était plus Dieu, avait l’air faible, il était impuissant comme un garçon de dix-sept ans ordinaire. Mais il me serrait dans ses bras et caressait ma tête comme il l'avait fait à la fête de l’été d’il y a longtemps. J’ai compris que mon frère était revenu après trois ans.   Peut-être que le truc que j’ai croisé quand je partais, la brume rose, était Dieu qu’il avait requis aux dépens de sa vie, de son avenir, de l’amour et de ses amis. 
 J’ai songé un certain moment à ce Dieu disparu. Je n’avais aucune idée d’où venait ce truc rose.
 Plus tard, des inspecteurs d’un autre département sont venus. Ils ont fait répéter à Tomohiko la même histoire. Il a rougi, bégayé, perdu ses mots, en déplaçant son regard sur les murs, le plancher, moi ou ses mains, il leur a expliqué. Les balles réelles de Tomohiko étaient instables. Mais il les tirait de toutes ses forces. Ensuite, ils ont reçu un appel disant qu’on avait découvert un cadavre au mont Nina. Divers gens, ma mère et aussi mon prof, qui venaient de se réveiller, sont entrés dans notre salle. Ils ont sursauté en regardant Tomohiko sanglotant et moi tout épuisée. Devant nous qui étions collés l’un à l’autre, ma mère s’est troublée puis elle a respiré profondément, et elle s’est troublée à nouveau.
« Est-ce vrai ? On m’a dit que la fille des Umino est réellement morte…… »
 Nous n’avons pas répondu. Nous n’avions plus la force de parler. Ma mère a continué : « C, c, c’est peut-être une maladie contemporaine. Les gens ont tous l’esprit tordu……. - Qu’est-ce que tu dis ! », a crié tout à coup mon professeur qui se tenait dans un état second.
« Arrête de dire des bêtises comme ces crétins de commentateurs ! Qu’est-ce que la maladie contemporaine ! Qu’est-ce que l’esprit tordu ! On s’en fout ! Le type qui tue son enfant est fou ! C’est tout, hein ? Il n’y a ni maladie contemporaine ni merde !
Idiote ! »
 Ma mère a été intimidée. Après avoir dit ces mots, mon professeur est resté debout un certain temps en frottant ses yeux à moitié endormis. Ensuite, il s’est assis sur le canapé.
Il a crié « Ah ! » et s’est pris la tête entre les mains.
 Pendant quelques minutes, personne n’a parlé. Un silence a régné dans la salle. 
 Tout à coup, quelqu’un a hoqueté. 
 Qui……. ?
 Dans les bras de mon frère, j’ai promené mes yeux dans la salle. Sur le plancher, entre les pieds de mon professeur qui baissait la tête, une goutte est tombée. C’était une larme qui avait l’air salée. Il a dit : « Eux, ils avaient déjà commencé à bouger.
 - ………bouger ? De quoi tu parles ? »
 Il a entendu ma voix tremblante et a levé la tête.
 En déformant son visage dépité, il a dit avec difficulté :
« Il y avait des rumeurs et des signalements parmi les voisins. J’en avais déjà parlé avec le centre d’aide sociale à l’enfance. Mais le projet avançait difficilement, car quand on parlait avec Umino elle-même, elle défendait son père. »
 C’est le syndrome de Stockholm, c’est une mauvaise connexion dans le cerveau, aije pensé.
« Mais nous bougions pour la protéger. Moi, je suis devenu adulte, professeur et je me croyais Superman. À propos de toi aussi, même si tu me détestais, je faisais des efforts pour que tu puisses aller au lycée, je voulais arranger aussi les affaires des Umino. Le héros arrive toujours en cas de danger. C’est comme ça. Mais j’avais tort. Une de mes élèves est morte. - Monsieur……. »  Mon prof s’est gratté la tête. Il a gémi, l’air douloureux.
« Ah, Umino. Tu aurais pu devenir adulte si tu avais survécu…… » 
Il s’efforçait de parler.
« Mais Umino. Tu avais vraiment l’intention de survivre…….. ? »
 Vers le soir, nous sommes finalement partis du commissariat. L’affaire semblait avoir été annoncée dans toute la ville et tout le pays. En dehors du commissariat, il y avait beaucoup de gens de stations de télé. Nous sommes sortis en cachette par la porte de derrière, et rentrés chez nous. Sur le chemin du retour, j’ai cherché de l’eau minérale. Dans cette ville au pied de la chaîne de montagnes Chûgoku, de l’eau de neige était directement utilisée comme celle du robinet, laquelle était assez bonne. Personne n’achète d’eau minérale au même prix que du jus. C’est donc une boisson de citadins. J’ai enlevé le couvercle, puis j’en ai bu à grandes gorgées le menton levé à l’instar de Mokuzu. De l’eau a coulé de ma bouche, et est tombée jusqu’à mon cou. Ce n’était pas si bon que ça. Il y avait un goût bizarre de minéral. J’ai senti que même si j’en buvais infiniment, ma soif ne s’apaiserait pas. En détachant la bouteille plastique d’eau minérale de mes lèvres, j’ai pensé que c’était la véritable apparence de Mokuzu Umino.
 
 Le fait que Masachika Umino ait été arrêté, qu’il ait facilement fait des aveux et qu’il ait pleuré et se soit montré triste pour sa fille, a fait les gros titres des actualités et à la télé. Sa première chanson « L’os de la sirène » a été vulgairement classée à nouveau au classement de musique. Tout le monde s’est enfin rendu compte de l’anormalité de la troisième partie de cette ballade sentimentale. Des commentateurs ont sauté dessus et ils se sont amusés à l’analyser pendant des jours. Mais, quoiqu’on dise, Mokuzu ne reviendra jamais. Les personnes qui comprenaient ce fait semblaient peu nombreuses. Masachika Umino, moi, Tomohiko, et mon prof.  Dans l’école où je suis revenue après environs dix jours régnait une drôle d’ambiance. La classe était aussi inhabituellement calme. Les gens du beau monde parlaient peu.
Shôta Kanajima et moi semblions attirer un peu l’attention de tout le monde.
 Quelques jours plus tard, Eiko a commencé à me parler petit à petit. Elle me parlait de la télé en me disant : « T’as regardé ça hier ? » ou de coiffures, de moyens de faire boucler les cils, sinon combien de cure-dents elle pouvait mettre sur ses cils ; en bref, des choses triviales. Quand je lui répondais normalement, elle avait l’air soulagée. Puis elle a eu l’air triste et s’est tue. Elle semblait s’inquiéter pour moi. Il y avait aussi de la gentillesse dans le beau monde.
 Chez moi, Tomohiko sortait de sa chambre et cuisinait avec moi. Il coupait de la laitue maladroitement, mettait de la vinaigrette dessus. Il sautait du porc et du kimuchi, versait de la sauce soja. Il cuisinait quand même bien. Un jour, quand je suis rentrée de l’école, il s’était fait couper ses longs cheveux lisses. Il avait la tête presque rasée. J’ai crié « Woah ! ». Comme il sortait récemment, il était un peu bronzé. Ses épaules devenaient larges et, comment dire, il était maintenant comme un homme que je ne connais pas. Le beau dieu en mon frère qui pourrait avancer en cadence sur les nuages avait complètement disparu. Quand l’automne s’avançait, il réfléchissait à quelque chose tout seul. Par la suite, il est tout à coup devenu soldat. À ma place, avant moi, il a intégré l’armée d’autodéfense locale. J’étais très étonnée. « Frérot, il y a pas de problèmes ? », lui ai-je demandé. « Des problèmes ? De quoi ? », m’a-t-il répondu l’air intrigué. Il rentrait à la maison à l’occasion des vacances. En dévorant un bol de riz, il m’a demandé de parler de l’école ou de la télé. C’était mon frère beau, rassurant et gentil.   J’ai perdu Mokuzu Umino que j’avais à peine rencontrée, et Tomohiko comme dieu. Quand je m'en suis aperçue, il n’y avait personne qui tirait des balles en sucre autour de moi. Mokuzu n’était plus là, et littéralement Tomohiko passait des journées à tirer des balles réelles. D’après ce dont j’ai entendu parler, Tomohiko peut démonter, soigner et remonter une mitrailleuse de manière incroyablement vite et gracieuse, on lui disait « Comme s’il dansait avec une mitrailleuse ». Un jeune homme robuste, compagnon de sa troupe et qu’il a amené un jour chez nous, me l’a dit. Tomohiko était surnommé « Prince des mitrailleuses ». En tant que sa petite sœur, je trouve ça un peu bizarre.
 Du coup,
 Maintenant – 
 Plus personne ne tire de balles en sucre.
 Plus personne ne jette une bouteille d’eau minérale sur mon dos.  Plus personne ne prétend que ses bleus sont de la pollution.
 Plus personne ne me demande de fuir quelque part.
 Mes cheveux ont beaucoup repoussé. En grandissant, mes jambes et mes bras se sont allongés. Comme si j’échangeais ma place avec Tomohiko qui devenait de plus en plus viril, je devenais de plus en plus féminine. Un jour, quand j’ai regardé le miroir, j’ai découvert que je ressemblais à Tomohiko lorsqu’il était fin avec ses cheveux longs. J’ai sursauté. 
 Je vais au lycée. Ça va être quand même dur parce que ma famille n’est pas aisée, mais je vais prendre un job après les cours, après avoir terminé mes études, je vais travailler. Je pense que ça va aller. Mon prof veille à ce que mes sentiments ne changent pas. 
 Aujourd’hui aussi, il y a des nouvelles d’enfants tués. Il semble que ce n’est pas quelque chose de rare dans ce monde, je m'en rends compte. Seuls les enfants qui ont survécu deviennent adultes. Ce jour-là, mon prof l’avait murmuré dans la salle du commissariat, peut-être qu’il avait été aussi un survivant d’autrefois. Mon prof qui a survécu et qui est devenu adulte fait maintenant des démarches pour les enfants, tantôt il réussit, tantôt il n’y arrive pas. Et il garde le silence à propos de lui-même.   Peut-être que je deviendrai aussi comme ça.
 En faisant semblant de n’avoir vécu ni violence ni perte ni douleur, je deviendrai un jour adulte. Je ne veux pas être quelqu’un de pourri qui parle de la mort d’une amie dans un bar comme si c’était une décoration de sa jeunesse. J’ai l’impression que je deviendrai adulte en gardant toujours cette affaire que je n’arrive pas arranger dans mon cœur. Mais je n’oublierai jamais que j’ai treize ans aujourd’hui et qu’il y a d’autres soldats qui tirent des trucs farfelus avec des armes inutiles à part moi, qu’il y a des survivants et des morts.
 Je n’oublierai jamais.
 Dans la liste des soldats morts d’un jour, avec les noms d’autres enfants inconnus, flotte aussi discrètement le nom de Mokuzu Umino. Elle a été tuée par son parent alors qu’elle espérait être aimée en l'aimant et en s'y attachant. 
 De temps en temps, ce genre de choses arrive dans ce monde. Les enfants ne peuvent pas se battre avec des balles en sucre.  Mon âme sait ça. 




[1] ’’Umino Mokuzu’’ signifie littéralement en japonais ‘’Ordures de mer’’  
[2] Boku, le « je » masculin en japonais. 
[3] un mot japonais désignant un état psychosocial et familial concernant principalement des adolescents ou de jeunes adultes qui vivent coupés du monde et des autres, cloîtrés chez leurs parents, le plus souvent dans leur chambre pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, en refusant toute communication.  

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