samedi 7 octobre 2017

Living is easy with eyes closed

 Vers la fin des vacances, j’avais un secret que je ne pouvais confier à personne : mon visa allait expier. D’après ce que j’ai vérifié sur le site de la préfecture du Bas-Rhin, les étudiants devaient faire leur demande de titre de séjour deux mois avant l’expiration de leur visa. En même temps, il était écrit qu’ils devaient impérativement faire la demande à l’agora de l’Université de Strasbourg et qu’ils ne devaient pas aller à la préfecture. Mais ces informations indiquaient que l’agora ouvrait le premier septembre. Au final, mon visa a expiré.
 Je transpirais, je toussotais sans raison, ma main tremblait. Je me suis demandé si j’allais à la police pour leur demander de m’arrêter avant qu’ils découvrent que mon visa n’était plus valable. Si j’allais à la police, il y aurait sûrement un policier moustachu assis sur une chaise en fer. Après avoir écouté mon histoire, il me taperait gentiment sur l’épaule et chuchoterait : "Tu n'as rien à craindre. Tout ira bien. Il me conduirait alors dans une cellule cachée au sous-sol de ce commissariat. Je serais détenu. Il est marié et il a quatre enfants mais en réalité, il est sadiste et gay. Il me ferait ensuite subir beaucoup de ‘’jeux’’. Après cent jours de détention, il ouvrirait la porte et me dirait : Le Président de la République a ordonné de t’exécuter. En France, la peine capitale a été abolie en 1981 sous le gouvernement de François Mitterrand, mais le Président a pris une mesure d’exception. Vous serez guillotiné en public.
 J’imaginais tout cela dans ma tête.
 Vers le début de septembre, je me suis rendu au Platane. Dans l’entrée, deux femmes étaient assises et regardaient au loin d’un air ennuyé. J’ai demandé à l’une d’entre elles où se trouvait l’agora.
« C’est là. », m’a-t-elle dit en indiquant des étudiants qui faisaient la queue juste derrière ces deux femmes.
 Je l’ai brièvement remerciée et j’ai rejoint cette queue.
 À mon tour, j’ai expliqué ma situation à une employée de la préfecture. C’était une femme noire souriante, elle faisait attention à ne pas perdre le moindre mot de mon français maladroit.
« E, e, e, e, en fait, je, je, je…. »
 J’ai commencé mon histoire en bégayant comme le Storm Trooper de ‘’La ballade de l’impossible’’.
 Sans perdre le sourire, elle m’a assuré que je ne serais ni arrêté ni guillotiné, mais que je devrais sans doute payer une amende.

 J'étais déjà passé devant bien souvent, mais pour la première fois, je suis entré dans la préfecture du Bas-Rhin. J'étais arrivé assez tôt, vers neuf heures, mais c'était bondé. Je me suis tout de suite perdu. J’ai regardé de-ci de-là et j’ai découvert une pancarte sur laquelle il était écrit « Titres de séjour ». La queue était déjà très longue. Ce n’était pas un concert de Selena Gomez. Il n’y avait aucune raison de gâcher une belle matinée pour retirer un titre de séjour, ou un permis de conduire. J’étais découragé. Au début, j’attendais distraitement en regardant l’occiput de l’homme qui était devant moi. Je devais avoir l'air d’un crétin ou de quelqu'un qui a complètement perdu la mémoire, mais quelques minutes plus tard, j’ai découvert la mention « Sur rendez-vous » à côté de « Titres de séjour ». Je n’avais pas pris rendez-vous mais j’étais convoqué. J’ai misé sur l’espoir qu’ils me feraient passer. J’ai quitté la queue et je suis entré dans le hall.
 Le hall circulaire ressemblait à un aéroport. Je n’avais aucune idée du guichet où je devais me rendre. Dans un coin du hall, j’ai découvert le guichet ‘’Rendez-vous’’ et j’ai fait à nouveau la queue. Devant moi, il n’y avait que trois ou quatre personnes mais je n’étais pas sûr d'être au bon endroit. Inquiet, je ne cessais de regarder autour de moi : au centre quelques bancs où des gens qui avaient l’air fatigués, ou simplement s’ennuyaient, étaient assis dans un état second. À l’opposé du hall, se trouvaient d’autres guichets et une pièce circulaire, vitrée, réservée aux permis de conduire. Dans un autre coin, j’ai vu cette fois quelque chose comme « Retirer des titres de séjour ». J’ai quitté la queue et je m'y suis dirigé. Quelques jeunes gens faisaient la queue. Le dernier de la queue était un homme d’âge mûr, obèse, avec un chapeau russe et devant lui, un garçon et une fille asiatiques attendaient tranquillement. L’homme qui était devant moi ne ressemblait pas à un étudiant mais j’ai eu la conviction que j’étais arrivé au bon guichet.


 Quelques dizaines de minutes plus tard, mon tour est venu. L’employé qui s’occupait des titres de séjour des étudiants était un jeune homme qui portait un polo rouge. Ses cheveux bruns et courts étaient aplatis. Il avait des yeux limpides et tranquilles. Je lui ai présenté toutes les pièces nécessaires (mon passeport, les timbres fiscaux de soixante-dix-neuf euros, le récépissé etc.) mais il m’a rendu le passeport sans même l’ouvrir. Il a juste vérifié le récépissé et entré mon nom dans l’ordinateur puis il est allé quelque part. Pendant qu’il était absent, j’ai observé l’intérieur de la préfecture. Au fond se trouvait une salle vitrée dans laquelle une femme travaillait devant la table. Au mur étaient accrochées quelques photos d’un enfant. À gauche, un homme à la tête rasée criait : «C’est pas moi ! Regardez ! » et il a tapé sur la table. À droite, une femme voilée errait d’un air agité. Quelques minutes plus tard, l’employé est revenu avec un papier. Il a collé mes timbres fiscaux dessus et m’a donné mon titre de séjour.

 Tout cela s’est terminé beaucoup plus vite que je ne le pensais. Après la préfecture, comme j’avais un livre à rendre, je suis allé à la BNU qui est juste à côté mais elle était fermée. Je me suis demandé pourquoi la bibliothèque était fermée alors que c’était vendredi. Puis je me suis souvenu qu’elle ouvre à 10 heures. J’ai regardé mon portable : il était 9 heures 40. J’ai décidé d’attendre quelques vingt minutes.
 Debout sur le perron de la bibliothèque, je regardais la place de la République. J’ai vu le drapeau bleu blanc rouge flotter au sommet de la préfecture. Un tramway arrivait transportant des voyageurs quelque part. Petit à petit, d’autres personnes se sont rassemblées pour attendre l’ouverture de la bibliothèque.
 J’ai appliqué mon front contre la vitre pour observer l’intérieur. Dans l’escalier, une femme et un homme parlaient. Ils ont aperçu un homme asiatique qui les observait mais il semble que mon regard n'a pas pu les mouvoir. Ils ne sont pas descendus pour me laisser entrer. Quelques minutes après 10 heures, un autre homme est enfin venu ouvrir la porte. J’étais secrètement ravi d’entrer dans la bibliothèque qui ouvrait à peine. Après avoir rendu mon livre, j’ai pris plaisir à errer d’étage en étage. La bibliothèque du matin sentait le savon. J’ai passé du temps dans le coin de la littérature anglophone. J’ai hésité entre Thomas Pynchon, Kurt Vonneghut et Kazuo Ishiguro ; au final, j’ai emprunté ‘’Burried Giant’’ d'Ishiguro et un album de reproductions de mon peintre préféré, David Hockney. Ce dernier était épais et lourd. J’ai dû marcher le dos légèrement voûté.
 L’air frais et sec m’effleurait ma peau. Je me suis rappelé qu’il avait plu à verse la veille. Le ciel, après la pluie, est toujours beau et clair. 

 J’errais dans le couloir. Je voulais aller en cours d’anglais mais je me suis perdu. Je faisais des allers-retours inutilement comme un oiseau qui ne savait pas où rentrer. Tout à coup, une fille qui était assise par terre m’a adressé la parole et m’a demandé si je cherchais la salle de cours d’anglais de W. J’ai hoché la tête. Elle m’a dit « C’est ici. » et s’est remise à regarder son portable. Elle se souvenait de moi mais je ne l’ai pas reconnue. Je me suis assis à côté d’elle et j’ai attendu mon professeur.
Mon nouveau professeur d’anglais est un homme assez âgé. Je ne connais pas son âge mais j’ai l’impression qu’il a au moins soixante ans. Ses cheveux sont entièrement blancs. Il parle en entrouvrant ses yeux comme s’il était ébloui. Je ne sais pas s’il est anglais ou américain (ou bien s’il est d’une autre nationalité.) Ma professeure d’anglais du premier semestre était Y. Même une personne comme moi, qui ne maîtrise pas l’anglais pouvait reconnaître qu’elle était purement anglaise grâce à son accent britannique. De plus, elle portait de temp à autre des vêtements bariolés, même psychédélique. Je ne serais pas étonné si elle avait été un personnage venant du monde des Aventures d'Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll.
 W nous a montré un graphique mystérieux sur lequel étaient marqués les noms de certains pays (L’Islande, l’Australie, l’Allemagne, Washington etc.) et les périodes de quelque chose, et des chiffres en gros. « Devinez ce que ces chiffres signifient. », nous a-t-il dit en anglais. Quelques filles ont suggéré des réponses mais en vain. Je lui ai demandé si ce n’étaient pas le nombre de personnes tuées par un pistolets. En réalité, ces chiffres indiquaient le nombre des victimes qui avaient reçu des balles de la police. (Donc, ils n’étaient pas forcément tous morts). À la fin du cours, il nous a dit : Et alors, vous aimeriez bien vivre aux États-Unis ?

 Chez moi, je réchauffais la soupe d’hier dans la cuisine collective. En attendant que le micro-onde sonne, je regardais par la fenêtre. J’habite au quatrième étage. J'avais le même point de vue que depuis le haut d'un arbre. Un garçon et une fille bavardaient en bas. Des oiseaux noirs et blancs sautillaient sur la terre. Quelques instants plus tard, j’ai vu quelque chose de blanc remuer dans la cour. C’était le petit chat avec qui je joue souvent. Je lui ai crié en japonais : « Ohé ! Neko ! Qu’est-ce que tu fais là ? ». Alors que nous nous étions si éloignés qu’il était aussi petit qu’un grain de pois, j’ai eu l’impression qu’il m’a reconnu. Il s’est levé et il m’a regardé. Je lui ai crié de nouveau : « Neko ! Bonjour ! ». Il s’est mis à marcher vers moi, au final, il est arrivé juste en bas de l’endroit où je lui agitais la main. Il levait la tête et me regardait. Je lui ai dit que j’allais descendre maintenant.
Sans entamer la soupe, j’ai mis mon manteau et je suis descendu. Le chat s’était de nouveau déplacé. Il était à l’entrée du bâtiment 1. Dès que je me suis assis au bord d’une plate-bande, il est venu vers moi et s’est couché sur mes genoux.
Je lui ai demandé ce qu’il faisait tout à l’heure mais il ne m’a pas répondu. Blotti comme une boule, il ronronnait.
J’ai sorti un court livre de Sakutarô Hagiwara d'une poche de mon manteau. Je me suis mis à lire à voix haute ''la ville des chats''.

'' À cet instant, tout se figea. Un silence d'une profondeur inconnue tomba. Je ne compris pas ce qui se passait. En quelques instants, un phénomène étrange et terrifiant que nul ne n'aurait pu imaginer surgit. Les rues étaient remplies de troupes de chats qui déambulaient par-ci et par-là. Chat, chat, chat, chat, chat, chat, chat. Ils étaient partout. Des fenêtres des maisons, des têtes de chats à moustaches, tels des tableaux encadrés, émergeaient clairement.''

Au bout d’un moment, parmi quelques personnes qui marchaient vers le bâtiment, j’ai reconnu un visage que je connaissais. C’était mon voisin, A. Il a remarqué que je parlais au chat et m'a demandé ce que je faisais : 
« Je parlais au chat.
- Tu parles à un chat ? »
 Il était étonné : « C’est bizarre de parler à un chat. »Il a dit et ri. Si j’avais rencontré quelqu’un qui parlait avec un arbre, je le trouverais étrange, je dirais que c'est un lunatique : il faudrait sûrement l'interner à l'hôpital psychiatrique ; mais pour moi, bavarder avec un chat est quelque chose de normal.
 Nous avons causé un court moment. Il m’a dit que ce soir il allait au ciné avec ses amis et sa copine japonaise. Il m'a demandé si j’avais envie de les rejoindre. Le cinéma m’a intéressé (j’aimerais notamment voir ‘’Dunkerque’’). Puis il a ajouté qu’ils iraient à la boîte de nuit et que je pouvais ramener mes amis. J’ai demandé au chat, qui est mon seul ami s’il voulait aller à la boîte de nuit. Il m’a dit (sans doute) que non, il préférait rester sur mes genoux. Alors, j’ai dû refuser sa proposition avec regret. En fin de compte, je lui ai proposé d’aller boire un verre avec lui et sa copine un autre jour.
Je suis resté au même endroit même après qu’il est parti. Le chat dormait si profondément que ses oreilles ne réagissaient plus aux pas des gens. J’ai arrêté de lire le livre et j’ai contemplé son visage endormi. Ses yeux étaient clos. Il étendait sa patte. De temps à autre, il ronflait doucement puis il est devenu tout à fait silencieux. J’ai eu peur qu’il soit mort. J’ai rapproché mon oreille de sa petite tête. Bien entendu, il respirait. Dans le vent frais du début d’octobre, la chaleur du chat était la seule chose, qui pouvait réchauffer ma solitude.

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