samedi 24 février 2018

Le pianiste sans bras

 Un ami s’est inquiété car je suis isolé à l’université et il m’a invité à une réunion avec des Japonais. Comme je n’avais parlé à personne sauf avec les caissiers du supermarché en 2016 (‘’Bonjour’’, ‘’Au revoir’’), mon vœu pour cette année est de communiquer avec des êtres humains. De plus, mon psychiatre m’avait également conseillé de discuter avec des gens (Je viens chez toi car je n’arrive pas à faire ça !).

 Je pensais à rester à côté de mon ami. C'est l’une des rares personnes de l’université avec qui j’ai parlé, mais lui, il a beaucoup d’amis et il est très sociable, si bien qu’il s’occupait d’autres personnes et que je me suis retrouvé entre deux Japonaises inconnues. Je n’aime pas être entre deux personnes car si elles enfonçaient des couteaux dans mon ventre des deux côtés, je succomberais certainement. De plus en plus angoissé, je ne pouvais plus penser clairement. J’avais mal à l’estomac et ma vue se brouillait. Au bout d’un moment, l’une des Japonaises assise à côté de moi m’a adressé la parole. Elle avait une voix extrêmement aiguë comme un personnage d’animé. J’ai répondu quelque chose. La conversation n’a duré que trois secondes. Une atmosphère embarrassée s’est installée entre nous et quelques instants plus tard, elle s’est mise à parler avec sa voisine française. J’avais la nausée. J’ai eu envie de rentrer chez moi et de regarder la nouvelle série de Gundam. À ce moment-là, j’ai décidé de me réfugier dans la rêverie, et de tenir jusqu’à ce que cet enfer prenne fin.

 Lorsque je panique ou que je n’arrive pas à gérer mes émotions, je m’enfuis dans le palais que je construis dans mon esprit. Suite à plusieurs agrandissements, il devient de plus en plus labyrinthique et difforme. Un vieillard, une petite fille et un pingouin y vivent ensemble. 

 Plusieurs minutes plus tard, j’ai entendu quelqu’un m’appeler. Je suis sorti de mon palais et j’ai levé la tête. Mon ami me demandait si j’allais bien. Je lui ai répondu que j’allais bien mais j’avais peut-être l’air malade. Il m’a dit de venir à côté de lui.

 J’ai ainsi quitté les deux Japonaises. Cette fois, je me suis mis à côté de mon ami et d’une autre Japonaise. J’étais immobile car je n’avais pas réussi à gérer mes émotions. C’est comme un ordinateur. Quand il y a trop de procédures, CPU craque et l’écran se fige. Parfois, les émotions qui n'ont pas été gérées se transforment en larmes. Quelques minutes plus tard, la Japonaise a peut-être eu pitié de la misérable bête à figure humaine que j’étais, et m’a posé une question :

« Qu’est-ce que tu fais le week-end ? »

 À mon grand soulagement, c’était une question à laquelle je pouvais répondre facilement.

« Je m’enferme dans ma chambre et je dors toute la journée ! », ai-je répondu sans hésitation.

 Elle me regardait d’un air intrigué mêlé de mépris. Puis, elle m’a posé une autre question :

« Alors pourquoi tu es venu en France ? »

 Le palais dans mon esprit s’est effondré d’un coup.


 Pendant ce temps, des Japonais qui maîtrisaient le français moins que moi parlaient joyeusement avec des Français. J’ai compris petit à petit que je perdais ma place qui n’avait sans doute jamais existé. J’ai eu l’impression que le sol sur lequel je me tenais s’effondrait sur mes pieds.

 Maintenant je n’avais plus personne avec qui parler. Cela m’a rappelé que j’étais ‘’défectueux’’ mais en même temps j’étais soulagé car au moins je ne décevais plus personne. Je suis allé m'asseoir sur une chaise dans un coin, et je me suis mis à lire la suite de ‘’1Q84’’. J’ai relu plusieurs fois le passage où l’homme au crâne rasé parle de Carl Jung. Dans le livre, on dit qu’il a construit tout seul une maison simple et mystérieuse en accumulant des pierres. Après l’avoir achevée, il a gravé sur un mur « Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici ». J’ai répété cette phrase dans ma tête. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire, mais elle a en effet ‘’une sonorité intrigante’’ comme dit l’homme au crâne rasé.

 Ce soir, je ne peux m’empêcher de penser qu’il me manque vraiment quelque chose que les autres possèdent de naissance. Si j’allais chez le psychiatre la prochaine fois, je lui demanderais si, pour moi, essayer de communiquer avec les autres n’est pas comme si une personne sans bras tentait de jouer du piano. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire