vendredi 16 février 2018

Le train de nuit

 C’était le soir, j’attendais mon train à la gare. Elle était déserte. Autour de moi, les autres voyageurs tuaient le temps de diverses manières. Certains lorgnaient sur leurs portables avec un regard passionné, d’autres lisaient des romans de poches, d’autres encore ne faisaient rien et semblaient complètement perdus dans le néant. Derrière moi, une femme d’un certain âge, emmitouflée dans un manteau de fourrure noir, lisait un roman. Je plissai les paupières et essayai de voir ce qu’elle était en train de lire d'un air si absorbé. Pendant un instant, j’oubliai de respirer parce que c’était un roman que je connaissais : Les Nuits blanches de Dostoïevski.
 Je contemplai cette femme pendant un long moment. Elle se concentrait si passionnément sur l’histoire que je ne savais plus si c’était elle qui dévorait le livre ou si c’était le livre qui la dévorait. Elle portait un chapeau noir à larges bords et baissait les yeux, si bien que l’on ne pouvait discerner ses traits. De ses longs doigts fins et gantés, semblables à une anémone de mer, elle tournait délicatement les pages.  
 À ce moment-là, une voix de femme atone retentit dans la gare. Elle annonçait l’arrivée de mon train dans quelques minutes. Je jetai un coup d’œil sur le quai et aperçus au loin un point noir. Au fur et à mesure qu’il approchait, il grandit et prit la forme d’un train. Au bout d’un moment la masse de fer s’arrêta en faisant grincer ses roues. 
 Une fois installé à ma place, je poussais un profond soupir. Ce voyage inhabituel m’angoissait de manière étrange. Quelques jours auparavant, j’avais reçu une lettre de ma mère, m’annonçant la mort de mon oncle. Elle me demandait de rentrer dans ma ville natale pour les funérailles. Cette idée me déprimait. J’avais expliqué cela au patron de la librairie où je travaillais. Après avoir marmonné, cet homme célibataire de cinquante ans avait finalement accepté de me donner congé.
 Quelques instants plus tard, le train se mit à rouler lentement. Un instant, je fermai le livre et regardai à nouveau par la fenêtre. Des rails et des tours en treillis défilaient derrière la vitre. A la sortie d’un tunnel, des maisons de briques, semblables les unes aux autres, s’étendaient à l’infini. Les lumières de ces maisons étaient éteintes et on ne pouvait savoir si elles étaient occupées ou bien abandonnées. Au fur et à mesure, elles furent remplacées par de vastes champs. Au-delà, les arbres bordaient tels une frise, le champ du ciel nocturne, où la neige et les innombrables étoiles s’entremêlaient. Lorsque je pris mon livre, j’entendis des pas. Ils s’arrêtèrent devant mon compartiment. Je levai les yeux et découvris une femme en noir qui se tenait là. Pour moi, qui était assis, elle semblait beaucoup plus grande qu’elle ne devait l’être en réalité. Elle me demanda si elle pouvait se mettre en face de moi. Ma surprise passée, je hochai la tête. Elle s’introduisit dans le compartiment sans le moindre bruit et s’installa en face de moi. Elle enleva son chapeau à bords larges, mais garda son manteau. C’était le train de nuit, mais elle n’avait aucun bagage : juste un petit sac à main. Elle me fixa de ses grands yeux noirs un instant, et je me rendis enfin compte que c’était la femme de tout à l’heure, celle qui était absorbée par des Nuits blanches de Dostoïevski. Les yeux mi-clos, elle regardait le paysage par la fenêtre. Un moment plus tard, elle sortit Les Nuits blanches de son sac, et se mit à lire la suite. 

 Combien de temps s’était écoulé depuis que j’étais monté dans ce train ? À chaque station, quelques passagers descendaient et d’autres montaient. Mais au fur et à mesure que le train continuait son voyage, le nombre de passagers qui montaient diminuait. Ils s’endormirent les uns après les autres. 
 À un moment donné, le train s’arrêta doucement, sans heurt, au milieu de nulle part. Je regardai de nouveau par la fenêtre. De hauts arbres s’élevaient tout près du train. Il semblait que nous étions dans la forêt. Dehors, il neigeait toujours. Quelques minutes plus tard, il y eut une annonce du contrôleur disant que le train s'était arrêté suite à un accident. Il s’excusait et demandait aux passagers de patienter. Mais cette annonce ne mentionna aucun détail sur ‘’cet accident’’. Le train n’avait pas semblé heurter quelque chose, vu que sa manière de s’arrêter avait été aussi paisible qu’une vieille dame qui cesse de respirer à cause de son grand âge. Un orage avait fait rage il y avait de cela quelques jours. Y avait-il un obstacle sur les rails ? Un cerf, ou un arbre. Il était aussi possible que le train ait eu un problème mécanique au niveau du moteur ou des rouages. La seule chose claire, c’est que nous ne pouvions rien faire d’autre qu'attendre au milieu de cette forêt.
 À ce moment-là, la femme, qui lisait toujours Les Nuits blanches devant moi, leva la tête et m’adressa la parole :
« C’est gênant, n’est-ce pas ? »
 Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’elle parlait de l’incident. 
« En effet. Mais nous ne pouvons rien y faire…Ce livre vous plaît-il ?
-  Connaissez-vous ce roman ? me demanda-t-elle.
- Je l’ai lu il y a longtemps. Ça m’intriguait parce que personnellement je n’avais jamais vu quelqu’un lire Les Nuits blanches…
- C’est une histoire triste, n’est-ce pas ? »
 Elle avait raison. Les Nuits blanches était une histoire triste. Il s’agissait de l’histoire d’un jeune rêveur solitaire qui rencontra rencontre une belle fille : Nastenka. Il en tomba instantanément amoureux. Cependant elle attendait la lettre de son amant qui était parti il y a longtemps. Nos deux protagonistes se rencontraient chaque nuit sur le pont, et la fille commença elle aussi à ressentir de l'amour pour ce jeune homme. Mais avant qu’ils n’aient pu devenir amants, l’homme qu’attendait Nastenka réapparut. Elle s’arrache s’arracha des bras du héros et disparaît disparut dans la nuit de Saint-Pétersbourg.
 Les roues du train grincèrent, et il se remit en mouvement. Mais, soudain, les lumières s’éteignirent. La femme en face de moi poussa un petit cri. L’intérieur du train devint complètement obscur sauf le bord de la fenêtre qui reflétait le clair de lune. Cette panne d’électricité avait-elle un rapport avec l’incident de tout à l’heure ? Cette fois, il n’y eut aucune annonce. Peut-être que le conducteur avait jugé que cela n’avait pas d’importance, puisque le train roulait maintenant. D’ailleurs la plupart des passagers s’endormaient déjà. Un silence profond s’installa dans le compartiment obscur. 
 Quelques instants plus tard, la femme me demanda :
« Vous n’arrivez pas à dormir ? » 
 Je lui expliquai que mon oncle était décédé, et que ce voyage me rendait étrangement nerveux. Elle m’écoutait en acquiesçant de temps en temps. La moitié de son visage était éclairée par la lueur pâle venant de l’extérieur. Néanmoins, il était difficile de lire son expression dans cette pénombre. 
« …Si vous n’arrivez pas à dormir, puis-je vous raconter une petite histoire ? », me dit-elle. 

« Quel âge me donneriez-vous ? me demanda-t-elle.
- trente-cinq ans », dis-je honnêtement. 
 Sans rien dire, elle hocha la tête comme un psychiatre qui écoute son patient. 
« D’après vous, quel est mon métier ? »
 Je réfléchis un instant en contemplant son visage à moitié caché dans la pénombre. Elle avait un visage long, la peau diaphane et lisse, les lèvres fines ; son nez était droit comme une falaise abrupte, et ses grands yeux brillaient d’une lumière noire. Toutefois, aucune idée ne me vint à l’esprit.
« Peintre ? 
- Non, me répondit-elle en souriant.
- Professeur ?
- Non.
- Infirmière ? 
- Il y a un point commun avec ce métier », convint-elle, puis elle se tut. J’attendis sa réponse.
« Je suis empailleuse. »
 J’essayai de lui répondre mais je ne trouvai aucun mot pertinent. Nous nous regardâmes un certain moment. Puis elle se mit à raconter son histoire.
« Plus exactement, j’étais empailleuse. Je travaillais dans un musée discret qui se trouvait au fin fond d’une forêt. Mais ce n’était pas un véritable musée. C’était un établissement privé géré par un zoologiste retraité, et toutes sortes d’animaux de la forêt y étaient exposés. Il n’y avait aucune affiche ni plaque sur sa façade. De loin, il ressemblait à une grande maison occidentale ancienne. Si bien que les visiteurs étaient rares, mais les rumeurs sur ce musée secret se répandaient auprès des gens qui en avaient besoin… 
 Un jour, un jeune homme s’est présenté à mon bureau. Je lui ai dit bonjour, mais il ne m’a pas répondu. En fait, il n’a émis aucun son, pas une seule fois. Peut-être qu’il était muet. Il a avancé d'un pas lent vers moi. Puis il m’a tendu une petite boîte de velours bleu. J’ai levé la tête et il me fixait d’un regard sans éclat. Je l’ai ouverte et j’ai sursauté. Ce qu’il y avait dedans, c’était une oreille humaine. Ensuite il a mis sa main dans la poche de poitrine de son manteau et en a sorti une enveloppe. À l’intérieur se trouvaient de nombreux billets de cent euros. Je me sentais gênée alors que lui se tenait devant moi, immobile comme un automate avec son expression attristée. J’ai pensé lui demander dans quelles circonstances il avait trouvé cette oreille et à qui elle appartenait, mais je me suis tue parce que je savais qu’il ne me répondrait pas. Hocher la tête était tout ce que je pouvais faire. Finalement, je lui ai demandé de revenir dans un mois.  
 Je suis restée sidérée un certain moment après qu’il est parti. J’ai observé de nouveau l’oreille que ce jeune homme m’avait laissée. Elle était petite, mais pas aussi minuscule que celle d’un enfant. C’est difficile de supposer l’âge et le sexe de son ‘’propriétaire’’ à partir d’une simple oreille, mais il m’a semblé qu’elle avait appartenu à quelqu’un de jeune. J’ai respiré profondément, puis j’ai laissé mes doigts courir sur la spirale du pavillon, m’amusant de la sensation causée par ses inégalités. L’oreille était dure et froide comme une pierre. En son centre, il y avait un petit trou noir et profond. Je me suis ensuite interrogée sur le rapport entre ce jeune homme et cette oreille. Peut-être avait-elle appartenu à sa femme, et il l’avait poignardée ? Ou bien il a trouvé un cadavre quelque part dans cette forêt ? J’ai arrêté de penser à cette question, car cela ne me menait nulle part. »
 Elle s’interrompit un instant. Après avoir réfléchi, elle continua son histoire : 
 « Chaque fois que j’empaillais un animal, je me sentais étrange. J’aimais cette sensation lorsque je couvrais un modèle d’une peau d’animal et que je la cousais. J’aimais également le moment où je mettais des yeux de verre dans les orbites vides, et que j’arrangeais leur pelage en les imaginant lorsqu’ils étaient vivants et couraient dans l’herbe. À ce moment-là, les animaux semblaient ressusciter et ça me réjouissait. Mais c’était la première fois que j’empaillais un humain, même si ce n’en était qu’un morceau.  
 J’ai d’abord nettoyé l’oreille avec un peu d’eau, puis j’ai coulé de l’uréthane dans un moule. J’ai décollé la peau avec un outil spécifique, millimètre par millimètre, puis je l’ai déposée dans un liquide chimique. En même temps, en regardant des photos de l’oreille que j’avais prise auparavant, j’ai fignolé le support et j’en ai lissé sa la surface avant de le recouvrir de la peau. Ce travail a nécessité encore plus de précautions que lorsque je l’avais enlevée. Pendant quelques jours, j’ai travaillé toute la journée sans repos avec une loupe, en faisant attention à ne pas faire la moindre entaille. 
 Quelques semaines plus tard, j’ai finalement achevé mon œuvre. Pour redonner son aspect naturel à la peau humaine, j’ai mis du vernis spécial dessus. Je me suis demandé un instant si j’allais mettre aussi un peu de rouge, pour que l’oreille ait l’air vivante, mais cela ne semblait pas une bonne idée. Cela risquait d’en faire une imitation grotesque de la nature. Sa couleur blanche lui donnait déjà la beauté artificielle d’une œuvre d’art et c’était suffisant. 
 Une semaine, puis deux, puis trois se sont passées. Mais le jeune homme grand et maigre n’est jamais revenu. 
 J’ai essayé de continuer mon travail d’empailleuse, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que l’étrange visite de ce jeune homme et l’empaillement de l’oreille avaient marqué ma vie de manière irrémédiable. Je me suis finalement aperçu que je ne pouvais plus rebrousser chemin. J’ai pensé à jeter l’oreille, mais je l’ai gardée puisqu’il y avait toujours la possibilité que son commanditaire revienne. J’ai ainsi vécu un an comme une automate privée de cœur. C’était comme si je m'étais empaillée moi-même. Un jour d’automne, j’ai fait ma valise, j’ai laissé une lettre d’excuse sur le bureau et j’ai quitté ce musée pour toujours. Depuis lors, je n’y suis jamais revenue. »
 Ainsi termina-t-elle son histoire. J’eus beau chercher à lui dire quelque chose, mais j’étais pétrifié. La femme me regarda avec ses grands yeux noirs, puis elle sourit faiblement. 
« Avez-vous cru à cette histoire ? me demanda-t-elle en étouffant un rire.
- Alors, vous n’êtes pas empailleuse ?
- Je suis désolée de vous avoir menti, mais au moins mon histoire vous a servi à tuer le temps, n’est-ce pas ? »
 Sans lui répondre, soulagé, je poussai un soupir. 
 À ce moment-là, une annonce retentit. Elle disait que le train arriverait à Strasbourg dans quelques minutes. 
« Il faut que je m’en aille… me dit-elle. Je vous remercie d’avoir écouté mon histoire.
- C’était divertissant, la remerciai-je.
- Puis-je vous offrir quelque chose ? Chaque rencontre est l’œuvre du destin, comme quelqu’un me l'a dit un jour … »  Et elle me glissa une petite boîte en bois carrée dans la main.
« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
- Permettez-moi. Ne l’ouvrez pas avant d’être arrivé chez vous. Je vous souhaite bon voyage », dit-elle. Puis elle se leva et disparut dans le fond obscur du wagon. 
 Je fus laissé tout seul avec cette étrange boîte. Quelques instants plus tard, je me rendis compte qu’elle avait oublié Les Nuits blanches sur son siège. Je le pris et commençai à le lire. Au loin, l’horizon s’éclaircissait. La lune blanche flottait dans le ciel.  À ce moment-là, le train entra dans un tunnel. Tout disparut dans l’obscurité. 

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