Je cherchais le
livre d’un écrivain américain, Billy Hartmann, intitulé Le Guide de Mars : Le mode de vie des Martiens à la bibliothèque.
Le site Internet de l’université indiquait que ce livre existait bel et bien
dans cette bibliothèque. J’avais noté sur le revers d’un ticket de reçu toutes
les informations nécessaires et maintenant j’errais de rayons en rayons pendant
des heures.
J’ai finalement
renoncé à chercher ce livre tout seul. Je suis revenu à l’entrée et j’ai
demandé à une bibliothécaire qui regardait l’écran de son ordinateur. C’était
une femme assez âgée, elle était potelée et portait de petites lunettes rondes.
Lorsque je m’en suis approché, elle a toussé plusieurs fois comme un éléphant
de mer malade. Je me suis timidement approché d’elle et je lui ai dit : «
E…excusez-moi. Pourriez-vous m’aider à chercher un livre ? »
Elle ne m’a rien dit. Elle a juste observé mon
visage pendant un moment, puis elle a fait un signe de la main. Quelques
instants plus tard, j’ai compris qu’elle me demandait de lui donner mon reçu.
Elle l’a d’abord retourné et a vu ce que j’avais acheté. Puis, elle l’a tourné
de nouveau et a examiné le nom de l’écrivain et le numéro du registre. À ce
moment-là, elle a poussé un gros soupir. Comme si elle en avait marre. Elle a
ensuite tapé quelque chose sur l’ordinateur et m’a dit d’une voix grave :
« Il est au sous-sol ».
« Au sous-sol ? » me suis-je écrié, car je ne savais
pas qu’il y avait un sous-sol dans cette bibliothèque.
« Ne criez pas, s’il vous
plaît, m’a-t-elle dit sévèrement. Nous sommes dans une bibliothèque. ». Puis
elle a continué :
« Les livres des écrivains oubliés se trouvent au
sous-sol.
-
Alors je ne
pourrai pas consulter ce livre ?
- Si. C'est juste qu'on me le
demande rarement parce qu’ils ont été oubliés. »
Elle s’est levée lourdement. Elle a pris un
trousseau de clés et m’a dit de la suivre.
Nous avons marché dans la direction opposée à celle d’où je venais tout
à l’heure. Au bout de quelques minutes, nous sommes tombés sur une porte en
fer. La femme a cherché attentivement l’une des clés et a ouvert la porte qui
grinçait.
C’était un entrepôt.
Les livres qui n’étaient pas directement mis à la disposition du public étaient
rangés sur des étagères. Tandis que je regardais quelques titres d’ouvrages,
elle m’a appelé et m’a demandé de la suivre.
Dans un coin se
trouvait un escalier qui descendait au sous-sol. Le fond était totalement
obscur.
« C’est là, m’a-t-elle dit sèchement.
- Je dois donc descendre cet
escalier ?
- Effectivement. »
J’ai descendu
l’escalier tout seul en faisant attention à ne pas tomber. Il n’y avait même
pas dix marches. Je me suis cogné contre le mur et j’ai cherché à tâtons la
poignée. Dès que j’ai ouvert la porte, une forte odeur de moisi a envahi mes
narines.
J’ai allumé la
lampe. Dans une petite pièce sombre se trouvaient des étagères semblables aux
autres, sauf que celles-là avaient l’air beaucoup plus vieilles. Quelques
cartons étaient rangés dans un coin. Ils étaient fermés avec un ruban adhésif
jauni.
Il ne m’a pas
fallu longtemps pour trouver le coin des écrivains américains oubliés. Le Guide de Mars de Billy Hartmann a été
abandonné depuis longtemps parmi ces livres. Il était beaucoup plus gros et
épais que je ne le croyais. Je l’ai pris dans ma main, il était lourd. La
couverture était rouge. Le titre était imprimé d’une couleur dorée. Je me suis
assis sur place et je l'ai dévoré.
Je ne sais pas
combien de temps s’est passé depuis que je suis arrivé ici. Dans la lumière de
la lampe artificielle, il était impossible de savoir l’heure. Je me suis levé
et j’ai monté l’escalier avec le livre.
La bibliothèque
était maintenant complètement sombre et déserte. Était-elle fermée ? Il n’y
avait plus aucun étudiant. J’ai regardé par la fenêtre. La nuit ne semblait pas
encore tombée, toutefois, le monde était couvert d’une lumière bleutée. J’ai
attendu que quelqu’un arrive, mais personne n’est venu, même pas la femme à
lunettes rondes de tout à l’heure.
J’ai marché
vers le fond. J’ai enlevé quelques livres épais qui se trouvaient tout en bas
d’une étagère et j’y ai caché Le Guide de
Mars.
2
La semaine suivante,
je suis revenu à la bibliothèque. Je suis allé à l’endroit où j’avais caché le
livre rouge. Il était toujours là. Au moment où je l’ai pris, quelque chose est
tombé. Il me semblait que c’était un morceau de papier qui était dedans. Je me
suis accroupi pour le prendre. On aurait dit que c’était le journal de
quelqu’un. On y distinguait une écriture ronde de fille :
« Enfin ! Un nouvel escalier a été installé chez moi.
J’adore les escaliers ! Je l’ai déjà monté et descendu soixante fois
aujourd’hui ! Mon rêve est de monter tous les escaliers du monde ! »
J’ai réfléchi
un certain moment assis sur l’escalier. Je me suis demandé dans quelles
circonstances cet escalier en colimaçon et en bois avait été installé chez
cette personne. Le papier était jauni et d’après la bibliothécaire,
pratiquement personne ne descendait au sous-sol.
J’ai déchiré
une page de mon cahier, j’y ai écrit : « Qui êtes-vous ? » et je l’ai insérée à
la même page où le journal de l’inconnu se trouvait.
Lorsque je regardais
des cigognes se baigner dans l’Ill, je me suis tout à coup souvenu de la note
que j’avais insérée la semaine dernière dans le livre. Je ne m’attendais
évidemment pas à ce que la personne qui y avait mis son journal s’en rende
compte. Le morceau de papier que j’ai trouvé était abîmé, ce qui signifiait que
plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’il avait été écrit.
Je me suis
rendu au fond de la bibliothèque. Il n’y avait personne. Seul un jeune homme
portant un manteau s’endormait sur la table, la tête dans les bras. Il
ressemblait à un ours. En faisant attention à ne pas réveiller cette bête
féroce, j’ai enlevé les livres épais, Le
Droit de l’empire ottoman, Tous types
des thermes romains et La Guerre et
l’éléphant. Le livre à la couverture rouge était toujours là, il me
semblait intact depuis la semaine dernière. Dès que je l’ai pris, un morceau de
papier est tombé. Il était écrit : « Je m’appelle Pauline. Et vous ? ».
J’étais étonné, voire
même effrayé. Quelqu’un a répondu à mon message ! Ça signifiait que dans cette
université, il y avait quelqu’un qui savait où j’avais caché ce livre et qui
venait régulièrement ici. Je me suis vite levé et j’ai regardé les alentours.
Il n’y avait que le garçon semblable à un ours qui était endormi. J’ai regardé
aussi les espaces entre les livres. Je n’ai vu aucun œil qui m’épiait. J’ai
poussé un soupir. J’ai sorti mon agenda de mon sac. J’en ai déchiré une page et
j’y ai écrit : « Je m’appelle Aurélien. Es-tu aussi une étudiante de
l’université de Strasbourg ? ». Et j’ai remis le livre rouge au même endroit.
3
Il pleuvait le
lendemain. Le ciel lourd et gris rendait la ville mélancolique. Toutefois
j’étais exalté. Dès que la bibliothèque s’est ouverte, je suis allé à mon
endroit secret. J’ai aussitôt trouvé une nouvelle feuille de papier. Comme je
l’avais prévu, ‘’Pauline’’ avait écrit un nouveau message. Cette fois, il était
écrit ceci :
« L’Université de Strasbourg ? La mienne s’appelle
l’Université Kaiser-Wilhelm. »
Je savais que
l’Université Kaiser-Wilhelm était l’ancien nom de l’Université de Strasbourg
durant la période allemande. Selon les informations que j’ai trouvées sur
Internet, ce nom a été utilisé de 1872 à 1918, mais il n’y avait plus aucune
université qui portait ce nom en France. J’ai essayé d’imaginer l’image de
cette fille cachant son message dans ce livre. C’était le début de notre
étrange correspondance.
Depuis lors, j’ai régulièrement fréquenté la
bibliothèque. Pauline m’a aussi écrit tous les jours. Au début, nous parlions
de manière hésitante. Plus tard, nous avons découvert que nous avions beaucoup
de points communs. Elle aimait aussi les romans de Richard Brautigan et les
films de François Truffaut.
Lire ses messages est devenu mon plaisir quotidien. Je
sentais aussi qu’elle aimait m’écrire.
Un jour, il
s’est avéré que nous étions tous les deux dans la même filière, de la même
année. Elle m’a proposé de nous rencontrer et nous nous sommes promis de nous
voir à dix-sept heures un jeudi, devant l’étagère du livre rouge. Inquiet, j’ai
attendu cette mystérieuse fille. Elle m’avait écrit qu’elle portait un manteau
bleu, que ses cheveux étaient châtains et qu’elle mettait un collier en forme
de goéland. Après dix-sept heures, trente minutes se sont encore écoulées, puis
une heure. Je l’ai attendue pendant deux heures, mais personne n’est venu. Au
final, un bibliothécaire, un homme âgé aux cheveux dégarnis, grand et maigre,
m’a dit qu’il allait fermer la bibliothèque. Rempli d'un sentiment
d’humiliation et de tristesse, je suis sorti. Derrière, j’ai vu la lumière de
la bibliothèque s’éteindre. Le
lendemain, je suis allé au secrétariat. J’ai dit le nom de Pauline à la
secrétaire et j'ai menti en disant que je devais la contacter immédiatement par
rapport à mon projet. La secrétaire, une maigre femme d’âge mûr, a tapé son nom
dans l’ordinateur, elle a soupiré, puis elle a consulté un dossier,
probablement la liste des étudiants, et m’a dit sèchement qu'il n’existait même
pas d'étudiante de ce nom à l’université. À ce moment-là, mon doute s’est
transformé en certitude : elle se moquait de moi. Ce soir, je lui ai écrit la dernière lettre
dans laquelle je disais que je ne voulais plus continuer ‘’ce jeu’’. Je n’ai
pas oublié d’ajouter ‘’Adieu’’ à la fin.
Je n’avais plus
aucune intention de lui écrire. J’ai essayé d’oublier la présence de ce livre
que je cachais dans l’étagère et cette fille. Mais un désir inexplicable saisissait
mon cœur. Je me suis juré que ce serait la dernière fois. Le vendredi soir, je
suis allé à l’endroit secret. Dès que j’ai ouvert le livre, j’ai découvert une
longue lettre. De son écriture habituelle, elle expliquait qu’elle ne m'avait
jamais menti, que tout ce qu’elle m’avait dit était vrai, et qu’elle m’avait
aussi attendu à dixsept heures le jeudi mais que je n'étais pas venu. J’ai même
aperçu des traces de gouttes sur cette lettre. L’encre était partiellement
diluée par ses larmes.
4
Dans un
magazine scientifique, j’ai découvert une curieuse illustration. Au centre, il
y avait une sphère et elle était reliée à d’autres sphères par une sorte de
tube. C’était un article sur la possibilité de la pluralité des mondes. Il
expliquait donc que notre univers n’était pas unique et qu’il est possible
qu’il y en ait d’autres ailleurs. On dirait un roman de H.G. Wells, ai-je
pensé. Et à ce moment-là, une idée m’a traversé l’esprit. Et si Pauline vivait
dans un monde parallèle ? Si le livre rouge oublié de l’écrivain de seconde
classe jouait le rôle de passage qui reliait son monde et le mien ?
J’ai demandé à Pauline
de m’écrire sur l’histoire de son monde et de son université. « Euh, c’est
difficile d’écrire sur mon monde parce que je n’y ai jamais pensé. Mais si tu
veux, je peux écrire un journal. Aujourd’hui, j’avais un cours avec Monsieur X
à l’amphi sept du Patio. C’était le cours sur ‘’La mort à Venise’’ de Thomas
Mann…», écrit-elle.
Au fur et à mesure,
j’ai appris que quotidien de son monde était identique au nôtre, bien que
quelques détails fussent différents. Par exemple, selon elle, Hitler avait été
assassiné lors de l’opération Walkyrie, le Japon avait capitulé juste après le
bombardement à Tokyo et la bombe atomique était tombée à Dresden au lieu
d’Hiroshima. Le plan de l’université était aussi presque le même. Toutefois
dans son monde, il y avait un septième amphithéâtre dans le Patio, qui
n’existait pas dans mon université.
Une fois, elle m’a
parlé du magnifique escalier en colimaçon de la Cathédrale de Notre-Dame. Elle
m’a dit que c’était la vingtième fois qu’elle le montait cette année. J’avais
aussi arpenté ce long escalier de la Cathédrale. Elle m’écrivait d’un ton
joyeux sur la sensation qu'elle ressentait lorsqu’elle mettait ses pieds sur
chacune de ces marches.
« Lorsque j’ai monté la dernière marche, j’ai vu les
deux tours de la Cathédrale s’élever devant moi… »
Sauf que la
Cathédrale n’avait qu’une tour dans mon monde.
5
À la fin de
novembre, je suis allé à la bibliothèque comme d’habitude. Après m’être assuré
qu’il n’y avait personne autour de moi, j’ai enlevé les livres cachant Le Guide de Mars. À ce moment-là, j’ai
été étonné. J’ai même oublié de respirer pendant un instant. Le livre rouge
avait disparu. Après avoir fermé les yeux, j’ai essayé d’analyser ce qui
s'était passé. Quelqu’un l’a-t-il trouvé et emprunté ? Pourtant le livre était
parfaitement dissimulé…….
J’ai enlevé tous les
livres aux alentours mais je n’ai pas pu retrouver le livre rouge. J’ai perdu
le contact avec Pauline. À ce moment-là, je sentais vaguement que c’était la
fin de cette étrange correspondance. Dans le froid de l’hiver, je me suis
retrouvé tout seul.
Quelques heures
plus tard, je me suis réveillé dans l’obscurité totale. Je me suis lentement
levé et j’ai longé à tâtons le mur. Au bout de quelques minutes, j’ai trouvé le
bouton de la lumière.
Je me trouvais
dans l’entrepôt du sous-sol où j’avais trouvé le livre de Billy Hartmann. Sur
le sol étaient éparpillés plusieurs livres mais Le Guide de Mars ne s’y trouvait pas. Il semblait que je m’étais endormi sans m’en rendre compte. Tout
ce que j’avais vécu, la correspondance avec la fille qui aime les escaliers,
l’histoire d’un monde parallèle était-il un rêve ? J’ai regardé mon portable. Il
indiquait dix-huit heures cinquante-cinq. Je devais rentrer.
J’ai pris mon
sac à dos. J’ai monté l’étroit escalier et j’ai ouvert la porte en fer. Il n’y
avait personne dans la bibliothèque. Quelques lampes restées allumées
émettaient une lueur pâle. J’ai marché directement vers la sortie. Tout à coup,
j’ai eu envie de vérifier la présence du livre rouge. La lumière orangée des
lampes n’arrivait pas jusqu’au fond. Avec l’aide des souvenirs de mon rêve,
j’ai cherché à tâtons au niveau du bas de l’étagère de littérature romaine.
J’ai enlevé les livres épais mais il n’y avait rien derrière. Ma main a atteint
des livres qui se trouvaient à l’opposé. C’était donc un rêve. Il n'existe pas
de fille qui s'appelle Pauline. Je me suis senti à la fois ridicule et triste
de m’être attaché à une fille inexistante.
À ce moment-là, j’ai
entendu des bruits de pas. Quelqu’un s’approchait de moi en marquant un rythme
régulier comme une horloge. Au bout de quelques minutes, cette personne s’est
arrêtée devant l’étagère. La lumière éblouissante d’une lampe de poche a
éclairé mon visage. C’était le bibliothécaire grand et maigre aux cheveux
dégarnis. Il m’a lentement dit :
« Je vais fermer. »
Je me suis excusé et j’ai couru. Aussitôt
sorti du bâtiment, la lumière de la bibliothèque s’est éteinte derrière moi. Je
me suis rendu compte qu’il neigeait. Les flocons de neige étaient illuminés par
la lueur des réverbères. Au loin, j’apercevais les deux tours de la Cathédrale.
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