lundi 19 février 2018

La Cathédrale

 Je cherchais le livre d’un écrivain américain, Billy Hartmann, intitulé Le Guide de Mars : Le mode de vie des Martiens à la bibliothèque. Le site Internet de l’université indiquait que ce livre existait bel et bien dans cette bibliothèque. J’avais noté sur le revers d’un ticket de reçu toutes les informations nécessaires et maintenant j’errais de rayons en rayons pendant des heures. 
 J’ai finalement renoncé à chercher ce livre tout seul. Je suis revenu à l’entrée et j’ai demandé à une bibliothécaire qui regardait l’écran de son ordinateur. C’était une femme assez âgée, elle était potelée et portait de petites lunettes rondes. Lorsque je m’en suis approché, elle a toussé plusieurs fois comme un éléphant de mer malade. Je me suis timidement approché d’elle et je lui ai dit : « E…excusez-moi. Pourriez-vous m’aider à chercher un livre ? »
 Elle ne m’a rien dit. Elle a juste observé mon visage pendant un moment, puis elle a fait un signe de la main. Quelques instants plus tard, j’ai compris qu’elle me demandait de lui donner mon reçu. Elle l’a d’abord retourné et a vu ce que j’avais acheté. Puis, elle l’a tourné de nouveau et a examiné le nom de l’écrivain et le numéro du registre. À ce moment-là, elle a poussé un gros soupir. Comme si elle en avait marre. Elle a ensuite tapé quelque chose sur l’ordinateur et m’a dit d’une voix grave :
« Il est au sous-sol ».
« Au sous-sol ? » me suis-je écrié, car je ne savais pas qu’il y avait un sous-sol dans cette bibliothèque.
« Ne criez pas, s’il vous plaît, m’a-t-elle dit sévèrement. Nous sommes dans une bibliothèque. ». Puis elle a continué :
« Les livres des écrivains oubliés se trouvent au sous-sol. 
- Alors je ne pourrai pas consulter ce livre ? 
-  Si. C'est juste qu'on me le demande rarement parce qu’ils ont été oubliés. »

  Elle s’est levée lourdement. Elle a pris un trousseau de clés et m’a dit de la suivre.  Nous avons marché dans la direction opposée à celle d’où je venais tout à l’heure. Au bout de quelques minutes, nous sommes tombés sur une porte en fer. La femme a cherché attentivement l’une des clés et a ouvert la porte qui grinçait. 
 C’était un entrepôt. Les livres qui n’étaient pas directement mis à la disposition du public étaient rangés sur des étagères. Tandis que je regardais quelques titres d’ouvrages, elle m’a appelé et m’a demandé de la suivre.
 Dans un coin se trouvait un escalier qui descendait au sous-sol. Le fond était totalement obscur.
« C’est là, m’a-t-elle dit sèchement.
-  Je dois donc descendre cet escalier ?
-  Effectivement. »
 J’ai descendu l’escalier tout seul en faisant attention à ne pas tomber. Il n’y avait même pas dix marches. Je me suis cogné contre le mur et j’ai cherché à tâtons la poignée. Dès que j’ai ouvert la porte, une forte odeur de moisi a envahi mes narines. 
 J’ai allumé la lampe. Dans une petite pièce sombre se trouvaient des étagères semblables aux autres, sauf que celles-là avaient l’air beaucoup plus vieilles. Quelques cartons étaient rangés dans un coin. Ils étaient fermés avec un ruban adhésif jauni.
 Il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver le coin des écrivains américains oubliés. Le Guide de Mars de Billy Hartmann a été abandonné depuis longtemps parmi ces livres. Il était beaucoup plus gros et épais que je ne le croyais. Je l’ai pris dans ma main, il était lourd. La couverture était rouge. Le titre était imprimé d’une couleur dorée. Je me suis assis sur place et je l'ai dévoré. 

 Je ne sais pas combien de temps s’est passé depuis que je suis arrivé ici. Dans la lumière de la lampe artificielle, il était impossible de savoir l’heure. Je me suis levé et j’ai monté l’escalier avec le livre.
 La bibliothèque était maintenant complètement sombre et déserte. Était-elle fermée ? Il n’y avait plus aucun étudiant. J’ai regardé par la fenêtre. La nuit ne semblait pas encore tombée, toutefois, le monde était couvert d’une lumière bleutée. J’ai attendu que quelqu’un arrive, mais personne n’est venu, même pas la femme à lunettes rondes de tout à l’heure.
 J’ai marché vers le fond. J’ai enlevé quelques livres épais qui se trouvaient tout en bas d’une étagère et j’y ai caché Le Guide de Mars.
 
2

  La semaine suivante, je suis revenu à la bibliothèque. Je suis allé à l’endroit où j’avais caché le livre rouge. Il était toujours là. Au moment où je l’ai pris, quelque chose est tombé. Il me semblait que c’était un morceau de papier qui était dedans. Je me suis accroupi pour le prendre. On aurait dit que c’était le journal de quelqu’un. On y distinguait une écriture ronde de fille :
« Enfin ! Un nouvel escalier a été installé chez moi. J’adore les escaliers ! Je l’ai déjà monté et descendu soixante fois aujourd’hui ! Mon rêve est de monter tous les escaliers du monde ! »
 J’ai réfléchi un certain moment assis sur l’escalier. Je me suis demandé dans quelles circonstances cet escalier en colimaçon et en bois avait été installé chez cette personne. Le papier était jauni et d’après la bibliothécaire, pratiquement personne ne descendait au sous-sol.
 J’ai déchiré une page de mon cahier, j’y ai écrit : « Qui êtes-vous ? » et je l’ai insérée à la même page où le journal de l’inconnu se trouvait.   

 Lorsque je regardais des cigognes se baigner dans l’Ill, je me suis tout à coup souvenu de la note que j’avais insérée la semaine dernière dans le livre. Je ne m’attendais évidemment pas à ce que la personne qui y avait mis son journal s’en rende compte. Le morceau de papier que j’ai trouvé était abîmé, ce qui signifiait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’il avait été écrit.
 Je me suis rendu au fond de la bibliothèque. Il n’y avait personne. Seul un jeune homme portant un manteau s’endormait sur la table, la tête dans les bras. Il ressemblait à un ours. En faisant attention à ne pas réveiller cette bête féroce, j’ai enlevé les livres épais, Le Droit de l’empire ottoman, Tous types des thermes romains et La Guerre et l’éléphant. Le livre à la couverture rouge était toujours là, il me semblait intact depuis la semaine dernière. Dès que je l’ai pris, un morceau de papier est tombé. Il était écrit : « Je m’appelle Pauline. Et vous ? ».
 
 J’étais étonné, voire même effrayé. Quelqu’un a répondu à mon message ! Ça signifiait que dans cette université, il y avait quelqu’un qui savait où j’avais caché ce livre et qui venait régulièrement ici. Je me suis vite levé et j’ai regardé les alentours. Il n’y avait que le garçon semblable à un ours qui était endormi. J’ai regardé aussi les espaces entre les livres. Je n’ai vu aucun œil qui m’épiait. J’ai poussé un soupir. J’ai sorti mon agenda de mon sac. J’en ai déchiré une page et j’y ai écrit : « Je m’appelle Aurélien. Es-tu aussi une étudiante de l’université de Strasbourg ? ». Et j’ai remis le livre rouge au même endroit.


3

 Il pleuvait le lendemain. Le ciel lourd et gris rendait la ville mélancolique. Toutefois j’étais exalté. Dès que la bibliothèque s’est ouverte, je suis allé à mon endroit secret. J’ai aussitôt trouvé une nouvelle feuille de papier. Comme je l’avais prévu, ‘’Pauline’’ avait écrit un nouveau message. Cette fois, il était écrit ceci :
« L’Université de Strasbourg ? La mienne s’appelle l’Université Kaiser-Wilhelm. »
 Je savais que l’Université Kaiser-Wilhelm était l’ancien nom de l’Université de Strasbourg durant la période allemande. Selon les informations que j’ai trouvées sur Internet, ce nom a été utilisé de 1872 à 1918, mais il n’y avait plus aucune université qui portait ce nom en France. J’ai essayé d’imaginer l’image de cette fille cachant son message dans ce livre. C’était le début de notre étrange correspondance. 
 Depuis lors, j’ai régulièrement fréquenté la bibliothèque. Pauline m’a aussi écrit tous les jours. Au début, nous parlions de manière hésitante. Plus tard, nous avons découvert que nous avions beaucoup de points communs. Elle aimait aussi les romans de Richard Brautigan et les films de François Truffaut.
Lire ses messages est devenu mon plaisir quotidien. Je sentais aussi qu’elle aimait m’écrire.

 Un jour, il s’est avéré que nous étions tous les deux dans la même filière, de la même année. Elle m’a proposé de nous rencontrer et nous nous sommes promis de nous voir à dix-sept heures un jeudi, devant l’étagère du livre rouge. Inquiet, j’ai attendu cette mystérieuse fille. Elle m’avait écrit qu’elle portait un manteau bleu, que ses cheveux étaient châtains et qu’elle mettait un collier en forme de goéland. Après dix-sept heures, trente minutes se sont encore écoulées, puis une heure. Je l’ai attendue pendant deux heures, mais personne n’est venu. Au final, un bibliothécaire, un homme âgé aux cheveux dégarnis, grand et maigre, m’a dit qu’il allait fermer la bibliothèque. Rempli d'un sentiment d’humiliation et de tristesse, je suis sorti. Derrière, j’ai vu la lumière de la bibliothèque s’éteindre.   Le lendemain, je suis allé au secrétariat. J’ai dit le nom de Pauline à la secrétaire et j'ai menti en disant que je devais la contacter immédiatement par rapport à mon projet. La secrétaire, une maigre femme d’âge mûr, a tapé son nom dans l’ordinateur, elle a soupiré, puis elle a consulté un dossier, probablement la liste des étudiants, et m’a dit sèchement qu'il n’existait même pas d'étudiante de ce nom à l’université. À ce moment-là, mon doute s’est transformé en certitude : elle se moquait de moi.  Ce soir, je lui ai écrit la dernière lettre dans laquelle je disais que je ne voulais plus continuer ‘’ce jeu’’. Je n’ai pas oublié d’ajouter ‘’Adieu’’ à la fin. 
 Je n’avais plus aucune intention de lui écrire. J’ai essayé d’oublier la présence de ce livre que je cachais dans l’étagère et cette fille. Mais un désir inexplicable saisissait mon cœur. Je me suis juré que ce serait la dernière fois. Le vendredi soir, je suis allé à l’endroit secret. Dès que j’ai ouvert le livre, j’ai découvert une longue lettre. De son écriture habituelle, elle expliquait qu’elle ne m'avait jamais menti, que tout ce qu’elle m’avait dit était vrai, et qu’elle m’avait aussi attendu à dixsept heures le jeudi mais que je n'étais pas venu. J’ai même aperçu des traces de gouttes sur cette lettre. L’encre était partiellement diluée par ses larmes.
4

 Dans un magazine scientifique, j’ai découvert une curieuse illustration. Au centre, il y avait une sphère et elle était reliée à d’autres sphères par une sorte de tube. C’était un article sur la possibilité de la pluralité des mondes. Il expliquait donc que notre univers n’était pas unique et qu’il est possible qu’il y en ait d’autres ailleurs. On dirait un roman de H.G. Wells, ai-je pensé. Et à ce moment-là, une idée m’a traversé l’esprit. Et si Pauline vivait dans un monde parallèle ? Si le livre rouge oublié de l’écrivain de seconde classe jouait le rôle de passage qui reliait son monde et le mien ? 
 J’ai demandé à Pauline de m’écrire sur l’histoire de son monde et de son université. « Euh, c’est difficile d’écrire sur mon monde parce que je n’y ai jamais pensé. Mais si tu veux, je peux écrire un journal. Aujourd’hui, j’avais un cours avec Monsieur X à l’amphi sept du Patio. C’était le cours sur ‘’La mort à Venise’’ de Thomas Mann…», écrit-elle. 
 Au fur et à mesure, j’ai appris que quotidien de son monde était identique au nôtre, bien que quelques détails fussent différents. Par exemple, selon elle, Hitler avait été assassiné lors de l’opération Walkyrie, le Japon avait capitulé juste après le bombardement à Tokyo et la bombe atomique était tombée à Dresden au lieu d’Hiroshima. Le plan de l’université était aussi presque le même. Toutefois dans son monde, il y avait un septième amphithéâtre dans le Patio, qui n’existait pas dans mon université.
 Une fois, elle m’a parlé du magnifique escalier en colimaçon de la Cathédrale de Notre-Dame. Elle m’a dit que c’était la vingtième fois qu’elle le montait cette année. J’avais aussi arpenté ce long escalier de la Cathédrale. Elle m’écrivait d’un ton joyeux sur la sensation qu'elle ressentait lorsqu’elle mettait ses pieds sur chacune de ces marches. 
« Lorsque j’ai monté la dernière marche, j’ai vu les deux tours de la Cathédrale s’élever devant moi… » 
 Sauf que la Cathédrale n’avait qu’une tour dans mon monde.

5

 À la fin de novembre, je suis allé à la bibliothèque comme d’habitude. Après m’être assuré qu’il n’y avait personne autour de moi, j’ai enlevé les livres cachant Le Guide de Mars. À ce moment-là, j’ai été étonné. J’ai même oublié de respirer pendant un instant. Le livre rouge avait disparu. Après avoir fermé les yeux, j’ai essayé d’analyser ce qui s'était passé. Quelqu’un l’a-t-il trouvé et emprunté ? Pourtant le livre était parfaitement dissimulé…….
 J’ai enlevé tous les livres aux alentours mais je n’ai pas pu retrouver le livre rouge. J’ai perdu le contact avec Pauline. À ce moment-là, je sentais vaguement que c’était la fin de cette étrange correspondance. Dans le froid de l’hiver, je me suis retrouvé tout seul.
 Quelques heures plus tard, je me suis réveillé dans l’obscurité totale. Je me suis lentement levé et j’ai longé à tâtons le mur. Au bout de quelques minutes, j’ai trouvé le bouton de la lumière. 
 Je me trouvais dans l’entrepôt du sous-sol où j’avais trouvé le livre de Billy Hartmann. Sur le sol étaient éparpillés plusieurs livres mais Le Guide de Mars ne s’y trouvait pas. Il semblait que je m’étais endormi sans m’en rendre compte. Tout ce que j’avais vécu, la correspondance avec la fille qui aime les escaliers, l’histoire d’un monde parallèle était-il un rêve ? J’ai regardé mon portable. Il indiquait dix-huit heures cinquante-cinq. Je devais rentrer. 
 J’ai pris mon sac à dos. J’ai monté l’étroit escalier et j’ai ouvert la porte en fer. Il n’y avait personne dans la bibliothèque. Quelques lampes restées allumées émettaient une lueur pâle. J’ai marché directement vers la sortie. Tout à coup, j’ai eu envie de vérifier la présence du livre rouge. La lumière orangée des lampes n’arrivait pas jusqu’au fond. Avec l’aide des souvenirs de mon rêve, j’ai cherché à tâtons au niveau du bas de l’étagère de littérature romaine. J’ai enlevé les livres épais mais il n’y avait rien derrière. Ma main a atteint des livres qui se trouvaient à l’opposé. C’était donc un rêve. Il n'existe pas de fille qui s'appelle Pauline. Je me suis senti à la fois ridicule et triste de m’être attaché à une fille inexistante. 
 À ce moment-là, j’ai entendu des bruits de pas. Quelqu’un s’approchait de moi en marquant un rythme régulier comme une horloge. Au bout de quelques minutes, cette personne s’est arrêtée devant l’étagère. La lumière éblouissante d’une lampe de poche a éclairé mon visage. C’était le bibliothécaire grand et maigre aux cheveux dégarnis. Il m’a lentement dit :
« Je vais fermer. »
 Je me suis excusé et j’ai couru. Aussitôt sorti du bâtiment, la lumière de la bibliothèque s’est éteinte derrière moi. Je me suis rendu compte qu’il neigeait. Les flocons de neige étaient illuminés par la lueur des réverbères. Au loin, j’apercevais les deux tours de la Cathédrale.

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