Dans un coin d’une petite ville du nord du Japon, il y
a un beau parc. C’est le type de parc que seuls les habitants de la ville
fréquentent. Il n’est pas petit, il est plutôt grand, mais pas aussi immense
que le parc de l’Orangerie de Strasbourg. Dans l’étang nagent des canards
sauvages. Le dimanche, on peut voir des mères et leurs enfants leur donner des
miettes de pain. Je ne sais pas s’il y a des poissons dans ce lac, parce qu’une
multitude de plantes aquatiques y poussent et il est difficile de voir ce qu’il
y a dessous. Pour la même raison, je ne connais pas sa profondeur. En hiver,
lorsque la température descend au-dessous du zéro, cet étang gèle. Les canards qui
y nageaient tranquillement pendant l'été sont partis. La glace est assez
épaisse pour qu'on puisse marcher à la surface. Au loin, à droite, on aperçoit
une statue. Un occidental est debout à côté d'un cheval, sa main est posée sur
son dos. Ils ressemblent à un vieux couple qui vit ensemble depuis longtemps.
Sur le socle, quelque chose est écrit, peut-être son nom, la date de sa
naissance et de sa mort. Au cours des années, la pluie et le vent les ont
presque effacés. Derrière l’étang, il y a un escalier. On l'atteint par le
petit pont de bois qui l’enjambe. De là, on découvre une maison occidentale
blanche au toit vert. Elle est isolée dans ce parc. Elle a l’air vieille, et il
n’y a aucun bâtiment du même style aux alentours. C’est une maison en bois
peint en blanc ; elle a une jolie véranda et devant le seuil, il y a un ancien réverbère,
comme celui qu'on voit dans le tableau de Caillebotte.
Entrons à
l’intérieur. La vieille porte de bois qui sent un peu le moisi s’ouvre en
grinçant. À côté de l’entrée, il y a un petit bureau. Il n'y a personne à
l'intérieur. Une chaise noire, solitaire, attend son maître. N’oubliez pas
d’enlever vos chaussures avant de marcher dans le couloir. À droite, il y a une
pièce. Aux murs sont accrochés des tableaux. Ils ne sont pas vraiment de bonne
qualité. On dirait les œuvres d’un peintre du dimanche. Les couleurs sont
mates, la représentation de l’ombre n’est pas naturelle. On est loin des grands
maîtres de l’art européen. Cependant, ces tableaux dépeignent une certaine
intimité qui permet de comprendre l’atmosphère de l’époque. La plupart de ces
tableaux représentent des hommes labourant la terre, soignant des chevaux et
gardant des moutons. Dans la pièce voisine, il y a le portrait d’un occidental.
Il est vêtu d’un costume noir. Il a une tête ronde, le regard serein et une
moustache blanche.
Charles Dun est son nom. Il était américain. Le
gouvernement japonais lui a confié la mission de faire une nouvelle race de
cheval, il est arrivé dans ce pays en 1875. Il a contribué au progrès de
l'agriculture de cette région. L'un de ses mérites est d'avoir fait connaître
la castration pour rendre les chevaux violents dociles.
Revenons dans
le couloir. Dans la pièce où nous entrons maintenant, une vitrine est posée
contre un mur. À l'intérieur sont mis divers objets en rapport avec le défunt.
On peut d'abord voir une photo de lui lorsqu'il était bébé. Il est vêtu d'une
blouse ornée de volants. Cherchant sa mère, son regard a l'air inquiet. Ce bébé
devient un adolescent plein de boutons aux yeux endoloris, et finalement il se
transforme en un jeune marin gai qui sourit en montrant ses dents impeccablement
blanches comme une pub pour dentifrice. À côté de ces photos, il y a des
cahiers qu’il utilisait pour calculer la quantité de pâtures pour nourrir ses
chevaux. On aperçoit également les traces de ses recherches passionnées. Il
avait même dessiné à la main la planche anatomique du cheval. Puis, on découvre
une petite bouteille de verre remplie de morceaux jaunis de quelque chose. Sur
l'étiquette, il est écrit "Les rognures d'ongles de Charles Dun". Il
semble qu'il avait l'habitude de collectionner ses rognures d'ongles. La masse
de ces innombrables croissants me rappelle les cadavres de poux. Ensuite, il y
a une lettre d'amour qu'il a écrite lorsqu'il était étudiant à l'université aux
États-Unis. Il était amoureux d'une fille rousse qui s'appelait Johanna. Selon
l'explication, il lui avait offert un poème d'amour. Je le cite :
« Ô, mon amour. J’ai même compté le nombre de toutes
tes taches de rousseur. Il y avait en total 18,756. Ce nombre est supérieur à
celui de toutes les étoiles que nous pouvons voir à l’œil nu. J’ai nommé
chacune de ses étoiles, ‘’Orion’’, ‘’Andromède’’, ‘’Cassiopée’’. La galaxie que
toutes ces étoiles composent, c’est toi. »
Au bout de la vitre, une étoffe usée et trouée de
partout est accrochée au mur comme une peinture. Elle est encadrée et protégée des
rayons du soleil. Il semble que c'était son pantalon favori. Couvert de taches
et de suie, j'ai même l'impression que l'odeur traverse la vitre.
Maintenant tous
ces objets appartiennent à un passé lointain. Depuis lors, On a construit un
métro. Une tour de l’horloge a été fondée devant la gare. Seuls cette maison et
ces anciens près sont inchangés.
Les jours
d’hiver extrêmement froids, quand la tempête de neige fait rage en ville, je
pense de temps en temps à Charles Dun. Je me demande s’il a aussi attendu qu’un
blizzard se calme en lisant ''Anna Karénine'' devant la cheminée. Le ciel
nocturne devait être beaucoup plus sombre qu’aujourd’hui. Sous la neige, la terre
devait s’étendre à l’infini jusqu’à la chaîne de montagnes au loin.
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