Lorsque notre professeur nous parlait de l’esthétique
de Thomas Bernard, je pensais à ce que j’allais manger au midi. Ces derniers
jours, sans doute à cause du stress, j’avais toujours mal au ventre et je ne
prenais que le dîner, mais aujourd’hui j’avais faim. Les nuages qui stagnaient
dans le ciel de l’Alsace-Lorraine s’étaient complètement dissipés, grâce aux
rayons éblouissants du soleil ; mon corps pouvait donc recommencer à produire
de la vitamine D. Maintenant le professeur, Monsieur W disaient que Thomas
Bernard avait subi l’influence de Ludwig Wittgenstein, et il a cité la célèbre
phrase de ‘’Tractatus logico-philosophicus’’ : « sur ce dont on ne peut parler,
il faut se taire. » Mon regard était toujours fixé sur les yeux de cet homme
d’un âge mûr, apetissés à cause de l’effet des lentilles, tandis que
j’énumérais tous les types de pains que je connaissais dans ma tête : La
baguette, le croissant, le bretzel, le sandwich au jambon, le pain au chocolat,
la tarte flambée… J’ai également pensé à la possibilité de prendre des desserts
: un éclair, une tarte aux fraises, des macarons alsaciens... La France est
coupable. Pourquoi y a-t-il de si nombreux types de pains que l’on ne peut même
pas les compter tous ? Toutefois, je devais me contenter d’en choisir un ou
deux. Devant cette problématique insoluble, mon visage devenait peut-être de
plus en plus sévère. Alors que j’étais tout à fait silencieux, et ne bougeais
point, Monsieur W. s'est tout à coup tourné vers moi et m’a dit : « Peut-être
vous voudrez dire quelque chose ? » Tous les pains que j’imaginais dans ma tête
sont tombés dans un gouffre. J’ai failli lui dire : « Oui, qu’est-ce que je
vais prendre pour le déjeuner ? », mais comme je suis quelqu’un qui a besoin de
temps pour répondre, je ne me taisais écarquillant les yeux comme Wittgenstein.
Après un instant de silence, il a repris son cours et nous a dit que selon
Thomas Bernard, aucun langage n’est capable de représenter la réalité telle
qu’elle est. Je me suis demandé si, lorsque je dis par exemple « Monsieur W
porte des lunettes » ou « Wittgenstein a un nez, une bouche, deux yeux et deux
oreilles », ce n'est pas la réalité, mais je me suis tu pour ne pas déranger
les autres. Ce que Monsieur W portait, c’étaient deux rondelles d’oignon et
Wittgenstein était sans doute un monstre qui avait trois nez, cinq yeux, dix
oreilles et mille bouches.
J’ai entendu dire que ce philosophe autrichien s'est
rétracté et, vers la fin de sa vie, a renié sa célèbre phrase : « Sur ce dont
on ne peut parler, il faut se taire. ( ‘’Tractatus Logico-philosophicus’’ a été
publié quand il avait trente-et-un ans et il n’a poursuivi quasiment pas
d’activité philosophique pendant longtemps.) Quoi qu’il en soit, cette phrase me semble pratique. En
décembre, j'aurai beaucoup de partiels. S’il y des questions auxquelles je ne
sais pas répondre, j’écrirai avec conviction: « Sur ce dont on ne peut parler,
il faut se taire. »
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