Je descendais un escalier
dans mon lycée. Après cinquante marches, je suis finalement arrivé en bas. Les
alentours étaient obscurs. J’étais tout seul. Il n’y avait personne autour de
moi. Je n’entendais aucun bruit. Au bout du couloir, j’ai aperçu quelques
filles que je connaissais. Assises sur un banc, elles chuchotaient entre elles.
Alors que je m’en approchais, elles se sont
rendu compte de ma présence et elles ont adressé un sourire vers moi.
« J’ai quelque chose à faire dans
la chaufferie, mais je me suis perdu. Pouvez-vous m’aider ? leur ai-je dit.
- Avec plaisir. Suis-moi »,
m’a dit l’une d’entre elles en se levant.
Nous avons erré ensemble. Le couloir était
sinueux et nous n’en voyons pas la fin. Chaque fois que nous tournions à un
coin, un couloir en tous points semblable au précédent se présentait à nous.
« Dis donc, j’ai déjà vu ce
tableau de la Joconde tout à l’heure, lui ai-je dit.
- Moi aussi. J’ai l’impression
que le sourire de la Joconde est plus large que tout à l’heure. Tu ne trouves
pas ? »
Je me suis arrêté un instant
pour contempler la copie du chef d’œuvre de Léonard. Je n’arrivais pas à
déterminer si elle souriait davantage ou pas. Il me semblait en effet que son
sourire s’était élargi mais, en même temps, il me semblait aussi que rien
n’avait changé.
« C’est un tableau. C’est
impossible qu’un tableau change. Ou c’est à cause de cette lumière. Parce qu’il
fait très sombre ici, tu vois ? lui ai-je dit.
- Ah, elle a cligné de l’œil.
», m’a-t-elle dit.
« C’est une plaisanterie,
m’a-t-elle, pourquoi penses-tu qu’un portrait clignerait des yeux ? »
J’ai observé la Joconde. J’ai senti qu’il y
avait quelque chose d’étrange dans ce tableau. Le sourire de la Joconde
semblait être figée. La texture de la peau était plus matte et blanche, dénuée
de subtilité. Était-ce à cause de cette obscurité ?
Au bout de quelques instants, j’ai découvert
qu’il y avait une étiquette au-dessous du tableau. Il y était écrit le nom
d’une femme que je ne connaissais pas. À ce moment-là, j’ai compris que ce
tableau était l’œuvre d’une ancienne lycéenne, et qu’il ne s’agissait pas d’une
copie industrielle.
Toutefois, il n’y avait aucune raison
d’encadrer et d'accrocher au mur une copie réalisée par une étudiante. En l’observant,
je me suis aperçu qu’elle n’était pas très réussie. Plus je la regardais, plus je lui trouvais de défauts.
La perspective n’était pas correcte. La montagne au loin paraissait proche,
tandis que le fleuve paraissait lointain. On apercevait des dents entre les
lèvres, ce qui n’est pas dans l’original. Le pire, c’était que cette Joconde
avait six doigts.
Alors que ce tableau raté me mettait de plus
en plus mal à l’aise, je ne pouvais pas me quitter les yeux. À ce moment-là, ma
camarade m’a dit :
« Qu’est-ce que tu fais ?
Allons-y »
Je lui ai vaguement répondu et
nous avons repris notre chemin.
« Mais qu’est-ce que tu as à
faire dans la chaufferie ? m’a-t-elle demandé en marchant.
- Un prof m’a demandé d’y
aller. Il m’a dit que la chaudière a un problème et que je suis le seul à
pouvoir la réparer.
- Quel genre de chaudière s’agit-t-il
?
- Il ne m’a rien dit.
- Tu as déjà réparé une
chaudière ?
- J'ai seulement l'expérience
d'avoir débouché les toilettes de chez moi. C'était un travail pénible, ai-je
répondu fièrement.
- Que se passera-t-il si tu
n'arrives pas à la réparer ?
- Le Mal va se répandre sur ce
monde. »
Mais je ne savais plus qui était ce
professeur. J’essayais de me souvenir de son visage, et il était flou comme
s’il était dans le brouillard.
Au bout de plusieurs minutes,
j’ai trébuché sur quelque chose en marchant. J’ai baissé les yeux. Une planche
était décalée.
J’ai soulevé la planche. Elle était plus
lourde que je ne le pensais. Aussitôt qu’elle a été enlevée, une vapeur nauséabonde
en est sortie. J’ai inconsciemment couvert mon nez avec ma main. Ma camarade
faisait la grimace. Le trou qu’on a ainsi découvert était totalement obscur.
J’ai craintivement approché mon oreille. Un bruit régulier qui ressemblait à
celui d’une locomotive à vapeur nous parvenait du fond. C’était sans doute la chaufferie.
« Je pense que c’est dangereux
de descendre ici. Je descendrai tout seul. », ai-je dit à ma camarade et je
l’ai remerciée.
« Bonne chance. », m’a-t-elle
dit.
Il semblait qu’une échelle était accrochée au
mur. J’y ai d’abord mis un pied, puis une main. Les échelons étaient gras. La
faible lueur m’a permis de découvrir qu’elle était entièrement rouillée. J’ai
eu peur qu’un barreau ne tombe tout à coup. Je suis descendu petit à petit, en
faisant attention à ne pas glisser.
Au fur et à mesure que je
descendais, le bruit régulier devenait de plus en plus distinct. Parfois, la
vapeur nauséabonde a traversé mon corps et à chaque fois j’ai eu des remontées
acides. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé, mais je suis finalement
arrivé tout au fond.
J’ai écrasé quelque chose de moelleux sous mes
pieds. Le bruit de locomotive à vapeur ressemblait maintenant au gémissement
d’un géant qui serait à la fois indigné et chagriné.
Le couloir étroit était le seul chemin que je
pouvais suivre. La main sur le mur, j’ai avancé tout seul.
Au bout de quelques minutes, j’ai rencontré
une porte rouge. Une plaque
rouillée sur laquelle il était écrit « Chaufferie » y était accrochée. Elle
était légèrement penchée et si rouillée que ce mot était à peine lisible. Mais
j’ai su que mon intuition était juste. J’ai poussé un soupir de soulagement.
« Bonjour ! Je suis venu réparer
la chaudière ! », ai-je crié en frappant fort à la porte.
Un bruit semblable à un
grognement a retenti. J’ai crié de nouveau, plus fort que précédemment, mais en
vain. Je ne voulais pas rester longtemps dans cet endroit. J’ai tourné la
poignée, alors la porte s’est ouverte avec un grincement terrible.
À l’autre côté de la porte s’étendait une vaste
pièce rouge. Une maquette minutieuse de chaque planète du système solaire était
pendue au plafond. Le Jupiter, qui tournait lentement a attiré mon attention.
Dans un coin de la pièce, j’ai vu les pieds d’un lit. Je m’en suis approché. Chacun
de mes pas faisait un bruit sec et retentissant. Je me suis arrêté à côté de ce
lit, et j’ai découvert qu’un énorme morse y était couché.
Ses yeux noirs et ronds étaient grands
ouverts. Son museau se convulsait sans cesse. La bouche était béante comme s’il
avait épuisé toutes ses forces, un fil de salive visqueuse en coulait. À un
moment-donné, ce morse gigantesque a respiré profondément. Le lit de fer
misérable a terriblement grincé. Puis il a recraché de l’air. Son haleine était
si terrible que si un parfumeur le sentait, son odorat serait détruit pour
toujours. À ce moment-là, je me suis rendu compte que c’est de là que venait le
bruit ressemblant à la vapeur d’une locomotive. Les deux yeux noirs du morse
ont été fixés sur moi. Le liquide jaunâtre est tombé de sa dentition irrégulière.
Une tonne de chassie était collée autour de ses yeux.
« Je, je suis venu réparer la
chaudière. Pouvez-vous me dire où elle se trouve ? », lui ai-je demandé en
rassemblant tout mon courage.
Le regard sombre toujours fixé sur moi, il a
longuement gémi quelque chose. Mais je ne sais même pas si c’était dans une
langue humaine ou dans la langue des morses.
Je lui ai dit de nouveau que j’étais venu
réparer une chaudière, que mon professeur m’avait demandé d’y venir. Le morse a
répondu par le même gémissement.
J’ai poussé un soupir. Alors
que j’avais enfin trouvé la chaufferie, tout ce que j’avais pour m’aider était
ce morse malade. C’est même possible qu’il souffrait aussi d’Alzheimer.
À ce moment-là, j’ai aperçu
une affiche des Beatles à un mur derrière moi. Une idée m’a traversé l’esprit.
« Par hasard, ne seriez-vous
pas le morse de ‘I am the walrus’’ ? ai-je demandé.
- Oui, m’a-t-il répondu
lentement d’une voix grave.
- Étiez-vous assis sur un banc
anglais ?
- Effectivement. C’est il y a
longtemps. Alors que j’étais assis sur un banc anglais et que je regardais le
soleil se lever, un jeune homme à lunettes rondes est passé devant moi. Nous
avons échangé nos avis sur les mille trous du Lancashire et la victoire de
l’armée britannique.
- Je suis très enchanté de
vous rencontrer », lui ai-je dit en tendant la main.
Le célèbre morse s’est efforcé de lever sa
patte, et m'a faiblement serré la main.
Sa patte était grasse et visqueuse, puait.
Puis il a toussoté plusieurs fois.
J’ai aperçu une bouilloire et un paquet de thé
sur une table à côté de son lit. Je prépare du thé, lui ai-je dit, mais il ne
m’a pas répondu. Tandis que je mettais de l’eau dans la bouilloire, j’ai vu
qu’il y avait aussi une radio.
« Allumons la radio. S’il y a
de la musique, vous vous sentirez mieux. » ai-je dit.
J’ai tourné le bouton. J’ai
cherché une bonne fréquence avec prudence. Au bout de quelques instants, une
mélodie s’est écoulée de deux haut-parleurs.
C’était ‘’ Tannhäuser’’ de Wagner.
À ce moment-là, le morse a été pris de terribles convulsions. L’écume à bouche,
sa grosse tête ne cessait de trembler. Le lit de fer grinçait terriblement.
« Qu’est-ce qu’il y a ? », me
suis-je empressé de lui demander.
Apparemment, il ne pouvait pas me répondre,
car ses yeux se révulsaient. Le Jupiter tournait toujours au plafond.
C’est à cause de Wagner, me suis-je dit. Je
n’aurais pas dû faire écouter Wagner à un morse. Sa musique contient
probablement des ondes qui détruisent le fonctionnement organique du morse.
J’ai tout de suite tourné le
bouton. Cette fois, on diffusait ‘’Pierrot lunaire’’ de Schönberg. Aussitôt,
les terribles convulsions du morse ont cessé. J’ai poussé un soupir.
« Vous m’avez fait peur. »,
ai-je dit et je suis allé à côté de lui.
Ses yeux étaient clos. J’ai touché son bras.
Sa peau était rude. J’ai cru qu’il était mort. J’ai mis ma tête sur sa
poitrine. Quelque part au fond, derrière les côtes, son cœur battait comme un
poète solitaire qui chante au sommet d’une tour la nuit.
J’ai décidé d’attendre qu’il se réveille. Je
me suis assis sur une chaise à côté du lit. Comme je n’avais rien à faire, j’ai
lu ‘’La montagne magique’’ de Thomas Mann. C’était le seul livre qui se
trouvait sur l’étagère. Je ne sais pas pourquoi il y avait un livre Thomas Mann
dans cette pièce. Est-ce un écrivain populaire dans le monde des morses ? J’ai
imaginé des morses savants qui se discutent du rapport entre la tuberculose et
la civilisation occidentale.
Il me semble que je me suis
assoupi à mon tour. Quand je me suis réveillé sur la chaise, le morse était
assis sur le lit. Il me fixait de ses yeux noirs et mouillés.
« Je me souviens. Je me suis
levé comme d’habitude, je faisais bouillir de l’eau pour faire du thé. Je me
préparais à travailler et j’ai allumé la radio. Alors à ce moment-là, j’ai
entendu la musique de Wagner et je me suis senti mal, m’a-t-il dit d’une voix
de baryton.
- C’est donc à cause de Wagner
que vous ne pouviez plus bouger ? lui ai-je demandé.
- Exactement. On dit que la
musique de Wagner trouble le fonctionnement cognitif des morses. Il est donc
interdit d’écouter Wagner dans le monde des morses. Mais je suis guéri, parce
que vous m’avez fait écouter Schönberg.
- La musique de Schönberg
est-elle en revanche bonne pour les morses ? »
Sans me répondre, le morse a chanté
‘’Papillons noirs’’ de ‘’Pierrot lunaire’’. Il était de bonne humeur.
« Faites attention à Wagner.
Au revoir. », ai-je dit et j’ai fait un pas vers la porte.
« Attendez », m’a dit le morse.
Je me suis retourné. Le morse
était debout. Il était immense. J’ai dû lever la tête. Sa nageoire énorme
tenait la maquette du Jupiter.
« Permettez-moi de vous offrir
ceci. Je n’ai rien d’autre chose à vous donner. Mais je suis sûr que ce Jupiter
vous sera très utile un jour. »
Je ne savais pas à quoi servirait ce Jupiter,
mais je l’ai accepté avec plaisir. Il s’est incliné profondément. Nous nous
sommes dit au revoir.
J’ai gravi l’échelle que j’avais descendue.
Lorsque je suis sorti, l’école était redevenue à la normale. Le couloir n’était
plus sinueux. La copie ratée de la Joconde avait disparu. Et je me suis rendu
compte que je ne pouvais plus me souvenir du nom et du visage de la fille qui
m’avait accompagné jusqu’ici.
Depuis lors, lorsque je m'endors la nuit, en
regardant Jupiter tourner dans ma chambre, je me souviens du morse amateur de
Thomas Mann que j’ai rencontré ce jour-là.
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