Hier, lorsque je regardais ‘’La marche de l’empereur’’ dans ma chambre, quelqu’un a frappé à la porte. C'était au moment précis où un vautour attaquait les poussins d'un manchot empereur. J’étais bouleversé devant la cruauté du monde animal. Mes yeux étaient rivés à l’écran. Quelques instants plus tard, un des poussins a été capturé, et il n’a pas pu échapper au bec du vautour. « Pour lui, c’est fini. », dit la voix d’un enfant. Le visiteur a frappé de nouveau à la porte. Le visage pâli, je me suis enfin levé et j’ai ouvert la porte. Mon voisin, Axel était debout. Je me suis demandé pourquoi il était là. Je ne regardais pas le film au plein volume. Je n'avais pas crié, même quand le féroce vautour avait emporté le pauvre poussin.
Il m’a demandé si j’avais envie d’aller à une soirée avec lui et sa copine japonaise. Avant quand il m’avait demandé d’aller au club avec ses amis, j’avais décliné cette proposition car je n’aime pas les endroits bruyants et peuplés, j’ai également peur de la syphilis. Dans ‘’Le monde d’hier’’, l’écrivain autrichien, Stefan Zweig décrit l’horreur de cette maladie sexuelle à laquelle il consacre une page.
« Pendant des semaines et des semaines, le corps tout entier du syphilitique était frotté de mercure, ce qui avait pour conséquences la chute des dents et d’autres altérations graves de la santé ; la malheureuse victime d’un fâcheux hasard ne se sentait pas seulement souillé dans son âme, mais aussi dans son corps, et même après une cure aussi affreuse, le contaminé ne pouvait jamais être sûr, sa vie durant, que l’insidieux virus n’allait pas se réveiller de son enkystement, dans la moelle épinière ou derrière le front, paralysant ses membres ou provoquant un ramollissement du cerveau. »
Cependant, cette fois il me proposait d’aller chez un Japonais, pour fêter l’anniversaire de son colocataire français. D’ailleurs, étant donné que j'ai rarement l'occasion de sortir, j'ai accepté avec plaisir.
Je suis donc sorti avec lui vers vingt et une heure ce soir. La nuit était déjà tombée, le froid pénétrait par les moindres interstices de mon écharpe et de mon manteau. Mon voisin s’emmitouflait dans un manteau noir et épais, dans la faible lueur que créaient des réverbères, il ressemblait à un corbeau géant.
Nous sommes arrivés à l’arrêt du tram. Bien qu’il ait appuyé sur le bouton d’ouverture, la porte ne s’est pas ouverte. Il a marché vers la tête du tramway, et il a frappé à la vitre du conducteur. Il semblait que le chauffeur s’était assoupi. La lumière est apparue sur le bouton, cette fois la porte s’est ouverte.
Nous étions tout seuls dans le tram. J’ai regardé à l’arrière, il n’y avait aucun passager. Le tram a lentement démarré et s’est mis à rouler dans la ville nocturne de Strasbourg. Les rues étaient désertes. Des fenêtres des appartements étaient éclairées. Les gens passaient un moment comblé de bonheur avec leurs familles ou leurs amants. Seuls les solitaires flânaient dans la ville comme les somnambules.
Je ne me rappelle plus la conversation que nous avons échangée dans le tram. Je savais qu’il aimait la philosophie, surtout Kierkegaard et qu’il lisait rarement des romans. Quant à moi, je lis rarement des livres philosophiques mais je lis beaucoup de romans et de biographies. Je lui ai parlé de la dureté de la vie des manchots empereurs et qu’avant j’avais lu un roman d’un écrivain ukrainien, Kourkov intitulé ‘’le pingouin’’. Je lui ai expliqué que c’est l’histoire de la cohabitation étrange d’un écrivain de seconde classe et d’un manchot mélancolique. Mais il me semblait que ce sujet ne l’intéressait guère.
« J’aimerais vivre avec un manchot un jour, lui ai-je dit, en pensant au blizzard du pôle Sud.
- Aurélien, il ne faut pas dire ça à une fille, m’a-t-il dit.
- Pourquoi ?
- Parce que si tu dis cela à une fille, même si elle voulait être ta petite amie, elle penserait que tu es bizarre, et ne voudrait plus parler avec toi. »
Je lui ai donc demandé si ce serait étrange si je disais que je voulais vivre avec un chat. Il m’a dit que ce ne serait pas étrange. Je me suis demandé pourquoi le chat est toléré alors que le manchot ne l’est pas. Ensuite, il m’a dit que c’est difficile de vivre avec un manchot, puisque c’est un animal qui vit dans un environnement extrêmement froid. Sur ce point, il avait sans doute raison. Je suis originaire du nord du Japon, et je peux endurer jusqu’à moins vingt degrés, mais je ne pourrai pas vivre dans la même condition que le pôle Sud. Mon rêve s’est brisé.
Pour une raison inconnue, il insistait toujours sur l’importance d’avoir une petite amie. J’ai donc essayé d’imaginer ‘’une petite amie’’, mais les contours de ''ma petite amie'' étaient flous comme une poupée faite de boue. Par la suite, j’ai esquissé un manchot empereur dans ma tête. Cette fois, j’ai pu réaliser concrètement la forme d’un manchot avec exactitude. Il avait une tête si noire qu’elle dissimulait ses prunelles, deux nageoires pointues, un ventre blanc et caréné comme la Fiorano de Ferrari. Hier, j’avais dit à Pauline que les manchots avaient en réalité de longues jambes, mais qu’elles étaient repliées dans le corps. Je lui avais envoyé aussi une photo du squelette du manchot pour qu’elle comprenne mieux. Mais j’avais aussitôt regretté, parce qu’elle m’avait répondu : « Cet animal me semble moins mignon d’un coup… ».
Nous sommes arrivés à la place de la République, cependant sa copine n’était pas encore là. Devant le musée Tomi Ungerer, il lui a téléphoné. Pendant ce temps, je regardais un arbre donc le tronc ressemblait à l’homme se bouchant les oreilles dans le célèbre tableau de Munch. Quelques minutes plus tard, mon voisin est venu vers moi et m’a dit que sa copine serait en retard. Nous avons donc décidé de l’attendre en faisant le tour dans le jardin de la place de la République.
Je ne lui ai plus parlé de manchot. Cette fois, c’est moi qui l’écoutais. Il me parlait de la sexualité refoulée et des pulsions dangereuses qu’elle pouvait potentiellement causer. Ce qu’il me racontait était difficile, mais je comprenais quand même. Toutefois, je n’arrivais pas à en tirer une conclusion. Je suis plutôt quelqu’un qui réfléchit longtemps sur un sujet, peut-être trop longtemps.
La coupole du palais du Rhin émettait une lumière blanche. Y avait-il encore quelqu’un à l’intérieur ? Au loin, j’ai vu la BNU qui m’était familière. Elle ne dormait pas encore non plus. Il y avait sans doute encore des étudiants qui travaillaient. Lorsque nous avons fait le deuxième ou le troisième tour, Axel s’est tout à coup arrêté sous un marronnier. J’ai continué un peu à marcher tout seul. Il s’est retourné vers moi et m’a appelé par mon nom. Dans la faible lumière, deux silhouettes se tenaient debout. La seconde était sa petite amie, avec qui j’avais parlé quelques fois.
J’apercevais des points qui n’apparaissaient pas tout à l’heure sur le chemin. Il faisait du crachin. Après avoir marché quelque cinq minutes sous la pluie, dans une rue déserte, la copine de mon voisin s’est arrêtée devant la porte d’un immeuble. En plissant les yeux, elle a regardé la plaque sur laquelle les noms des habitants étaient énumérés, puis elle a trouvé le nom de son ami japonais et a pressé le bouton de la sonnerie. Avec fracas, la porte s’est ouverte.
Nous avons monté l’escalier en colimaçon couvert d’un tapis rouge à la turque. Nous sommes arrivés à une porte entrouverte. C’était donc l’appartement que nous cherchions. De l’autre côté de la porte nous attendait un homme asiatique souriant.
C’était notre hôte, Monsieur Y. Axel et moi le rencontrions pour la première fois. Dans le couloir, nous avons échangé les présentations. Monsieur Y semblait plus âgé que nous. Il était aimable et il semblait habitué à parler avec des gens.
À côté de lui se tenait une fille avec un bonnet. Elle aussi était souriante et affable. Je lui ai serré la main. Au bout de quelques instants, une autre fille, qui paraissait déjà éméchée, est sortie de la pièce du fond. Elle nous a aperçus et nous avons échangé des salutations. Quand je l’ai vue faire la bise à Axel, j’ai eu peur qu’elle ne veuille faire la même chose avec moi. Elle a ensuite essayé de faire la bise à la copine d’Axel, mais elle lui a dit qu’elle était malade. Ce n’était pas un mensonge. Elle était réellement malade parce qu’elle avait refusé d’embrasser son copain pour la même raison. Lorsque cette fille inconnue est venue vers moi, je lui ai dit aussi que j’étais malade, alors que moi je ne l’étais pas. J’aimerais dire pour son honneur qu’elle n’était pas laide. Si on demandait aux gens si elle était belle en leur montrant sa photo dans les rues, je pense que sept personnes sur dix diraient qu’elle est jolie. Mais Je ne ferais pas même la bise à Kiera Knightley si elle me le demandait.
Nous sommes entrés ensuite dans la pièce d’où elle était sortie. Dans une pièce qui n’est pas très grande beaucoup de monde étaient réunis. La copine d’Axel, l’hôte et moi étions les seuls Japonais. Au début, nous avons parlé en restant debout, mais au bout que plusieurs minutes, étant donné que je ne suis pas habitué à ce genre de situation, je me suis senti fatigué et me suis assis sur un divan.
Moi seul étais assis et observais les invités. Au bout de quelques minutes, la fille au bonnet vert de tout à l’heure a peut-être pensé que je m’ennuyais. Elle s’est assise à côté de moi, alors qu’en réalité, je ne m’ennuyais pas mais paniquais. Dans le brouhaha, mon cerveau était en surchauffe. Elle m’a dit qu’elle était en première année de master en art. Je lui ai posé quelques questions concernant ses études afin de ne pas épuiser la conversation, en évitant de parler de manchots. Quelques minutes plus tard, l’hôte lui a donné une guitare. Elle s’est mise à en jouer et à chanter. Les autres bavardaient joyeusement de leur côté. J’étais son seul auditeur. En écoutant vibrer les cordes de sa guitare, je regardais ses longs cils osciller.
Par la suite, j’ai parlé avec un jeune garçon qui m’a dit qu’il faisait des études d’histoire. Au début, nous avons parlé des Croisades et de la Renaissance, mais à un moment donné, sans raison particulière, je lui ai demandé où il habitait. Il m’a dit qu’il habitait avec un prêtre dans la Cathédrale, plus exactement dans un bâtiment attaché à la Cathédrale. Je ne connaissais pas l’existence d’un tel bâtiment. Et cela m’a semblé merveilleux de vivre dans la magnifique Cathédrale de Strasbourg. Je lui ai demandé s’il avait le droit d’entrer dans les endroits interdits au public. Il m’a dit qu’il n’avait pas vraiment ce genre de droit. Lorsque je lui ai demandé s’il n’y avait pas de fantôme dans la Cathédrale, il a ri.
« Tu as dit quelque chose de drôle, m’a-t-il dit en riant.
- Et alors tu as déjà vu un fantôme ? », ai-je demandé.
Après avoir réfléchi un instant, il s’est mis à parler.
« Un ami m’a dit que son radiateur faisait un bruit étrange, une sorte de claquement, tous les jours à minuit. Et donc, un jour j’ai attendu ce bruit avec lui, et à ce moment-là, on a eu vraiment peur, parce qu’au-dessus de nous, nous avons entendu les pas de quelqu’un alors que personne n’était censée être là. »
C’était banal comme histoire de fantôme, mais justement, cette platitude m’a laissé croire que c’était une histoire vraie. Il y a donc des fantômes dans la Cathédrale de Strasbourg, me suis-je dit. J’étais secrètement content parce que jusque-là, j’avais demandé à beaucoup de monde s’ils avaient vu des fantômes, mais ils avaient tous ri et m’avaient dit que non. C’était donc la première fois que j’entendais une histoire de fantôme vraisemblable.
J’ai discuté également avec un homme d’un certain âge. Il m’a dit aussi des drôles de choses. Il m’a d’abord dit qu’il parlait plus de douze langues. Je savais qu’il y a des gens capables de maîtriser beaucoup de langues, mais je n’en avais jamais rencontré. Je lui ai demandé quelles langues il parlait, alors il s’est mis à compter en énumérant chaque langue qu’il maîtrisait : Le français, l’italien, l’allemand, l’anglais, l’arabe, l’hébreu...
Toutefois je n’avais aucun moyen de savoir si c’était vrai. Je n’étais pas innocent au point de croire une personne que je venais de rencontrer. Le sourire aux lèvres, un autre homme qui écoutait son histoire à côté de moi secouait la tête en murmurant « non, non, non… » Par la suite, Il m’a dit qu’il était franco-italien. Il avait en effet les traits prononcés d’un Méditerranéen. Je lui ai demandé s’il était né à Strasbourg.
« Non, je ne suis pas né à Strasbourg.
- Mais vous êtes né en France ?
- Non.
- En Italie ?
- Non.
- Où alors ?
- À Monaco, m’a-t-il dit.
- Monaco ! »
Et il s'est mis à me raconter sa rencontre avec Grace Kelly. Il m’a dit que lorsqu’il avait six ans, à Monaco, à l’occasion d’un spectacle quelconque, cette princesse de Monaco lui avait fait un câlin. J’ai arrêté de boire mon rosé et j’ai levé la tête. Ses yeux étaient tout à fait sérieux. Cet homme aujourd'hui d’âge mûr, dont chaque ride devait connaître toute l’amertume de la vie, avait sans doute été un enfant candide et mignon, me suis-je dit. Toutefois, je ne pouvais pas croire d’emblée à cette histoire.
En regardant la silhouette de femmes et d'hommes fumer dans le balcon, j’ai commencé à penser que la véracité de son récit importait peu. Si Grace Kelly l’a embrassé, c’est une expérience formidable. Même si c'était une histoire qu'il a improvisée pour m'égayer, je voyais sur son visage ridé l'image d’un enfant qu’elle tenait dans ses bras.
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