samedi 25 août 2018

''Le ça de la chambre'' Sachiko Kishimoto


 Mon passe-temps secret, c’est d’admirer les pièces en désordre chez les autres. Si la télé diffusait une émission sur ce sujet, je la regarderais sans en perdre une minute.
 Une pièce en désordre, c’est la fantaisie. Les pièces élégantes garnies de beaux meubles se ressemblent, mais chaque pièce en désordre a sa façon d’être. Certaines débordent de mangas, de magazines, de jeux vidéo et de périphériques. Dans d’autres, des piles de sacs en plastique atteignent le plafond. Il arrive aussi que des sacs de marque soient posés sur une montagne de peluches, de boîtes-repas, de bouteilles plastiques et de sacs en papier. C’est une fourmilière construite par des humains. C’est un univers où le cerveau des hommes se cristallise.
 J’aime regarder ainsi les pièces en désordre, mais je n’ai eu qu’une seule fois l’occasion de mettre les pieds dans une pièce où régnait vraiment le chaos.
 C’était la chambre d’un camarade d’université, R. R était bizarre. On pouvait difficilement deviner son âge. Il avait l’air d’avoir à la fois dix-huit et quarante ans. Parfois il était habillé de manière élégante comme un gentleman anglais, mais il lui arrivait aussi de porter un manteau au-dessus de son pyjama. S’il était calme d’ordinaire, il devenait violent quand on enlevait la cellophane de son paquet de cigarettes. Il avait tendance à se faire frapper par les filles quand il était ivre. Il a perdu aux courses de cheval tout l’argent que ses parents lui ont envoyé. Il a survécu un mois en mangeant à la dérobée des échantillons dans la vitrine de la cantine.
« S’il vous plaîîît, ma chambre est en désordre, nous a dit un jour ce R d’un air implorant. Je vais devenir fouuu. Je vais vous offrir des sushiiis ».
 Un jour de printemps, quelques garçons et filles attirés par la perspective d’un repas de sushis sont allés chez R. À côté de l’entrée, il y avait une petite cuisine et pour une raison obscure, un futon y était étalé. On a immédiatement compris pourquoi. Dans la pièce à six tatamis de l’autre côté de la porte vitrée, divers objets étaient entassés et c’était même impossible de marcher.
 Sur les assiettes accumulées dans l’évier, flottait un cadavre de libellule à moitié décomposé. Dans un coin de la pièce, il y avait une balle de tennis. C’était en fait une tangerine couverte de moisi. Je me suis sentie mal et j’ai mis la main sur la télé à côté de moi. L’empreinte de ma main s’y est dessinée. La télé que je croyais blanche, était en fait noire. On a tous regretté d’être venus, mais c’était trop tard. À côté de nous, avait-il honte, R ne tenait pas en place.
 Les objets nécessaires à la vie d’un étudiant, vêtements, manuels, dictionnaires, stylos et petite monnaie constituaient la première couche de ce qui couvrait le sol. Dessus, des journaux de courses de chevaux et de catch, des mangas, des recueils de photos de stars, des bouteilles de saké et de la seiche séchée représentant ce qui passionnait R, constituaient la deuxième couche. Il nous a fallu quelques heures pour enlever cette deuxième couche. Finalement, un kotatsu (table couverte d’une couverture épaisse) est apparu pour la première fois depuis plusieurs mois.
 Nous avons manipulé le kotatsu avec prudence. Tout le monde s’en rendait compte. La structure de cette pièce représentait R lui-même. La première couche était son surmoi. Si la deuxième était son moi, la couche inférieure était son ça, le désir basé sur l’instinct.
 Nous avons soulevé le kotatsu et découvert quelques morceaux de papier. Dès que l’un d’entre nous en a pris un et s’est mis à le lire à haute voix, R a couru et s’en est emparé. Il l’a froissé et l’a mis dans sa bouche. Il est sorti de l’appartement et n’est jamais revenu.
 On ne sait pas exactement de quoi il s’agissait. Quelqu’un a dit que ça ressemblait à une lettre d’amour. Un autre a dit que c’était un roman érotique avec pour sujet la fille d'université dont il était amoureux. Mais personne ne savait la vérité. Depuis ce jour, R a arrêté de venir en cours et il a redoublé. J’ai entendu dire qu’il a obtenu son diplôme quelques années après nous, mais je ne sais pas ce qu’il fait aujourd’hui.
 Il ne nous a toujours pas offert de sushis.

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