Il y a longtemps, à l’époque où je
travaillais en tant que secrétaire dans un hôpital universitaire, dans le
bâtiment des expériences animales, il y avait une assistante de recherches qui
aimait de tout son cœur « L’Attrape-cœurs ». Son obsession n’était rien d’autre
que ce que l’on pourrait qualifier d’amour.
Je l’ai rencontrée pour la première
fois dans le bureau d’un professeur qui enseignait la littérature pour le cours
de culture générale. Je ne me rappelle plus pourquoi j’y suis allée, mais
lorsque je suis arrivée, l’assistante était déjà assise sur le canapé.
L’expérience animale et le cours de littérature n'avaient sans doute aucun
rapport. Visiblement, il leur arrivait souvent de causer d’un air décontracté.
Les professeurs qui ne portaient pas
de blouse blanche étaient rare à la faculté de médecine. Dans ce sens, il
faisait déjà partie des rares professeurs qui attiraient mon attention. Mais il
m’a surtout fait une forte impression parce qu’il avait mis un vieux piano
allemand dans son bureau. L’air pensif, il marchait en baissant un peu la tête
; il avait glissé ses mèches trop longues derrière les oreilles ; il parlait
d’une voix de baryton ensorcelante et limpide.
Quant à elle, maigre comme un
oisillon, elle était de taille si modeste que même la blouse blanche la plus
petite était trop grande pour elle. Sa blouse blanche était toujours tachée, sans
doute par les liquides organiques des animaux de laboratoire.
Un jour, je déjeunais avec elle à la
cantine. Elle m’a demandé ce que je pensais de « L’Attrape-cœurs ». « Ah, c’est
l’histoire un garçon qui se révolte contre les adultes », ai-je répondu. Je n’ai
jamais oublié son expression quand elle m’a répliqué avec passion.
« Non, ce n’est que l’étiquette que
les adultes ont collée à Holden. C’est le type d’adultes qu’il déteste le plus
», a-t-elle dit.
J’ai été étonnée lorsqu’elle a sorti
« L’Attrape-cœurs » de la poche de sa blouse. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui
demander si elle la portait toujours sur elle.
« Eh, oui », a-t-elle répondu comme
si de rien n’était. Avec le programme des expériences, des photos de tumeurs et
les clefs des cages, ce livre se trouvait toujours dans sa poche.
Selon elle, Holden n’est pas du tout
le symbole du garçon innocent qui se révolte contre la société et qui est blessé,
mais c’est une personne qui a atteint déjà la maturité malgré ses seize ans, de
sorte qu’il est plus mûr que les adultes. Ce qu’il affronte ne se trouve pas à
l’extérieur, mais en lui. Comme preuve, l’auteur Salinger refusait de sortir
des murs qu’il avait construits lui-même.
Le plus important, c’était la mort
d’Allie. Puisque Holden a appris la mort de son petit frère, il peut trouver un
sens à la vieille couverture Navajo de son professeur d’histoire, et il se sent
triste quand il voit une personne avec une valise bon marché, qu’il suspend la
robe de la prostituée à un cintre et qu’il pense à la nonne qui n’entrera
jamais dans un restaurant chic.
Nous passions souvent la pause du
midi sur le toit de l’hôpital. De temps en temps, elle lisait à haute voix
quelques passages d’une voix frêle comme son corps. Son épisode préféré,
c’était celui du poème écrit sur le gant de base-ball gaucher d’Allie à l’encre
verte.
« Qui pourrait avoir l’idée d’écrire
un poème sur un gant de base-ball ? a-t-elle dit. Quand il n’y a personne dans
le champ de batteurs et qu’aucune balle ne vient, Allie lit ce poème. Mais il
meurt de leucémie. Et ce gant est la seule chose qui reste à Holden ».
C’était aussi sur le toit pendant la
pause de midi qu’elle m’a dit un jour quelque chose d’inattendu.
« Je pense offrir un cadeau au
professeur pour son anniversaire. Qu’en penses-tu ? ».
Je savais qu’elle avait rencontré le
professeur quand elle lui avait demandé de traduire en anglais sa lettre
d’admiratrice à Salinger, et qu’elle ne cessait de fréquenter son bureau depuis
lors. « Ça lui plaira, je pense », ai-je répondu sans réfléchir. Mais
lorsqu’elle a parlé de son cadeau, j’ai honnêtement été gênée.
« Je vais transcrire toutes les pages
de ‘’L’Attrape-cœurs’’ à la main. Je vais les relier et offrir au professeur ».
Cela prendrait beaucoup de temps.
D’ailleurs, on pouvait acheter le livre en librairie. Je n’étais pas vraiment
sûre que ce cadeau plairait au professeur. Mais finalement, j'ai préféré me
taire. J'ai essayé de me convaincre que ce genre de coutume existait sans doute
en Occident.
Une fois, elle m’a montré son travail
dans sa pièce de la résidence des employés. Il n’y avait rien sur son bureau en
face de la fenêtre, sauf les objets nécessaires à la fabrication de son cadeau.
Il y avait l’édition de Hakusuisha de « L’Attrape-cœurs » et un presse-papier
en verre à gauche. À droite, il y avait une liasse de feuilles de la couleur
olive, un stylo et des buvards. De la qualité des papiers qu’elle a commandés
spécialement à Maruzen, de la couleur de l’encre, la taille de la plume du
stylo au nombre de caractères dans une page, tout était soigneusement calculé.
C’était la forme qu’elle considérait idéale pour « L’Attrape-cœurs ». Son
écriture était plus forte que ce à quoi faisait penser son corps, mais les pleins
et déliés avaient de la douceur. Tous les caractères étaient parfaitement
alignés, ce qui m’a fait imaginer à quel point sa concentration était profonde.
À ce moment-là, elle en était à la moitié du chapitre vingt, à la scène où
Holden fait tomber et brise le disque qu’il a acheté pour sa petite sœur.
Elle a préparé des pancakes pour moi.
Je les ai mangés dans un coin du lit, loin de la fenêtre, pour ne pas salir «
L’Attrape-cœurs ».
Je ne sais pas si elle a pu achever
son cadeau. Un jour, elle a tout à coup quitté son travail sans me dire au
revoir. Selon les rumeurs qui couraient au secrétariat, elle avait eu des
ennuis.
La dernière fois que je l'ai vue,
c'était devant les placards à chausseurs dans l'entrée des employés. Elle ne
portait pas de blouse blanche, mais ses vêtements de deuil.
« Je vais à la cérémonie qui a lieu
au temple pour les animaux morts », s’est-elle dépêchée de me dire, et elle a
couru jusqu’à l’arrêt de bus. Je n’ai pas eu le temps de lui poser des questions
sur son « Attrape-cœurs ».
Depuis lors, chaque fois que
j’entends dire qu’un fan qui a tenté de franchir les murs de la maison de Salinger
a été arrêté, je me souviens de l’assistante en deuil.
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