lundi 5 mars 2018

''GOTH : L'Histoire obscure'' Otsuichi

1

 Une vingtaine de jour après les vacances d’été, le jour de la rentrée, j’ai vu Morino pour la première fois après une longue période.
 Juste avant la réunion du matin, elle s’est approchée de ma table en se faufilant entre les camarades qui bavardaient fort.
 Nous n’avions pas l’habitude de nous saluer. Debout devant moi, elle a sorti un agenda de sa poche, puis elle l’a déposé sur la table. Cet agenda ne me disait rien.
 Il était si petit que je pouvais le mettre dans ma paume. La couverture était en cuir synthétique brun. C’était une sorte d’agenda qu’on pouvait trouver dans n’importe quelle papeterie.
« Je l’ai trouvé dehors, a-t-elle dit.
- Ce n’est pas le mien.
- Je sais »
 En me tendant l’agenda, elle avait l’air quelque peu joyeuse.
 Je l’ai pris dans ma main. La couverture de cuir synthétique avait un toucher lisse.
 J’ai tourné des pages au hasard et j’ai découvert que la première partie était remplie de petits caractères. Le reste était intact.
« Essaie de lire depuis le début »
 Comme elle me l’a demandé, j’ai lu de mes propres yeux ces caractères qu’un inconnu avait écrits. Il y avait beaucoup de lignes. Le texte était comme une énumération.

 Le 10 mai
 J’ai rencontré une femme qui s’appelle Mitsué Kusuda devant la gare.
 Elle avait 16 ans.
 Dès que je lui ai adressé la parole, elle est montée dans ma voiture.
 Je l’ai amenée au mont T.
 En regardant par la fenêtre, la femme m’a dit que sa mère lisait passionnément la rubrique des lecteurs du journal.
 J’ai garé la voiture près du sommet du mont T.
 Pendant que je sortais du coffre un sac de couteaux et de clous, elle m’a demandé en riant ce que c’était.
……..

 Le texte continuait encore.
 Je connaissais le nom de Mitsuté Kusuda.
……Il y a trois mois, une famille a fait une randonnée au mont T. Ils étaient trois avec le garçon et ses parents. Comme le père a pris un jour de congé après une longue période de travail, dès qu’ils sont arrivés à la montagne, il restait couché et se reposait. Le garçon a essayé de réveiller son père en lui demandant de jouer avec lui mais ce dernier ne s’est pas levé.
 Vers midi, le garçon s’est promené tout seul dans la forêt.
 La mère s’est rendu compte qu’elle ne voyait plus son fils. À ce moment-là, elle a entendu un cri dans la forêt.
 Les parents y ont cherché son fils et ils l’ont facilement trouvé. Il se tenait debout en levant un peu le menton.
 Le couple qui a suivi le regard de leur fils s’est rendu compte que les troncs des alentours étaient salis de rouge et noir. Puis ils se sont aperçus d’un petit objet étrange qui était cloué à un arbre au niveau de leurs yeux. Ils ont regardé les alentours ; quelque chose était accroché à d’autres troncs aussi.
 C’étaient des parties de Mitsué Kusuda. Son corps avait été démembré par quelqu’un au fin fond de la forêt. Les yeux, la langue, les oreilles, les pouces et le foie……Ces organes étaient fixés aux troncs par des clous.
 Sur l’un des arbres, de haut en bas, le pouce du pied gauche, la lèvre supérieure, le nez et l’estomac étaient crucifiés. Sur un autre arbre, ses différentes parties étaient disposées comme la décoration d’un sapin de Noël.
 Cette affaire a fait immédiatement sensation aux yeux du public.
 Dans l’agenda qu’a apporté Morino, il était écrit minutieusement de page en page, sans y mélanger d’émotion, comment la dénommée Mitsué Kusuda a été assassinée,  quelle partie on a commencé à accrocher aux arbres et quel genre de clou on a utilisé.
 Comme j’avais fait des recherches sur cette affaire en consultant des magazines, des émissions et Internet, j’étais bien renseigné. Mais cet agenda décrivait des détails qu’aucun des médias n’avait diffusé.
« Je pense que cet agenda appartient au meurtrier qui l’a tuée. »
 Mitsué Kusuda était une lycéenne qui vivait dans la préfecture voisine. La personne qui l’a vue pour la dernière fois était une amie qui lui avait dit au revoir à la gare. Et Mitsué Kusuda est devenue la ‘’première’’ victime de ce meurtre sexuel qui attirait l’attention du public au Japon.
 Une autre affaire semblable avait déjà eu lieu, ces deux cas sont considérés comme une série de meurtres.
« Il a aussi écrit sur la deuxième victime »

 Le 21 juin
 J’ai adressé la parole à une femme qui attendait le bus avec un sac de courses.
 Elle m’a dit qu’elle s’appelait Kasumi Nakanishi.
 Je lui ai proposé de l’accompagner jusque chez elle en voiture.
 Pendant que je conduisais vers le mont H, elle a deviné qu’on n’allait pas dans la direction de sa maison et a commencé à crier, assise sur le siège avant.
 J’ai arrêté la voiture. Dès que j’ai frappé sa tête avec un marteau, elle s’est calmée.
 Je l’ai mise dans une cabane au fond du mont H.
………

 Il y a un mois, le nom d’une étudiante d’une école professionnelle a été répandu dans tout le Japon. Les journaux et la télé ont consacré beaucoup de reportages sur elle. Quand je suis rentré chez moi, j’ai appris qu’il y a eu une deuxième victime.
 Elle se trouvait dans la cabane du mont H. Le propriétaire de ce bâtiment était inconnu, il avait été abandonné depuis longtemps. À cause des trous qui laissaient la pluie s’infiltrer, l’intérieur était couvert de moisissures et de taches. Les murs et le plancher étaient faits de planches de bois : l’étendue faisait trois mètres carrés.
 Un vieillard vivant au pied de la montagne était venu pour cueillir des plantes sauvages comestibles. Il a découvert que la porte de la cabane était ouverte alors qu’elle était toujours fermée. Intrigué, il s’en est approché. Une odeur étrange a piqué son nez.
 Il a regardé à l’intérieur de la cabane à travers l’entrée. J’imagine qu’il n’a pas compris la situation au début.
 Sur le plancher, Kasumi Nakanishi gîsait. Son corps avait été découpé en morceaux comme la première victime ; ces parties étaient répandues sur le plancher avec un espace de dix centimètres entre chacune pour qu’elles fassent 10 × 10. C’est-à-dire que son corps avait été découpé en cent petits morceaux.
 Cette procédure était décrite dans l’agenda.
 Personne n’a vu l’auteur de ces deux crimes. Le tueur n’a toujours pas été arrêté.
 Les médias faisaient encore du bruit à propos de cette affaire, en disant qu’il s’agissait d’une série de meurtres sexuels.
« J’aime regarder l’actualité sur cette affaire.
- Pourquoi ?
- Parce qu’elle est anormale », a dit Morino sèchement.
 Je regardais aussi les journaux télévisés pour la même raison. Je comprenais donc très bien ce qu’elle voulait dire.
 Des humains ont été tués et dispersés. Dans ce monde, il y a la proie et le prédateur.
 Morino et moi, nous nous intéressions à ce genre d’affaire sans salut. Nous convoitions toujours les histoires cruelles qui donnaient envie de se pendre aussitôt que l’on les a découvertes.
 Nous n’avions jamais abordé cette attirance étrange, mais nous savions implicitement que nous partagions les mêmes centres d’intérêt.
 Les gens normaux fronceraient sans doute les sourcils. Notre sensibilité était décalée du monde. Donc, lorsque nous parlions d’instruments de torture et de diverses manières d’exécution, nous baissions particulièrement la voix.
 Quand j’ai levé les yeux de l’agenda, Morino regardait par la fenêtre. J’ai compris qu’elle imaginait la scène où les diverses parties de Kasumi Nakanishi étaient répandues sur le plancher.
« Où as-tu trouvé cet agenda ? »
 Je le lui ai demandé. Elle s’est mise à m’expliquer.
 Hier, elle passait le temps dans son café préféré le soir. C’était un café tranquille et sombre dont le patron était un homme discret.
 Elle tournait les pages des « Histoires cruelles du monde » en buvant un café qu’avait servi le patron.
 À un moment donné, elle s’est aperçue du bruit de la pluie. Elle a jeté un coup d’œil à la fenêtre, il y avait une forte averse dehors.
 Elle a vu un client qui s’était levé pour se rasseoir ensuite. Il a sans doute pensé à rester un peu en attendant que la pluie cesse.
 À ce moment-là, il y avait cinq personnes à part elle.
 Morino s’est levée pour aller aux toilettes. En marchant, elle a eu une sensation étrange sous sa semelle. Le plancher était d’un bois noir ; l’agenda de quelqu’un se trouvait là et elle avait mis son pied dessus. Elle l’a ramassé, puis elle l’a mis dans une poche. Elle m’a dit qu’elle n’a pas pensé à chercher le propriétaire de l’agenda et à le lui rendre.
 Lorsqu’elle est revenue des toilettes, les clients regardaient l’averse par la fenêtre, ils étaient aussi nombreux que tout à l’heure.
 On pouvait deviner l’intensité de la pluie au vêtement du patron qui était sorti un certain moment. Il était entièrement mouillé.
 Morino a oublié l’agenda et a recommencé la lecture.
 Dès que l’averse a cessé, le soleil est revenu.
 Quelques-uns des clients se sont levés et sont partis.
 Les rayons du soleil de l’été ont séché immédiatement les routes.
 C’était après son retour chez elle qu’elle s’est souvenue de l’agenda et l’a lu.
« Je suis allée deux fois aux toilettes. La première fois, il n’y avait pas cet agenda. Juste après, il y a eu l’averse et les clients sont restés bloqués. La deuxième fois que je me suis levée, cette fois, il y avait l’agenda. Le tueur était donc dans ce café. Il habite près d’ici. »
 Les deux cadavres avaient été découverts dans un endroit situé à deux ou trois heures d’ici. Ce n’était pas impossible que l’auteur vive dans cette ville.
 Mais cette hypothèse n’était pas réaliste.
 On parlerait de cette affaire pendant longtemps. Elle était encore pendante, mais quelque chose d’anormal de ce meurtre me faisait penser ainsi. Dans tout le pays, on en parlait, même les écoliers s’y intéressaient. Elle était devenue trop célèbre.
 Ce n’était pas très probable que l’auteur de ce crime soit dans ces environs.
« C’est possible que quelqu’un l’ait écrit d’après les informations annoncées.
- Lis la suite de l’agenda. »
 Morino l’a dit d’un ton comme si elle disait « Bienvenue ».

 Le 5 août
 J’ai fait monter dans la voiture une femme qui s’appelle Nanami Mizuguchi.
 On s’est connu dans un restaurant de soba près du mont S.
 Nous sommes allés au sud de la montagne. Il y avait un sanctuaire.
 Nous sommes entrés dans la forêt.
……

 Au fin fond de la forêt, le propriétaire de l’agenda a enfoncé un couteau dans le ventre d’une femme appelée Nanami Mizuguchi.
 Son corps se décomposait dans l’agenda. Avec des caractères minuscules, la manière dont il a prélevé ses yeux et la couleur de son ovale étaient décrites.
 Et Nanami Mizuguchi a été abandonné dans la forêt.
« Avais-tu déjà entendu le nom de Nanami Mizuguchi ? », m’a demandé Morino. J’ai secoué la tête.
 La découverte du cadavre de Nanami Mizuguchi n’avait pas encore été diffusée.


2

 J’ai connu pour la première fois Morino lorsque je suis entré en première année et qu’on s’est retrouvé dans la même classe. Au début, je me suis dit qu’il y avait quelqu’un comme moi qui vivait isolément sans parler aux autres. Pendant les pauses, même quand elle marchait dans le couloir, elle évitait toujours les gens. En bref, elle voulait être toute seule.
 Dans cette classe, seuls Morino et moi nous comportions de cette manière. Cependant, je ne jetais pas de regard froid vers mes camarades qui bavardaient joyeusement. Dans mon cas, je répondais si on m’adressait la parole, je plaisantais éventuellement pour avoir une bonne relation humaine. Je faisais le minimum pour mener une vie ordinaire.
 Mais tout cela était superficiel. La plupart des sourires que j’adressais à mes camarades étaient des mensonges. Lorsque nous avons parlé pour la première fois, Morino a deviné ma véritable nature.
« Pourrais-tu me dire comment sourire de cette manière ? »
 Après les cours, debout devant moi, Morino me l’a dit sans aucune expression. Dans le fond de son cœur, elle se moquait sans doute de moi. C’était vers la fin du mai.
 Depuis lors, nous nous parlions de temps en temps.
 Morino ne portait que des vêtements noirs. De ses longs cheveux droits jusqu’à la pointe des pieds, elle était couverte d’un noir obscur. A l’inverse, sa peau était plus blanche que n’importe qui que j’avais vu dans ma vie, et ses mains ressemblaient à de la céramique. Il y avait un grain de beauté sous son œil gauche, il lui donnait une apparence mystérieuse comme le maquillage d’un clown.
 Ses expressions faciales étaient moins variantes que les gens ordinaires, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’en avait pas. Par exemple, elle lisait avec plaisir un livre sur un meurtrier qui a assassiné cinquante-deux femmes et enfants en Russie. Ce n’était pas le visage pâle qui donnait envie de mourir lorsqu’elle se trouvait dans le brouhaha de ses camarades. Ses yeux brillaient.
 Je n’ai pas d’expressions uniquement quand je parle avec Morino. Si je faisais la même chose avec quelqu’un d’autre, il se demanderait sans doute pourquoi je ne souriais pas. Quand elle est mon interlocutrice, je suis pardonné.
 Probablement pour la même raison, elle m’a choisi comme interlocuteur quand elle s’ennuyait.
 Nous n’aimions pas attirer l’attention des gens. Dans la salle de cours, nous vivions tranquillement en nous cachant sous la jovialité de nos camarades.
 Les vacances de l’été sont ensuite arrivées. C’est ainsi que j’ai lu cet agenda maintenant.

 Le lendemain de la rentrée, après que nous nous sommes vus à la gare, nous avons pris le train qui allait jusqu’au pied du mont S.
 C’était la première fois que nous nous sommes vus en dehors de l’école et que Morino  portait d’autres vêtements que son uniforme. Elle portait des vêtements d’une couleur sombre comme je l’avais imaginé. Elle pensait sans doute la même chose. Son regard me le disait.
 Le train était tranquille, loin d’être bondé. Sans parler, nous avons fait tous les deux la lecture. Elle lisait un livre sur les mauvais traitements sur les enfants. Quant à moi, je lisais un livre qu’a écrit la famille de l’auteur d’un crime juvénile.
 Nous sommes descendus sur le quai, et nous avons demandé à la vieille dame d’un tabac devant la gare combien de restaurants de soba il y avait aux alentours du mont S. Nous avons su qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’était pas très loin d’ici. Après quoi, Morino a fait un commentaire exact.
« Les tabacs tuent beaucoup de monde, mais les distributeurs automatiques de tabacs enlèvent le travail à la vieille et la tue. »
 Il semblait qu’elle n’attendait pas de réponse spirituelle, alors je l’ai ignorée.
 Nous avons marché sur le bord du chemin jusqu’au restaurant de soba. Le chemin montait et courbait en allongeant le côté de la montagne.
 Le restaurant de soba se trouvait dans la rue marchande au pied du mont S. Elle était déserte, l’ambiance y était triste avec peu de gens et de voitures. Il n’y avait aucune voiture sur le parking du restaurant, mais il paraissait quand même ouvert. Il y avait une enseigne qui disait qu’il était ouvert. Nous y sommes entrés.
« L’auteur du crime et Nanami Mizuguchi se sont rencontrés ici »
 Morino a promené ses yeux comme une touriste.
 « Pardon. Nous sommes encore sur l’hypothèse qu’ils se soient rencontrés ici. Puisque nous sommes venus pour vérifier si c’est vrai. »
 Je lisais l’agenda en l’ignorant.
 Il était écrit avec un stylo à bille bleue.
 Avant les noms de montagnes, il était marqué , , et ×. Vu que les montagnes dans lesquelles les trois victimes étaient abandonnées étaient marquées avec , j’ai présumé que l’auteur énumérait des montagnes convenables pour jeter des cadavres.
 Toutefois rien n’indiquait le propriétaire de l’agenda.
 Nous n’avions aucune intention de donner l’agenda à la police. Même si nous ne faisions rien, le tueur serait arrêté tôt ou tard.
 Si nous montrions l’agenda à la police, il serait sans doute arrêté plus tôt. Le nombre total des victimes serait réduit. En vrai, nous avions l’obligation de le lui donner.
 Malheureusement, nous n’éprouvions aucun mal à faire semblant de ne pas avoir ramassé cet agenda. Nous étions des lycéens terriblement froids comme des reptiles.
« S’il y avait eu une quatrième victime, ce serait à cause de nous, ai-je dit.
 - C’est regrettable. »
  Nous avons dit cela en mangeant des soba. Elle n’avait pas l’air de penser que ce serait ‘’regrettable’’. Il semblait qu’elle ne s’intéressait qu’aux sobas à ce moment-là. Sa façon de le dire était négligente.
 Au restaurant de soba, nous avons demandé où se trouvait le sanctuaire.
 Morino regardait l’agenda en marchant. Elle effleurait à plusieurs reprises la couverture, elle touchait l’endroit où l’auteur devait avoir mis ses doigts. Par ce geste, j’ai compris qu’elle avait de la déférence pour le tueur.
 Moi aussi, je partageais un peu ce sentiment. Je savais que c’était inconvenant. Le meurtrier était sans conteste une personne qui devait subir des châtiments. Il ne fallait pas le considérer comme si c’était un révolutionnaire ou un artiste.
 En même temps, je savais aussi qu’il y avait des gens spécifiques qui admiraient les meurtriers célèbres. Je comprenais déjà bien qu’il ne fallait pas être comme eux.
 Mais nous étions épris de l’atrocité qu’avait commise le propriétaire de cet agenda. À un instant, il avait franchi une frontière de la vie quotidienne : en foulant la dignité de l’homme, il a complètement détruit des corps humains.
 Ce fait nous séduisait irrésistiblement comme si nous étions attirés dans un cauchemar.
 Pour nous rendre au sanctuaire, il fallait d’abord marcher du restaurant vers le sommet. Nous devions ensuite monter un long escalier.
 Nous éprouvions une colère presque absurde lorsque nous devions bouger nos corps. Si bien qu’aucun d’entre nous n’aimions l’escalier ou la pente.
 Quand nous sommes arrivés au sanctuaire, nous étions fatigués. Assis sur une stèle dans l’enceinte, nous nous sommes reposés un moment. Les branches des arbres s’élevaient haut ; la lumière du soleil de l’été s’écoulait à travers les feuilles.
 Côte à côte, nous avons écouté les chants des cigales qui retentissaient au-dessus de nos têtes. Morino avait quelques gouttes de sueurs sur son front.
 Au bout du moment, elle s’est levée en essuyant sa sueur. Nous avons commencé la recherche du cadavre de Nanami Mizuguchi.
« L’auteur et Nanami Mizuguchi ont sans doute marché ici ensemble », a dit Morino à côté de moi.
 Nous nous sommes dirigés vers la forêt à travers le fond du sanctuaire.
 Nous ne savions pas combien de temps et dans quelle direction le tueur et la victime avaient marché, si bien que nous devions chercher sans aucun indice.
 Une heure s’est écoulée pendant que nous tâtonnions.
 Morino, qui avait avancé dans une autre direction après m’avoir dit « Peut-être que c’est là-bas », m’a appelé par mon nom d’un endroit un peu distant.
 Je suis allé dans la direction de sa voix. En dessous d’une falaise, j’ai trouvé son dos. Elle se tenait debout les bras pendus. Je l’ai rejoint et j’ai aussi regardé ce qu’elle observait.
 Nanami Mizuguchi était là.
 Entre la forêt et la falaise, sous l’ombre d’un grand arbre, elle était assise nue dans la pénombre de l’été.
 Ses reins sur le sol, elle était adossée contre le tronc du grand arbre. Ses bras et ses jambes s’allongeaient sans forces.
 Il manquait le dessus de son cou.
 Sa tête se trouvait dans son ventre fendu.
 Ses globes oculaires étaient prélevés. Ils se trouvaient sur ses deux mains.
 De la boue remplissait ses orbites vides. Sa bouche était aussi remplie de terre.
 Sur le tronc de l’arbre contre lequel elle se laissait, quelque chose était enroulé. C’était une chose qui avait jadis été dans le ventre de Nanami Mizuguchi.
 Les traces du sang de couleur noire restaient sur la terre.
 Ses vêtements étaient jetés dans un endroit un peu écarté.
 Debout devant elle, nous l’avons regardée tranquillement.
 Nous ne pouvions rien dire.
 Nous contemplions silencieusement le cadavre.

 Le lendemain, Morino a envoyé un mail à mon portable.
« Rends-moi l’agenda. »
 Ses mails étaient toujours sommaires et courts. Il n’y avait rien de superflu. Pour la même raison, elle éprouvait une haine profonde envers les porte-clefs.
 J’avais apporté l’agenda chez moi. Lorsque nous avions quitté l’endroit où était Nanami Mizuguchi, je ne le lui avais pas rendu. 
 Sidérée de ce qu’elle avait vue, elle regardait loin dans le train.
 Quand nous avons quitté ce lieu, elle avait ramassé les vêtements de Nanami Mizuguchi et les avais mis dans son sac. Ces habits étaient presque tous déchirés, mais le chapeau, le sac et son contenu étaient intacts.
 Dans le sac de Nanami Mizuguchi, il y avait du maquillage, son portefeuille, son mouchoir etc. Dans le train du retour, nous les avons contemplés.
 Sa carte d’étudiante nous a permis de savoir que c’était une lycéenne qui habitait dans une préfecture voisine. Il y avait aussi un agenda pour coller des photos avec ses amis dessus. Nous avons su à quoi elle ressemblait grâce à sa carte d’étudiante et ces photos.
 Nanami Mizuguchi et ses amis riaient sur les petites photos autocollantes.
 L’après-midi du même jour où j’ai reçu ce mail, j’ai vu Morino dans un MacDonald devant la gare.
 Contrairement à son habitude, les habits de Morino n’étaient pas d’une couleur sombre. Pour cette raison, je ne l’ai pas reconnue à première vue. Comme son chapeau était le même que celui qu’elle avait ramassé à côté du cadavre de Nanami Mizuguchi, j’ai compris qu’elle portait exprès des vêtements similaires aux siens.
 Sa coiffure et son maquillage étaient pareils que ceux de Nanami Mizuguchi sur les petites photos autocollantes. Morino avait sans doute cherché des vêtements semblables vu que ceux qu’elle avait ramassés étaient déchirés.
 En recevant l’agenda, elle avait l’air très joyeuse.
 Je lui ai demandé :
« Tu vas informer à la famille de Mademoiselle Mizuguchi qu’il y a son cadavre dans la forêt ? »
 Après avoir réfléchi un certain moment, elle m’a déclaré qu’elle ne ferait rien.
« Quand la police la découvrira ? »
 Avec les habits semblables à ceux de Nanami Mizuguchi quand elle était vivante, elle a parlé de sa mort.
 Que fait la famille de la victime ? Sont-ils paniqués par la disparition de leur fille? Avait-elle un petit ami ? Avait-elle de bonnes notes à l’école ?
 Morino était un peu différente par rapport à d’habitude. Pendant que nous causions, sa manière de parler et ses gestes s’éloignaient de ceux qu’elle avait habituellement. Elle se souciait de la coupe de sa frange, ou elle parlait de l’apparence du couple assis au loin. C’étaient des actes que Morino n’avait jamais montrés auparavant.
 Je n’avais jamais connu Nanami Mizuguchi. Mais en regardant Morino, j’avais l’impression qu’elle lui ressemblait quand elle était vivante.
 Le coude sur la table, Morino avait l’air joyeuse. Elle avait déposé le sac qui avait jadis appartenu à Nanami Mizuguchi à ses côtés. Sur la fermeture éclair, il y avait le porte-clef d’un personnage d’animé quelconque.
« Tu vas passer tes journées comme ça ?
- Oui. C’est intéressant, n’est-ce pas ? »
 C’était le jeu d’imitation de Morino. De surcroît, elle ne s’amusait pas seulement à imiter sa façon de rire, de se soucier de ses cils en regardant le miroir comme une lycéenne ordinaire. Il me semblait que la racine de Morino avait été érodée par Nanami Mizuguchi.
 Quand nous sommes sortis du MacDonald, Morino m’a naturellement donné la main. Elle-même ne s’en rendait pas compte. Elle n’a pas arrêté jusqu’à ce que je le lui dise.
 Peut-être que celle qui prenait ma main était Nanami Mizuguchi morte.
 Nous nous sommes dit au revoir devant la gare. Dès que je suis rentré chez moi, j’ai allumé la télé.
 L’actualité traitait de la série de meurtres sexuels.
 Elle parlait de la première et de la deuxième victime. Ce n’était que des informations qui avaient déjà été apportées, il n’y avait rien de nouveau.
 Le nom de Nanami Mizuguchi n’a jamais été cité.
 La vidéo dans laquelle des amis et la famille de la deuxième victime se montraient chagrinés était diffusée.
 Les photos agrandies des deux victimes ont été affichées sur l’écran……
 Je me suis souvenu de Morino et j’ai eu un mauvais pressentiment. Mais c’était peu probable que ce qui m’a traversé l’esprit se réalise. J’ai nié mes propres idées.
 La coiffure et les vêtements des deux victimes ressemblaient à ceux de Nanami Mizuguchi.
 En bref, maintenant Morino était devenue la personne typique que le meurtrier convoitait.


3

 Trois jours après que je l’ai vue au MacDonald, mon portable a sonné, ce qui signifiait que le mail de quelqu’un était arrivé. 
 C’était le mail de Morino.
« Au secours »
Ce message si sommaire s’affichait sur l’écran.
 Je lui ai répondu : « Qu’y a-t-il ? »
 J’ai attendu un long moment, mais je n’ai reçu aucune réponse.
 J’ai essayé de l’appeler mais elle n’a pas décroché. Son portable était sans doute éteint ou détruit.
 Le soir, j’ai téléphoné chez Morino. Avant elle m’avait donné le numéro de sa maison. Ce n’est pas parce qu’elle avait pensé à la possibilité que je l’appelle. C’est parce qu’elle disait qu’un calembour faisait de son numéro une phrase folle. À ce moment-là, je l’avais appris par cœur.
 Celle qui a décroché était sa mère. C’était une personne qui bredouillait d’une voix aigüe.
 Je lui ai dit que j’étais son camarade et que notre professeur m’avait demandé de lui dire une chose.
 Morino n’était pas rentrée chez elle.
 Je croyais que rien ne lui arriverait.
 Comme ce qui était écrit dans le cahier était vrai, c’était aussi vrai que le meurtrier était dans le même café qu’elle. Ce n’était pas impossible que le meurtrier la voie dans la ville par hasard. S’il la voyait, il se demanderait peut-être pourquoi il y avait une femme qui s’habillait de la même manière que Nanami Mizuguchi qu’il avait tuée il y a quelques jours. Et il se pourrait qu’il soit ému.
 Cependant, la possibilité selon laquelle le meurtrier cible Morino était quand même faible, parce que les filles avec des habits similaires courent les rues.
 S’il y avait une preuve qui rendait cette possibilité vraisemblable, c’est que Morino et le criminel pouvaient vivre dans le même quartier de la ville. Ils étaient tous les deux dans le même café. S’il n’était pas venu dans une ville lointaine par hasard ce jour-là, il se pouvait qu’il voie Morino dans sa vie quotidienne. Enfin, c’était probable qu’ils se rencontrent.
 J’ai réfléchi cette nuit.
 Peut-être que Morino était déjà morte. Son cadavre était sans doute déjà jeté quelque part dans une montagne.
 J’ai dormi en l’imaginant.

 Le lendemain, j’ai téléphoné à nouveau chez elle.
 Elle n’était toujours pas rentrée. Selon sa mère, c’était la première fois qu’elle avait passé une nuit quelque part sans la prévenir. Elle s’inquiétait pour sa fille.
« Au fait, vous êtes son petit ami ? », m’a dit la mère de Morino à l’autre bout de la ligne.
« Non, je ne le suis pas.
- Vous n’avez pas besoin de cacher. Je le sais, moi. »
 La mère de Morino ne se doutait pas que je sois son copain. Elle m’a dit que sa fille n’avait presque pas d’ami, et que c’était la première fois depuis qu’elle était écolière qu’un camarade l’appelait.
« Récemment, elle portait des vêtements de couleur plus claire, et j’étais sûre qu’elle avait un petit ami. »
 Je me suis inquiété pour le prix de la communication.
« N’y a-t-il pas de petit cahier marron dans sa chambre ? »
 La mère l’a cherché tout de suite. Un petit moment, j’ai éloigné le combiné et je me suis tu. Au bout d’un moment, j’ai entendu à nouveau sa voix.
« Il y en a un sur sa table. Peut-être parlez-vous de cela ? »
 Il semblait que Morino ne portait pas le cahier sur elle, pourtant j’avais aussi pensé à la possibilité selon laquelle le meurtrier l’avait attaquée pendant qu’elle ouvrait le cahier dehors.
 Je lui ai demandé son adresse en disant que je souhaitais récupérer le cahier.
 Après avoir raccroché, je me suis dirigé vers les Morino. Je savais qu’elle habitait dans un endroit non loin de la gare, mais c’était la première fois que j’allais chez elle.
 L’adresse indiquait le deuxième étage d’un appartement derrière la gare.
 Dès que j’ai sonné, une femme a ouvert la porte en répondant de la même voix qu’au téléphone. C’était sans aucun doute la mère de Morino.
« Bienvenue. »
 Avec un apron, elle semblait être une femme de foyer ordinaire. Comme sa personnalité était complètement décalée de celle de Morino, je me suis demandé comment une mère comme elle peut engendrer une telle fille.
 Elle m’a proposé d’entrer dans la maison, mais j’ai refusé poliment. Je n’avais pas d’autre intention que de recevoir l’agenda au seuil.
 Aussitôt que je lui en ai parlé, il semblait qu’elle l’avait déjà préparé et elle me l’a apporté immédiatement. En le recevant, je lui ai demandé si elle l’avait lu. Elle a secoué longuement la tête.
« J’avais la flemme de lire de petits caractères. »
 Il semblait qu’elle s’intéressait plus à moi qu’au cahier.
« J’ai compris pourquoi elle a commencé à aller à l’école dès sa première année. »
 Elle m’a dit que Morino n’allait pas à l’école quand elle était en deuxième année sous prétexte que c’était ennuyant. Je l’ai su pour la première fois. Son centre d’intérêt était effectivement particulier, et de plus, elle était trop maladroite pour s’intégrer à la classe. Cela me semblait plutôt logique.
 Je lui ai demandé quand elle avait vu sa fille pour la dernière fois.
« Je crois que c’était hier, vers midi passé. Je l’ai vue sortir de la maison.
- Savez-vous où elle allait ? »
 Sa mère a secoué la tête.
« Vous pouvez chercher ma fille ? », m’a-t-elle demandé quand je quittais le seuil.
 J’ai hoché la tête.
 Mais elle n’est sans doute plus vivante, ai-je ajouté. Elle l’a pris pour une plaisanterie et a ri.

 En marchant dans la direction de la gare, j’ai ouvert la page où étaient énumérés des noms de montagnes.
 C’était la liste de montagnes où le meurtrier pensait y jeter des cadavres. Les montagnes marquées avec étaient celles qu’il trouvait particulièrement préférables pour les jeter. Au total, il y avait quatre montagnes avec , et c’étaient les endroits où les cadavres des victimes avaient été découverts.
 Parmi les quatre avec , il avait déjà jeté des cadavres sur les trois. Ça veut dire que Morino était sans doute amenée à la dernière.
 C’était le mont N.
 J’ai demandé quel train il fallait prendre pour aller au mont N à un employé de la gare, puis j’ai acheté un ticket.
 Je suis descendu du train à la station la plus proche, ensuite j’ai dû prendre un bus. Au pied de la montagne, il y avait des vignobles. J’ai vu plusieurs fois des affiches de cueillette de raisins par la fenêtre du bus.
 Si on allait à la montagne en voiture, où on jetterait un cadavre ? J’ai imaginé que le rituel du meurtre s’effectuait dans un endroit profond où personne n’entendrait des cris. Je n’avais aucune idée d’où ça pouvait être.
 Il n’y avait que le chauffeur et moi dans le bus. En regardant le carte de lignes et en parlant avec le chauffeur, j’ai imaginé les endroits où le criminel pouvait se rendre.
 D’après le chauffeur, si on allait au mont N d’où Morino et moi habitions, la plupart de voitures traverseraient la route qui passait le côté est du mont N. Il n’y avait que peu de routes qui entraient dans la montagne, si bien que c’était le seul moyen pour y aller depuis notre ville.
 Si le meurtrier était venu au mont N avec Morino, il aurait certainement passé cette route. Le chauffeur m’a dit que le chemin que le bus roulait à ce moment-là était exactement celui dont il me parlait.
 Je suis descendu du bus à un arrêt. Si on allait à la montagne en voiture, un chemin large durait jusqu’au sommet. Cet arrêt en était le plus proche.
 J’ai marché vers le sommet. Le chemin était en asphalte, mais je ne croisais presque aucune voiture. Il y avait plusieurs sentiers qui duraient jusqu’au fin fond de la forêt. Le meurtrier et Morino auraient pu entrer dans un de ces sentiers.
 La pente devenait de plus en plus abrupte. La ville que j’ai pu voir à travers les arbres était petite et floue.
 Je suis arrivé près du sommet facilement. Il y avait un petit parking et un bâtiment qui était sans doute un belvédère. Les voitures ne pouvaient plus avancer depuis cet endroit. Comme peu de temps ne s’était que passé depuis que j’avais commencé à marcher, je n’étais pas encore fatigué.
 J’ai cherché le cadavre de Morino.
 J’ai marché sur un chemin entre des arbres, j’ai aussi entré dans des sentiers que j’avais vus tout à l’heure.
 Le ciel était gris et la forêt sombrait dans la pénombre. À travers les branches qui s’enchevêtraient, j’ai vu l’enchaînement d’autres arbres.
 Il n’y avait pas de vent. Les cris de cigales se faisaient entendre aux alentours.
 Le mont N était trop vaste pour chercher un cadavre démembré. Finalement, j’ai jugé que c’était impossible de retrouver Morino.
 Quand je suis revenu à l’arrêt de bus, j’étais épuisé et trempé de sueur.
 À côté de la route sur laquelle le bus était passé, quelques maisons étaient éparpillées. Il y en avait aussi une près du chemin qui durait au sommet. J’ai demandé à un vieillard qui était dans le jardin si une voiture ne s’était pas passée la veille. Il a secoué la tête. Après quoi, il a appelé sa famille et leur a posé la même question, mais ils n’avaient pas vu de voiture.
 Dans quelle situation, Morino m’a-t-elle envoyé un mail hier ?
 A-t-elle été enlevée de force par l’auteur du crime ?
 Je pense qu’elle n’est pas aussi sotte qu’elle se fait kidnapper facilement.
 Ou est-ce trop de penser qu’elle a été capturée par le meurtrier ?
 Je me suis assis près de l’arrêt et j’ai relu l’agenda. Je n’étais pas suffisamment doué pour analyser la psychologie du meurtrier à travers la simple description du meurtre des trois victimes.
 De la sueur est tombée dessus et de l’encre s’est diluée. Une partie de phrases est devenue illisible. Il semblait que le criminel avait utilisé de l’encre soluble dans l’eau.
 D’abord, où avait-il écrit tout cela dans cet agenda ? Juste après le meurtre ou dans sa voiture ou chez lui ? Je ne pense pas qu’il ait écrit peu après le meurtre. Il a dû écrire en se souvenant de son acte, avec plein d’imagination.
 Je me suis levé car le bus est arrivé. J’ai regardé ma montre bracelet. Environ trois heures étaient passées depuis midi. J’ai ainsi descendu la montagne.
 C’était possible que le criminel n’ait pas encore tué Morino et qu’il la séquestrait chez lui. Pour le vérifier, on ne pouvait que lui demander directement.
 S’il l’a déjà assassinée, il fallait que je lui demande où il a jeté son cadavre.
 Je voulais absolument le regarder.
 En tous cas, je devais d’abord descendre le mont N et voir le criminel. Je n’y éprouvais aucune hésitation. 


4

 Le café que Morino semblait fréquenter se trouvait dans un endroit éloigné du quartier animé, devant la gare. Je savais où il se situait, mais c’était la première fois que j’y suis entré.
 Comme on m’avait dit, l’intérieur était éclairé faiblement et une lueur agréable y régnait. Une musique douce coulait et elle se fondait tranquillement dans l’atmosphère.
 Je me suis mis au comptoir.
 Au fond du café, il y avait une plaque qui indiquait les toilettes. J’y ai jeté un coup d’œil. Morino m’avait dit qu’elle avait trouvé l’agenda à cet endroit.
 Il y avait un client à part moi. C’était une jeune femme vêtue d’un tailleur. Elle lisait un magazine en buvant du café à côté de la fenêtre.
  Lorsque le patron est venu vers moi pour prendre une commande, je lui ai demandé :
« La personne là-bas, elle vient souvent ici ? »
 Il a hoché la tête, puis la tête inclinée, il m’a demandé pourquoi je lui posais cette question.
« Non, rien……Au fait, vous voudriez bien me serrer la main?
- Vous serrer la main ? Pourquoi ?
- Juste pour me souvenir…… »
 C’était un homme qui avait l’air sincère. Il n’était pas jeune, mais il n’était pas entre deux âges non plus. Le teint de sa peau était blanc, il portait un T-shirt noir que l’on pouvait trouver partout.
 Il avait soigneusement rasé se barbe.
 Au début, il semblait qu’il me prenait pour quelqu’un d’étrange. Peut-être que j’ai trop regardé ses yeux.
 Le café que j’ai commandé est arrivé en un peu de temps.
« Je suis l’ami d’une fille qui s’appelle Morino. Vous la connaissez, n’est-ce pas ?
- Elle vient souvent ici. »
 Je lui ai demandé si elle était encore vivante.
 Le patron est resté pétrifié.
 Puis il a lentement déposé une tasse de café sur la table et m’a dévisagé.
 Ses yeux se sont troublés et sont devenus noirs comme des tous dénués de lumière.
 Je croyais toujours que la possibilité selon laquelle cet homme était l’auteur du crime était plus probable qu’un client quelconque. À ce moment-là, j’ai compris que j’avais raison.
« ……De quoi tu parles ? »
 Il a fait semblant de l’ignorer.
 Je lui ai montré l’agenda. Aussitôt qu’il l’a vu, un sourire s’est esquissé sur ses lèvres. Une canine aiguë et blanche s’est montrée.
« C’est un agenda que Mademoiselle Morino a ramassé il y a quelques jours. »
 Je l’ai pris dans ma main et tourné quelques pages.
« Comment vous avez su que c’était à moi ? 
- C’était presque un pari. »
 Je lui ai expliqué que j’étais allé chercher le cadavre de Morino dans le mont N et ce que j’avais pensé à ce moment-là.

 Que pensera le meurtrier ?
 J’ai commencé par imaginer le criminel qui avait fait tomber cet agenda.
 Dans quel but avait-il écrit ? Pour se souvenir ? Pour ne pas oublier ? J’imagine qu’il l’avait lu encore et encore, submergé dans sa mémoire.
 Donc, c’était évident qu’il s’était rendu compte de l’avoir perdu.
 D’ailleurs, où l’avait-il mis ? Normalement, il aurait dû le mettre dans une poche ou dans son sac. Mais comme il l’avait fait tomber, il se peut qu’il l’eût mis dans une poche. Il s’est lavé les mains dans les toilettes et au moment où il a essayé de sortir un mouchoir, le cahier est peut-être tombé.
 Alors, quand s’en est-il rendu compte ? Après une dizaine de minutes ? Ou plusieurs heures……? Au moins, il a dû s’en rendre compte dans la journée.
 Ensuite, il a dû se rappeler quand il l’avait ouvert pour la dernière fois. Il a dû penser qu’il l’avait perdu à un moment donné depuis lors. En bref, c’était son travail de déterminer l’endroit où il aurait pu perdre l’agenda, en se souvenant des lieux où il s’était rendu ce jour-là.
 Et c’est juste mon avis personnel, mais il a sans doute pensé qu’il l’avait perdu dans une certaine zone parce qu’il voulait le regarder régulièrement. Chaque fois que des idées noires s’introduisaient dans sa tête, il voulait le lire pour apaiser ses sentiments. Les moments où il avait vérifié son agenda lui ont permis de déterminer le temps et l’endroit.
 Par la suite, il l’aurait recherché. Il aurait regardé le sol pour voir s’il n’y était pas.
 Mais il n’a pas réussi à le retrouver.
 À ce moment-là, il aurait pensé ainsi : quelqu’un a ramassé mon agenda.
 C’était un problème si quelqu’un le lisait. La police trouverait la troisième victime bientôt. Si c’était tout, ce ne serait pas grave. Le problème, c’est qu’on pourrait prendre ses empreintes digitales et qu’on connaîtrait également son écriture.
 Si j’avais été à sa place, comment aurais-je réagi ?
 J’aurais prolongé le quatrième crime.
 Il se pouvait que la police menât une enquête aux alentours car j’avais perdu mon agenda dans le quartier où j’ai mes habitudes. La police aurait pensé que l’auteur du crime était dans les environs. Ce serait mieux que je reste calme.
 Mais même quelques jours plus tard, le cadavre de la troisième victime, Nanami Mizuguchi n’a pas été découvert. Car Morino et moi, nous n’avions pas donné l’agenda à la police.
 Le meurtrier aurait attendu l’actualité annonçant la découverte du cadavre. Si j’étais lui, je ne tuerais pas la quatrième victime jusqu’à ce que je sois certain.
 Malgré cela, Morino a disparu.
 J’ai d’abord exclu la possibilité selon laquelle sa disparition n’était qu’une plaisanterie, puis j’ai réfléchi sur la cause de ce désaccord.
 Si j’étais l’auteur, dans quelles situations tuerais-je la quatrième victime ?
  • ·       Quand je ne peux plus me retenir
  • ·    Si j’ai trop confiance en moi et si je me moque de la police qui ne pourra pas m’arrêter
  • ·       Si je m’en fiche que la police m’arrête
  • ·       Si je pense que personne n’a ramassé le cahier, que personne ne l’a lu.
  • ·       Quand la personne qui l’a ramassé n’a pas pris le contenu au sérieux
 Sinon ça pouvait être aussi quand je ne me suis pas rendu compte d’avoir perdu l’agenda. Tout était possible. Mais j’ai finalement misé sur une autre possibilité. Le meurtrier aurait pensé ainsi :
  •  L’agenda a été ramassé par quelqu’un, mais il ne pouvait pas le lire. Par conséquent, il ne l’a pas signalé à la police et le cadavre de Nanami Mizuguchi n’est pas encore découvert.
 En écoutant mon histoire, le patron du café hochait la tête l’air intéressé.
« Et pourquoi tu as pensé que j’en étais l’auteur ? »
 J’ai repris l’agenda de sa main et j’ai ouvert une page. Des caractères étaient dilués avec de la sueur et ils étaient devenus illisibles.
« Vous saviez que l’encre était soluble dans l’eau et que les caractères s’effaçaient si le carnet était mouillé. L’auteur a sans doute supposé qu’il l’ait fait tomber non pas dans le café mais dehors. Morino m’avait dit qu’elle l’avait trouvé lors d’une averse. Je me suis dit que l’auteur a pensé l’avoir perdu sous la pluie. »
 Normalement, si le criminel avait supposé qu’un client quelconque ait ramassé l’agenda, il aurait pensé que cette personne le donnerait à la police. Mais la nouvelle annonçant la découverte du cadavre de Nanami Mizuguchi n’a pas été diffusée.
 « J’ai donc supposé que l’auteur ait conclu qu’il l’avait perdu pendant l’averse. Si c’était le cas, l’agenda aurait été mouillé si bien qu’on n’aurait pas pu le lire. »
 Morino m’avait dit aussi que le patron était la seule personne qui était sortie dehors pendant l’averse ce jour-là.
 Dès que j’ai terminé mon hypothèse de la corde raide que j’avais conçue grâce à mon imagination, le patron a souri tendrement.
« En effet, je me suis dit que je l’ai perdu sous la pluie. »
 Mademoiselle Morino est chez moi, m’a-t-il dit.
 Le premier et le deuxième étage de ce café semblaient lui appartenir.
 Puis il a soigneusement mis l’agenda dans sa poche. Il a tourné les talons, il s’est dirigé vers la sortie et a ouvert la porte.
 Le ciel qui était gris tout à l’heure s’était dégagé maintenant. Le monde éclairé par le soleil de l’été était d’un blanc fort. C’était éblouissant à mes yeux qui s’étaient habitués à la pénombre du café. Le patron qui en est sorti s’est mis à marcher vers le boulevard, puis il a disparu dans la lumière.
 La femme qui semblait être une habituée s’est levée. Elle est allée à la caisse pour payer son addition. Après avoir promené ses yeux, elle m’a dit : « Où est le patron ? ». J’ai répondu en secouant la tête.

 L’escalier se trouvait en dehors du bâtiment. Pour aller au premier étage, il fallait sortir une fois.
 Morino était ligotée au deuxième étage. Elle s’habillait de la même manière que Nanami Mizuguchi. Les membres attachés, elle était en boule sur le tatami. Il semblait qu’elle n’a pas été agressée.
 Dès qu’elle m’a reconnu, elle a plissé ses paupières. C’était sa manière de sourire. Comme on avait mis une serviette dans sa bouche, elle n’arrivait pas à parler.
 Sitôt que j’ai enlevé la serviette, elle a expiré fortement.
« Le patron, il m’a demandé d’apporter un truc en faisant semblant qu’il s’était fait une fracture. Je me suis trouvée dans cet état sans m’en rendre compte »
 Défaire les cordes qui attachaient ses membres semblait compliqué. En la laissant telle quelle, j’ai regardé dans la pièce. J’ai compris que le patron semblait vivre tout seul.
 Il y avait un morceau de papier blanc sur la table. D’innombrables croix étaient dessinées dessus.
 Dans un tiroir étaient rangé un assortiment de couteaux. J’ai compris aisément que c’étaient des couteaux qu’il avait utilisés pour les meurtres. Dans l’agenda aussi, le mot couteau apparaissait plusieurs fois.
 Morino a crié en roulant. Elle m’a critiqué sur le fait que je ne la libérais pas.
 J’en ai choisi un couteau parmi l’assortiment, puis j’ai coupé les cordes.
« Il faut partir tout de suite. Sinon, le patron nous trouvera.
- Il ne viendra pas. »
 Il ne reviendrait pas dans ces environs. J’en étais sûr.
 C’était possible qu’il revienne pour nous tuer Morino et moi, mais pour une raison inconnue, je savais qu’il ne le ferait pas.
 J’avais l’impression que l’anormal et moi, nous nous comprenions l’un et l’autre pendant notre dialogue.
 S’il est parti du café tranquillement, c’est parce qu’il savait que je n’en parlerais à personne.
 Morino me regardait l’air intriguée car j’avais annoncé avec conviction qu’il ne reviendrait jamais. Elle s’est levée en arrangeant ses cheveux.
« J’ai seulement réussi à t’envoyer un mail, mais il s’en est rendu compte…….. »
 Son portable éteint était sur la table. Il y avait aussi le sac de Nanami Mizuguchi que Morino portait à ce moment-là. L’auteur n’avait-il pas réalisé que le sac de la troisième et de la quatrième victime potentielle était le même ? Ou a-t-il ciblé Morino car il s’en est rendu compte ?
 Il semble que Morino est resté couchée pendant une journée. Elle s’est dirigée vers l’escalier d’un pas chancelant.
 Quand nous quittions la pièce, j’ai jeté à nouveau un coup d’œil sur l’assortiment de couteaux et le papier sur la table. Je les ai pris comme souvenir. Quand la police qui a su la vérité ferait l’investigation dans cette pièce, elle serait gênée de ne pas trouver l’arme du crime. Mais ça ne me regardait pas.
 Au rez-de-chaussée, j’ai observé l’intérieur. Une musique tranquille flottait dans le café vide.
 J’ai retourné la plaque ’OPEN’’ pour mettre ‘’CLOSE’’.
 Derrière moi, Morino me regardait en caressant son poignet. Il y restait des traces de cordes.
« C’était affreux, a-t-elle murmuré. Je ne reviendrai jamais ici.
- Mais tu as eu la chance de rencontrer la personne que tu cherchais, pas vrai ? »
 Morino a incliné sa tête.
« La personne que je cherchais…… ? D’ailleurs, pourquoi le patron m’a fait ça ? »
 Elle ne s’était pas rendu compte que le patron était le meurtrier.
 J’ai regardé le papier blanc que j’avais apporté, puis j’ai contemplé les innombrables petites croix qui se dessinaient dessus.


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