Alors que je regardais un
album de reproductions de Francis Bacon à la bibliothèque, j’ai découvert un
morceau de papier. C’était le ticket d’emprunt de quelqu’un. Comme je
collectionne les tickets d’emprunt, j’étais content. C’est plutôt rare d’en
trouver dans des livres. Il était écrit dessus « T. Margot ». La date était d’il
y a deux ans, un jour d’octobre de 2016. Au dos, on avait écrit des chiffres :
« 24, 36, 60, 83, 91, 231, 234 ». Les cinq premiers numéros, c’est-à-dire, de
24 à 91, étaient rayés. Que signifient-ils ? J’ai réfléchi un long moment, mais
je n’ai trouvé aucune réponse.
Je
me suis demandé qui était cette T. Margot. Je pense que c’est une étudiante en
art ou en histoire de l'art, quelque chose de ce genre, puisqu’il me semble quand même que les
femmes qui prennent un album de reproductions de Francis Bacon son plutôt
particulières. Mais ce n’est qu’une vague impression. J’ai juste choisi la
possibilité qui m’a semblé la plus naturelle parmi les autres : T. Margot peut
être une femme au foyer, une coiffeuse, une banquière, une infirmière, une
professeure, une galeriste. De la même manière, je ne sais pas à quoi elle
ressemble. Est-elle grande ou petite ? Maigre ou obèse ? Porte-elle des
lunettes ou des lentilles ? A-t-elle un petit ami ou est-elle lesbienne ? Où
habite-elle ? Qu'est-ce qu'elle voit par la fenêtre de sa maison ? Une ruine ?
un champ ? Une gare ? Quel type de vêtements porte-elle ? Serait-elle contente
si je lui offrais des piercings ? Pourquoi ce devait-il être l'album de reproductions
de Francis Bacon et non celui de Vélasquez, du Greco ou de Balthus ?
Après tout, ce ne sont là que des questions
sans importance. La seule chose que j’espère, c’est que T. Margot, la nuit où
elle a emprunté cet album, a eu des cauchemars. J'espère que dans son rêve,
elle s'est trouvée dans l’univers de Francis Bacon, qu’elle était séquestrée dans
une vitrine obscure et que son visage se tordait de douleur comme dans le
portrait du pape Innocent dont le peintre était obsédé. J’espère qu’elle a
poussé encore et encore des cris muets, chaque fois que son corps s’est
tordu, pressé et meurtri par le pinceau de l’artiste, jusqu’à ce que l’on ne
puisse plus distinguer si ce sont les côtes d’un porc abattu ou les débris d'un
être humain.
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