lundi 12 mars 2018

T. Margot


 Alors que je regardais un album de reproductions de Francis Bacon à la bibliothèque, j’ai découvert un morceau de papier. C’était le ticket d’emprunt de quelqu’un. Comme je collectionne les tickets d’emprunt, j’étais content. C’est plutôt rare d’en trouver dans des livres. Il était écrit dessus « T. Margot ». La date était d’il y a deux ans, un jour d’octobre de 2016. Au dos, on avait écrit des chiffres : « 24, 36, 60, 83, 91, 231, 234 ». Les cinq premiers numéros, c’est-à-dire, de 24 à 91, étaient rayés. Que signifient-ils ? J’ai réfléchi un long moment, mais je n’ai trouvé aucune réponse.

 Je me suis demandé qui était cette T. Margot. Je pense que c’est une étudiante en art ou en histoire de l'art, quelque chose de ce genre, puisqu’il me semble quand même que les femmes qui prennent un album de reproductions de Francis Bacon son plutôt particulières. Mais ce n’est qu’une vague impression. J’ai juste choisi la possibilité qui m’a semblé la plus naturelle parmi les autres : T. Margot peut être une femme au foyer, une coiffeuse, une banquière, une infirmière, une professeure, une galeriste. De la même manière, je ne sais pas à quoi elle ressemble. Est-elle grande ou petite ? Maigre ou obèse ? Porte-elle des lunettes ou des lentilles ? A-t-elle un petit ami ou est-elle lesbienne ? Où habite-elle ? Qu'est-ce qu'elle voit par la fenêtre de sa maison ? Une ruine ? un champ ? Une gare ? Quel type de vêtements porte-elle ? Serait-elle contente si je lui offrais des piercings ? Pourquoi ce devait-il être l'album de reproductions de Francis Bacon et non celui de Vélasquez, du Greco ou de Balthus ?

 Après tout, ce ne sont là que des questions sans importance. La seule chose que j’espère, c’est que T. Margot, la nuit où elle a emprunté cet album, a eu des cauchemars. J'espère que dans son rêve, elle s'est trouvée dans l’univers de Francis Bacon, qu’elle était séquestrée dans une vitrine obscure et que son visage se tordait de douleur comme dans le portrait du pape Innocent dont le peintre était obsédé. J’espère qu’elle a poussé encore et encore des cris muets, chaque fois que son corps s’est tordu, pressé et meurtri par le pinceau de l’artiste, jusqu’à ce que l’on ne puisse plus distinguer si ce sont les côtes d’un porc abattu ou les débris d'un être humain.

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