Les pensées

 Aujourd’hui, j’ai prononcé deux mots. Comme il m’arrive de n’émettre aucun mot pendant des semaines, parfois des mois, je suis étonné du progrès remarquable de ma sociabilité, et j'en suis moi-même ému.

 Dans l’amphithéâtre, au moment où j’ai levé la tête, j’ai croisé le regard d’une personne avec qui j’ai parlé quelques fois. À cet instant, je pense qu’elle s’est demandé si elle allait me dire quelque chose, et enfin elle m’a dit ‘’salut’’ d’un air hésitant. À ce moment-là, un doute a surgi dans mon esprit. Est-ce vraiment à moi qu’elle a adressé ce ‘’salut’’ ? Ne l'a-t-elle pas adressé quelqu’un qui se trouvait derrière moi ? J’aurais pu me retourner pour vérifier, mais si je regardais derrière moi, ça prendrait du temps, si bien qu’il y aurait un décalage étrange entre nous. J’ai finalement misé sur la possibilité qu’elle m’ait adressé ce salut. Si ce n'était pas le cas, il se pourrait que je me comporte comme un fou qui parle tout seul. Je lui ai dit « Salut ». Elle a souri faiblement. Cependant, je me suis demandé : elle et moi, est-ce que nous nous sommes assez proches pour nous dire ‘’salut’’ ? Cette salutation n’est-elle est pas trop familière entre nous ? Selon mon manuel de français, ‘’salut’’ est une expression familière que l’on emploie entre amis, mais nous nous sommes évidemment pas des amis, puisque je ne sais rien d’elle, et vice versa. Tout ce que je sais sur elle, c’est son âge, son apparence physique et le fait qu’elle est dans la même classe que moi. Par exemple, si elle prenait la fuite après avoir commis un meurtre, et si la police venait chez moi pour me demander de la décrire, je pourrais leur fournir ces renseignements sans aucun problème. Je dirais même l'air bouleversé : « Pourtant elle n'avait pas l'air d'être le genre de personnes à commettre un crime si terrible...». En revanche, je ne sais rien de sa vie privée. Je ne connais pas la composition de sa famille, je ne connais pas ses passions, je ne connais pas le genre de musique et de livres qu’elle aime. Après tout, ce n’était qu’une personne avec qui j’avais parlé pendant un cours. Il me paraissait de plus en plus évident que ‘’salut’’ ne convenait pas en l’occurrence. Voilà, c’est ce que j’ai pensé en un clin d’œil. « Bonjour », ai-je tout de suite rectifié, puis je suis parti. Après avoir dit ‘’bonjour’’, j'ai pensé ainsi : c’est elle qui m’avait dit ‘’salut’’ la première. Alors, il n’y avait en réalité aucun inconvénient à lui dire ‘’salut’’, puisque c'est elle qui avait commencé. Au contraire, dire ‘’bonjour’’ après qu’elle avait dit ‘’salut’’ aurait pu lui donner l’impression erronée que j’étais quelqu’un de trop réservé. Toutefois c’était maintenant trop tard. Il était impossible de lui dire à nouveau ‘’salut’’ en lui expliquant ma pensée. J’ai jeté un coup d’œil sur elle. Elle parlait joyeusement avec ses amis. Elle avait l’air de m’avoir déjà oublié.